Kissinger, l’Ukraine et l’ordre du monde

10 juin 2022

Temps de lecture : 8 minutes

Photo : Henry Kissinger, ancien Secrétaire d'Etat des Etats-Unis C: Markus Schreiber/AP/SIPA

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Kissinger, l’Ukraine et l’ordre du monde

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Le 23 mai dernier, alors qu’il intervenait par visioconférence devant le Forum économique mondial, Henry Kissinger a fait entendre une voix discordante[1]. Le message principal de Kissinger n’est pas que l’Ukraine doive consentir à des concessions territoriales. Son propos vise à souligner l’urgence de la diplomatie dans un climat de surenchères.

À rebours de beaucoup de médias, si enclins à lire l’actualité internationale en termes manichéens, Kissinger a rappelé la nécessité, pour résoudre les conflits en cours, de considérer d’un œil rationnel les permanences de l’histoire et de substituer à la logique de l’escalade les exigences structurantes de la diplomatie.

En pleine cohérence avec les vues exposées dans l’article qu’il avait publié en 2014 lors de la première crise ukrainienne[2], où il soulignait que l’Ukraine, « pont » entre l’est et l’ouest, n’avait pas nécessairement à choisir entre l’une ou l’autre de ces polarités stratégiques, Kissinger en a appelé à l’ouverture de négociations qui permettent aux protagonistes de faire valoir leurs intérêts et à la Russie de retrouver, à terme, une place ou un rôle en Europe. Il a également encouragé les deux acteurs majeurs de la vie internationale que sont les États-Unis et la Chine à retrouver le chemin d’un dialogue structuré, conçu dans le souci permanent de garantir l’équilibre d’un monde désormais pluriel.

En soulignant la nécessité d’un retour à l’histoire et l’urgence de la diplomatie dans un monde en proie à des tensions multiples, Kissinger a donné de nouveau la preuve de la constance de sa pensée, exprimé les exigences et la portée de sa lecture des relations internationales, irréductibles aux modes comme à toute appropriation facile et que l’on peut qualifier, pour en synthétiser la formule, de réalisme historique. Se montrant animé, à l’orée de ses 99 ans, d’une irrésistible liberté intellectuelle, il a, dans le dialogue ainsi noué avec Klaus Schwab et avec Graham Allison, prenant en défaut l’opinion la plus courante, rappelé l’universel intérêt à privilégier, dans la conduite des relations internationales et pour garantir la paix globale, les fruits d’une rationalité concrète, adossée au temps long de l’histoire.

Réalisme historique

Aux yeux de Kissinger, tout d’abord, il paraît indéniable que le peuple ukrainien fait preuve actuellement d’héroïsme. Mais l’ardeur déployée dans les combats, d’où qu’elle vienne au demeurant, n’est certes pas suffisante pour résoudre la crise. Il indique ainsi qu’au regard de l’histoire et de la géographie, qui font de la Russie un garant de l’équilibre européen et de l’Ukraine une marche, un compromis diplomatique devra être trouvé, qui permette de rétablir la paix. Se référant à l’article qu’il avait publié en 2014, Kissinger considère que « l’objectif ultime » à privilégier en vue de la stabilité, même si le contexte actuel est différent, devrait être d’ériger l’Ukraine en « une sorte d’État neutre ». Il déplore, en effet, qu’au lieu de cela, ce pays soit devenu ou redevenu, si l’on se rappelle son histoire, une ligne de front entre des groupements de pays en Europe.

Cette solution négociée ne serait donc pas à chercher, selon lui, dans une forme d’escalade incontrôlée, qui aurait pour effet de rejeter la Russie dans le giron de la Chine. Une telle évolution ne manquerait évidemment pas de paraître contre-intuitive, dans la mesure où elle gripperait le mécanisme de balancier triangulaire, qui avait permis auparavant aux États-Unis de faire contrepoids aux ambitions de l’une de ces deux puissances en jouant de la relation construite avec l’autre.

L’objectif ainsi proposé par Kissinger, le retour négocié à un statu quo passant par la reconnaissance d’une Ukraine neutre, ne doit pas nécessairement être opposé à l’analyse qui avait été celle de Zbigniew Brzeziński dans Le Grand Échiquier[3]. Reprenant, pour étayer son propos, les catégories forgées par Halford Mackinder, pour qui l’hégémonie mondiale dépendait de la prédominance exercée sur le heartland qu’est l’Eurasie[4], Brzeziński voyait dans l’État ukrainien un important « pivot géopolitique », dont l’indépendance était de nature à contenir les ambitions impériales russes. L’on retient de son analyse la phrase fameuse : « Sans l’Ukraine, la Russie cesse d’être un empire eurasiatique.[5] »

La conséquence que Brzeziński en tire est qu’il convient de garantir l’indépendance de l’Ukraine de sorte que la Pologne ne devienne pas à son tour un pivot géopolitique à la frontière orientale de l’Europe unifiée.

En effet, la perspective ouverte par Kissinger, qui suit, certes, une méthode d’analyse différente de celle de Brzeziński et ne partage pas la vision du monde de ce dernier, n’inclut aucune remise en cause de l’indépendance de l’Ukraine : elle fait simplement de la diplomatie la clef devant permettre de rétablir un équilibre. Et si Brzeziński mettait en garde les États-Unis et l’Europe contre les appétits russes, pour empêcher qu’une hypothétique annexion de l’Ukraine n’eût pour conséquence de transformer la Pologne à son tour en « pivot géopolitique », Kissinger comprend qu’en sens inverse, l’intégration de l’Ukraine dans des alliances occidentales aboutirait, somme toute, à une situation équivalente, où, concrètement, la Russie et l’Occident se trouveraient en contact direct. La crainte de voir prochainement la Russie, dont les moyens sont limités, devenir, selon les termes de Brzeziński, un « empire eurasiatique » paraît bien disproportionnée par rapport au risque très réel que ferait courir à l’Europe et à l’Alliance atlantique un voisinage direct avec elle.

Il peut être supposé que le président Biden, qui a toujours manifesté une attention particulière pour l’Ukraine, voit dans le conflit armé dont cette dernière est le théâtre l’occasion immanquable d’affaiblir la Russie. C’est pour une telle raison géopolitique que les États-Unis et leurs alliés livrent à l’Ukraine un grand volume d’armes. L’Occident sous hégémonie américaine compte ainsi en finir avec les ambitions stratégiques de la Russie, en soumettant cette dernière à l’épreuve d’une dure attrition.

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Privilégier la diplomatie

Pour Kissinger, l’attrition décisive d’une puissance majeure dans une région instable, au risque de déclencher une guerre généralisée et cataclysmique, ne peut constituer un objectif en soi. Loin de survaloriser la géographie de Mackinder, le réalisme historique kissingérien se donne, lui, l’équilibre pour visée et privilégie la préservation de l’ordre mondial. Il met en balance les enjeux : une Ukraine du statu quo ante, indépendante mais neutre, lui semble préférable à une Ukraine totalement intégrée aux ensembles occidentaux, qui se trouveraient dès lors voisins d’une Russie humiliée en proie au ressentiment.

Se détournant de la tradition d’hostilité viscérale à la Russie que partagent nombre de ses compatriotes, Henry Kissinger affiche sa préférence pour la rationalité des diplomates et considère comme nécessaire que les protagonistes du conflit ukrainien engagent de sérieuses négociations dans un délai de « deux mois ».

Face à ce retour de l’état de guerre[6], Kissinger se fait le chantre de la diplomatie, seule apte à restaurer un équilibre. Pourquoi Henry Kissinger accorde-t-il une telle importance au concept d’équilibre ? Parce que l’équilibre appliqué aux relations internationales, comme il y insistait dans sa thèse sur le règlement diplomatique de la situation de l’Europe après la chute de Napoléon[7], est synonyme de paix globale dans un monde de plus en plus instable, caractérisé par la multiplication des acteurs et sous la menace nucléaire. L’équilibre ne passe pas, cependant, par une aliénation des intérêts de chaque puissance. L’intérêt national demeure le concept régulateur expliquant le comportement des entités souveraines sur la scène mondiale, mais il doit être concilié concrètement, par la diplomatie, avec les ambitions concurrentes des autres puissances.

Ainsi le concept d’intérêt national demeure-t-il sensiblement différent de la volonté de puissance, qui, décorrélée de la réalité plurielle du monde, peut obéir tragiquement à une motivation très abstraite. Comme le souligne Jeremi Suri dans son analyse de la diplomatie kissingérienne, l’intérêt national gît au cœur d’une véritable et essentielle « stratégie de la limite ».[8]

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Distinct de la pure volonté de puissance, l’intérêt national, comme un diamant à polir, doit être rigoureusement délimité et ajusté au regard des forces réelles dont on dispose et de la configuration de puissance dans laquelle l’action projetée doit s’insérer. Par sa définition très concrète, l’intérêt national se démarque nécessairement des revendications idéologiques, dont l’objet est par nature illimité et qui sont souvent agitées pour manipuler les masses.

En creux donc, le pari kissingérien, qui s’oppose en l’occurrence aux surenchères médiatiques, conduit à considérer que Vladimir Poutine, dont la politique est violente et peut être condamnée, ne serait pas pour autant animé d’une pure volonté de puissance et jouerait encore le jeu de l’intérêt national. Considéré indépendamment de la propagande qu’elle diffuse actuellement, le propos géopolitique de la puissance russe, tel que formulé au moins depuis le conflit géorgien d’août 2008, permettrait encore de la créditer d’une présomption de rationalité, même si cette rationalité s’oppose, il est vrai, à celle d’autres puissances. En un mot, les revendications russes seraient limitées et c’est cette limitation qui permet à Kissinger d’envisager la possibilité d’une solution diplomatique à court ou moyen terme.

Référence à l’histoire

La référence à l’histoire, si typique de la cliopolitique kissingérienne[9], qui place le conseiller de Richard Nixon dans la lignée de l’Historismus de Leopold von Ranke, semble conforter cette analyse, en vertu de laquelle il doit être considéré que la Russie fait partie de l’Europe, où elle doit jouer un rôle particulier, même si le conflit en cours paraît tracer les linéaments d’une autre géopolitique.

Ce rôle historique consisterait à permettre l’équilibre européen, à en être le catalyseur, comme ce fut le cas à la fin de l’épopée napoléonienne et dans les années suivantes, puis face à l’Allemagne avant 1939, enfin, dans la dernière phase de la Seconde Guerre mondiale. La clef d’interprétation de la crise actuelle nous serait ainsi donnée par l’histoire.

Par son propos, Henry Kissinger replace le conflit armé en cours, très localisé, dans le contexte d’une évolution géopolitique plus large qu’il manifesterait et dont l’enjeu serait la configuration de l’équilibre mondial. Il constate que la tentation occidentale de l’escalade, par déni de diplomatie, aurait pour effet vraisemblable de conduire la Russie à se détourner définitivement de l’Europe et à se rapprocher de la Chine, principale concurrente des États-Unis. Pour Kissinger, laisser la Russie s’adosser à la Chine et se détourner de l’Europe, sur un arrière-plan de conflictualité forte, ne paraît pas une issue souhaitable. Une telle évolution ne manquerait pas de dresser l’un face à l’autre deux camps, polarisés respectivement par Washington et par Pékin, et de miner l’ordre mondial, en orientant les principales puissances dans une phase périlleuse de non-coopération.

La relation entre les États-Unis d’une part et la Chine d’autre part demeure en effet structurante pour l’ordre mondial. Elle donne la matrice de l’équilibre international. Comme le souligne Henry Kissinger, l’enjeu central de la relation sino-américaine à la phase à laquelle elle est parvenue est l’établissement d’une structure de coopération de nature à garantir la stabilité du monde. La question taïwanaise se pose certes ; et Kissinger rappelle qu’il s’agit d’un problème ancien, qui sera toujours pris en considération. Dans le même temps, il affirme que cette question ne doit pas oblitérer la nécessité d’un modus vivendi entre les deux puissances rivales, qui disposent de la capacité mutuelle de se détruire, ni l’émergence d’une nouvelle structuration du concert international, faisant une place aux puissances en devenir, telles que l’Inde et le Brésil, et dont dépend, en définitive, la stabilité de l’ordre du monde.

Les interrogations suscitées par les tensions internationales actuelles ne peuvent se résoudre, selon Henry Kissinger, que par la voie diplomatique.

Des négociations entre les parties en présence permettraient vraisemblablement le retour à une forme de stabilité à l’est de l’Europe, dont la neutralité d’une Ukraine toujours indépendante pourrait être la condition principale. Ainsi l’analyse de l’ancien Secrétaire d’État américain rejoint-elle celle du penseur réaliste John Mearsheimer[10], qui, à l’occasion de la crise ukrainienne de 2014, avait mis en exergue l’intérêt, tant pour l’Alliance atlantique que pour la Russie, de demeurer territorialement séparés par un glacis d’États neutres.

Le message principal de Kissinger n’est donc pas, en dépit des interprétations les plus rapides qui ont été données de ses propos, que l’Ukraine doive consentir à des concessions territoriales. Sur ce point, il peut être souligné que l’Ukraine y a déjà consenti avant l’offensive russe. Son propos vise à souligner l’urgence de la diplomatie dans un climat de surenchères, face à un monde traversé de tensions, et la nécessité de lier toute solution diplomatique avec la définition plus large d’un nouvel équilibre mondial entre les principales puissances, dialogue dont la structuration devrait empêcher toute escalade périlleuse.

Avec une constance indéniable, Henry Kissinger reformule la préoccupation exprimée, en 2015, dans un ouvrage au titre explicite[11] et invite ses auditeurs, pour le succès de la paix, à ne pas renoncer à consolider L’Ordre du monde.

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[1]Henry A. Kissinger, “These are the main geopolitical challenges facing the world right now”, World Economic Forum Annual Meeting, Davos, 23 mai 2022

[2]Henry A. Kissinger, « To settle the Ukraine crisis, start at the end », The Washington Post, 5 mars 2014

[3] Zbigniew Brzeziński, The Grand Chessboard : American Primacy And Its Geostrategic Imperatives, Basic Books, 1998, 240 p. ; cf. Justin Vaïsse, Zbigniew Brzezinski stratège de l’Empire, Paris, Odile-Jacob, 2016, 422 p.

[4] Ibid., p. 38, où Brzeziński reprend le raisonnement fameux de Mackinder
“Who rules East Europe commands the Heartland; Who rules the Heartland commands the World-Island; Who rules the World-Island commands the world”, soit : “Qui gouverne l’Europe de l’est domine le heartland ; qui gouverne le heartland domine l’île-monde ; qui gouverne l’île-monde domine le monde.”

[5] Ibid., p. 46 : « Without Ukraine, Russia ceases to be a Eurasian empire. »

[6] Pour paraphraser le titre d’un ouvrage de Dario Battistella, Retour de l’état de guerre, Paris, Armand-Colin, 2006, 292 p.

[7] Henry A. Kissinger, A World Restored: Metternich, Castlereagh, and the Problems of Peace, 1812-22, 1957, réédit. Parlux, 2005, 376 p.

[8] Jeremi Suri, Henry Kissinger and the American Century, Harvard University Press, 2007, 294 p.

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Photo : Henry Kissinger, ancien Secrétaire d'Etat des Etats-Unis C: Markus Schreiber/AP/SIPA

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À propos de l’auteur
Olivier Chantriaux

Olivier Chantriaux

Docteur en histoire des relations internationales et diplômé de l'Institut d'études politiques de Bordeaux.

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