Le duc de Malborough, entretien avec Clément Oury

29 juin 2022

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Le duc de Malborough, entretien avec Clément Oury

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Commandant d’armée, diplomate, homme politique, général britannique à la tête de l’une des plus vastes coalitions européennes, adversaire redoutable du vieux roi Louis XIV, le duc de Marlborough est l’un des personnages les plus marquants du Royaume-Uni du XVIIe siècle. Un mythe raconté avec passion par Clément Oury.

Ancien élève de l’École des Chartes, docteur en histoire de l’université de Paris-Sorbonne, Clément Oury est directeur adjoint de la bibliothèque du Muséum national d’histoire naturelle. Spécialiste reconnu de l’histoire de la guerre sous l’Ancien Régime, il a notamment publié La guerre de Succession d’Espagne, qui a reçu le prix Guizot de l’Académie française. Il vient de publier une biographie du duc de Malborough, parue chez Perrin.

Entretien réalisé par Pétronille de Lestrade.

Sans le duc de Marlborough, le Royaume-Uni du XVIIe siècle aurait-il été la première puissance européenne ?

L’histoire contrefactuelle est un art difficile ! Il est toujours hasardeux d’imaginer ce qui se serait passé si tel événement n’avait pas eu lieu ou si tel « grand homme » n’avait pas existé. Mais résumons les faits : dans les années 1680, l’Angleterre est une puissance moyenne, dont la France cherche à faire un État satellite. En 1713, le Royaume-Uni (l’Union entre l’Angleterre et l’Écosse a eu lieu en 1707) est l’arbitre des puissances en Europe, et sa maîtrise des mers lui assure un rôle de premier plan. John Churchill joue un rôle à deux reprises. Tout d’abord, en 1688, il participe à la chute de Jacques II et à la « Glorieuse Révolution », qui fait sortir l’Angleterre de l’orbite française. Et surtout, pendant la guerre de Succession d’Espagne (1701-1714), il est le grand architecte des victoires contre Louis XIV. Comme général, car il vainc les troupes françaises à six reprises, avant d’envahir le nord de la France. Mais aussi comme ambassadeur, car il est le principal animateur de la Grande Alliance de La Haye, cette coalition d’une dizaine d’États européens réunis contre la France.

Bien entendu, le succès de l’Angleterre s’appuie sur des bases solides : son commerce, son remarquable système de crédit, sa capacité à fédérer l’hostilité à Louis XIV ; tandis que la France, elle, commence à être épuisée financièrement. Mais sans le talent militaire et diplomatique de Marlborough, ces avantages auraient-ils pu être aussi bien exploités ?

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Comment cet homme issu de la petite noblesse désargentée fait-il une telle ascension politique et militaire ?

Grâce à un savant cocktail de talent, de faveur et d’intrigue. Le jeune Churchill bénéficie du soutien du duc d’York, le futur roi Jacques II, qui le prend sous son aile à son arrivée à la cour – sans doute, car le duc est l’amant de sa sœur, Arabella Churchill. Mais ce sont les compétences militaires de John qui lui valent ensuite son ascension dans les années 1670. Comme l’Angleterre est alliée à la France, Churchill participe au siège de Maastricht puis sert sous les ordres de Turenne : Louis XIV lui-même lui propose le grade de colonel !

Churchill préfère continuer sa carrière aux côtés du duc d’York. Quand celui-ci devient roi, il le fait général. Mais en 1688, Churchill considère que ses perspectives d’avancement sont bloquées en raison de sa religion, puisqu’il est protestant et que Jacques II favorise les officiers catholiques. Il rejoint donc la Glorieuse Révolution, qui chasse Jacques au profit de Guillaume III. Mais le nouveau roi se méfie de lui, et l’envoie même un temps croupir à la tour de Londres. Le salut lui vient de son épouse, Sarah : elle est l’amie d’enfance de la fille de Jacques II, Anne Stuart. Quand cette dernière devient reine, en 1702, Marlborough accède aux plus hautes responsabilités politiques, diplomatiques et militaires. C’est alors qu’il peut déployer l’étendue de ses talents. Même s’il est un général de faveur, il s’avère l’un des meilleurs chefs de guerre de son temps, et même de tout l’Ancien Régime.

D’où vient sa disgrâce ?

Il y a plusieurs raisons. On a beaucoup insisté sur les intrigues de cour : Sarah Churchill, son épouse, se brouille avec la reine. On reproche aussi à Marlborough des malversations. Il est vrai qu’il s’est construit une fortune immense, et pas seulement avec ses revenus officiels ! À l’époque, la différence entre comptes publics et comptes privés est certes assez floue ; mais Marlborough est devenu beaucoup trop riche pour être honnête. La vraie raison, cependant, est politique. Churchill est perçu comme un « faucon », qui veut mener une guerre à outrance. Or, la reine et la population britanniques sont las de la guerre, et veulent y mettre un terme rapide. Fin 1711, même si c’est lui qui a remporté toutes les victoires qui assurent au Royaume-Uni une paix avantageuse, il est déchu de toutes ses charges et poursuivi en justice ; la paix est signée à peine plus d’un an plus tard.

 Pourquoi est-il un personnage aussi controversé par ses contemporains ?

Il a porté à des niveaux extrêmes ses talents comme ses défauts. Ce qui est difficile avec Marlborough, c’est qu’on ne sait jamais quels sont ses motifs véritables. On peut expliquer chacune de ses décisions par des raisons nobles ou tout à fait sordides. Par exemple, s’il trahit Jacques II en 1688, est-ce pour favoriser son avancement, ou parce qu’il craint sincèrement que ce roi n’établisse un régime absolutiste et catholique en Angleterre, sur le modèle de Louis XIV ? Dans les années 1710, veut-il faire perdurer la guerre de Succession d’Espagne par appât du gain, ou, car il pense que la continuation du conflit apportera une paix plus favorable à son pays ? Le duc est un homme secret : on sait ce qu’il a fait, pas pourquoi il l’a fait. Ses contemporains ont donc des opinions très contrastées à ce sujet, tout comme les historiens. Ainsi, Winston Churchill, son descendant, peut le considérer comme le héros britannique par excellence, tandis qu’Hippolyte Taine le juge « l’un des plus bas coquins de l’histoire ».

Quel a été le rôle de son épouse et de la reine Anne dans la construction de sa légende ?

Son épouse a un rôle essentiel dans sa vie : dans le couple formé par John et Sarah Churchill, chacun est sur un pied d’égalité – ce qui n’est pas dans les habitudes de l’époque. Il est vrai que leur union repose sur un mariage d’amour : là encore, un fait assez rare au sein de l’aristocratie anglaise du temps. Et pourtant, leurs opinions politiques divergent du tout au tout ! John est un conservateur (tory) modéré, Sarah une libérale (whig) intransigeante, presque républicaine ; John adore accumuler les titres et les honneurs, Sarah les méprise. Sarah a de grandes qualités : belle, intelligente, ambitieuse… mais elle est aussi sarcastique et d’une hauteur qui confine parfois au mépris. Cela explique qu’elle finisse, comme on l’a dit, par avoir de mauvaises relations avec la reine. Après avoir été un atout, Sarah devient une charge ; et la reine Anne n’hésite dès lors plus à sacrifier Marlborough sur l’autel de la paix.

On dit souvent que Winston Churchill était un nouveau Marlborough, qu’en pensez-vous ? Comment le duc de Marlborough est-il vu aujourd’hui au Royaume-Uni ?

Toute sa vie, Winston Churchill a été influencé par son ancêtre. Il est né à Blenheim Palace ; il avait d’excellentes relations avec son cousin, le neuvième duc de Marlborough, et surtout il en a écrit la plus monumentale biographie, parue en quatre volumes et plus de 2 000 pages, entre 1933 et 1938. Et de fait, leurs vies se ressemblent : les deux ont commencé dans l’armée, les deux ont oscillé entre les partis whigs et tories, les deux ont connu une traversée du désert (sous le règne de Guillaume III pour John et dans les années 1930 pour Winston), les deux ont joué un rôle majeur dans un conflit qui a décidé du sort de l’Europe et assez largement, du monde. Enfin, l’un comme l’autre ont été mal payés de leurs succès : disgrâce de Marlborough ou défaite électorale de Churchill à la fin de la Seconde Guerre mondiale.

Les Britanniques sont bien entendus très reconnaissants à Winston, mais ils n’ont pas oublié John. Il y a, outre-Manche, des dizaines de biographies du duc, et de nombreux ouvrages consacrés à ses batailles. La « Great Marlborough Street », à Londres, est là pour leur rappeler ses victoires… et il y a eu dans cette rue une manufacture de tabac qui a donné son nom à une marque de cigarettes bien connue. Le témoignage le plus monumental de la gloire du duc est toutefois le Blenheim Palace, dans les environs d’Oxford. Ce château gigantesque a été offert par le Parlement anglais au duc en reconnaissance de sa plus belle victoire (la bataille de Blenheim, en Bavière, en 1704). Elle appartient toujours à la famille Marlborough, et porte pour longtemps la mémoire des exploits de ce redoutable chef de guerre.

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