Depuis la chute de l’URSS, la dimension politique des institutions internationales a été quelque peu occultée en raison d’une approche essentiellement technique et normative de l’ordre international à travers les thématiques de la gouvernance et de l’État de droit. Le conflit ukrainien doit être l’occasion de mener une réflexion approfondie sur le fonctionnement de la scène internationale.
Matthieu Grandpierron, MCF de ICES, Institut catholique de Vendée, CRICES, Centre de recherche de l’ICES
Éric Pomès, MCF, HDR, de ICES, Institut catholique de Vendée, CRICES, Centre de recherche de l’ICES
Par institutions internationales, il convient d’entendre l’ensemble relativement stable de normes et de règles formelles et informelles constitutives de régulation et de procédure largement reconnues qui se rapportent au système international, aux acteurs du système (y compris les États et les entités non étatiques) et à leurs activités (comportements, coopération, concurrence).
Les institutions internationales comprennent ainsi trois dimensions. Dans leur dimension normative, elles renvoient au droit international. Dans leur dimension relationnelle, elles portent sur la structure institutionnelle des interactions entre les acteurs notamment à travers les organisations internationales. Dans leur dimension organisationnelle ou de pouvoir, elles traduisent le type d’ordre international régissant la scène internationale.
L’invasion russe conduit à essayer d’imaginer les conséquences de la crise ukrainienne depuis 2014 sur les institutions internationales dans leur dimension organisationnelle ou de pouvoir.
La crise ukrainienne, depuis 2014, démontre que, contrairement à l’idée dominante, les institutions internationales ne sont ni neutres ni objectives. La sélection des faits, leur lecture, le choix des interprétations retenues conduisent à des positions juridiques qui pourraient être différentes si ces choix avaient été autres.
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La réflexion sur ce sujet est toutefois rendue difficile par l’affirmation selon laquelle le monde rentrerait dans une nouvelle guerre froide. De manière très étroite, le mot évoque, en Occident, une bataille globale contre le communisme. Ailleurs, il symbolise davantage la volonté d’occidentalisation du monde. Le xxie siècle connaîtrait-il une nouvelle guerre froide ? L’ajout de « nouvelle » à l’expression guerre froide peut s’entendre soit comme un retour à l’ancienne guerre froide soit comme la création d’un nouveau type de guerre froide dont les caractéristiques peuvent s’éloigner plus ou moins de celles de l’ancien. Sans trancher ce débat, l’expression renvoie dans tous les cas tant à l’analyse de l’architecture de l’ordre international qu’à une manière de caractériser la politique de l’autre camp. Le retour de l’idée de guerre froide pour qualifier les rapports russo-américains permet ainsi d’examiner l’organisation actuelle de l’ordre international. En effet, de multiples crises en Syrie, en Ukraine, les accusations croisées d’ingérence, mais aussi les interrogations sur la place et le rôle de l’OTAN laissent penser que, comme après la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis et la Russie constituent deux pôles structurant les relations internationales. L’usage de ce concept laisse penser que la structuration bipolaire du monde persiste malgré l’effondrement d’un camp dans les années 1990.
Réalité d’un concept ?
Mais cette notion est-elle pertinente pour qualifier les rapports russo-américains, c’est-à-dire renvoie-t-elle à la réalité ou est-ce un mot-valise qui permet de construire un ennemi ? Si les relations entre les États-Unis et la Russie connaissent des tensions, les caractéristiques de la guerre froide semblent absentes et surtout la situation internationale diffère de celle qui prévalait après 1945. Loin d’être un monde bipolaire caractérisé par une confrontation globale, l’ordre international devient apolaire et se caractérise par des relations de compétition entre les États. Les caractéristiques de la guerre froide ne peuvent ainsi qu’imparfaitement servir à analyser les relations internationales actuelles. Le concept de guerre froide est moins une approche explicative qu’un moyen de dissimuler les véritables enjeux des relations internationales contemporaines. Telle est l’idée d’Henry Kissinger pour qui « For the West, the demonization of Vladimir Putin is not a policy; it is an alibi for the absence of one[1] ». Que masque exactement ce terme ? La réponse est simple : la réorganisation en cours de l’ordre international.
Aussi, au lieu d’analyser les actions russes à la lumière des théories du passé, mieux vaut les comprendre de manière plus classique à savoir comme la mise en œuvre d’un projet géopolitique permettant de protéger ses intérêts.
La notion d’ordre international peut être abordée selon trois grilles de lecture : le nombre de pôles, sa nature ou sa logique. La première dimension, essentiellement liée à l’étude réaliste des relations internationales, cherche à déterminer, à partir du nombre de puissances (pôle), le type d’ordre susceptible de garantir le mieux la stabilité, la paix.
Traditionnellement, on compte trois types d’ordre : unipolaire, bipolaire et multipolaire. Dans cette vision, les différents pôles exercent une attractivité à l’égard d’États plus faibles créant des blocs qui vont se confronter.
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La deuxième dimension s’intéresse à la nature de l’ordre international qui peut être soit westphalien, c’est-à-dire fondé sur la souveraineté, l’équilibre des puissances, la faible institutionnalisation et la décentralisation, soit libéral dès lors qu’il repose sur l’ouverture économique, la souveraineté partagée, la sécurité, la coopération, la démocratie, le commerce, la résolution pacifique des différends et la primauté du droit. Enfin, dans une troisième dimension, c’est la logique de l’ordre qui est discutée : la stabilité, la prospérité économique voire la justice[2].
La guerre froide répondait à cette logique de polarité. Elle était un système bipolaire hiérarchisé. Deux grandes puissances, les États-Unis et l’URSS, se trouvaient à la tête de deux grands blocs. La fin de cette période a accouché d’un moment unipolaire au profit des États-Unis qui semble aujourd’hui évanoui. Par conséquent, un nouveau type d’ordre apparaîtrait : un ordre apolaire.
De la fin de l’histoire au retour de la guerre
L’euphorie de la victoire occidentale à la fin de la guerre froide a laissé penser, selon la thèse de Fukuyama, à « la fin de l’histoire ». Celle-ci signifiait le triomphe définitif du modèle libéral. La démocratie, les droits de l’homme, le marché tels que définis par l’Occident en général et par les États-Unis en particulier s’imposaient à l’ensemble des États et devenaient l’horizon indépassable du progrès des sociétés humaines. En effet, seul ce modèle pouvait garantir la paix. Toute déviance constituait une menace potentielle dont la solution consiste en l’imposition de changements de régimes par des interventions dites humanitaires en contravention de la charte des Nations unies. Cette « fin de l’histoire » détermina un basculement de la conception diplomatique occidentale de pragmatique et réaliste, pendant à la guerre froide, à idéologique alors même que la diplomatie russe faisait le chemin inverse.
On aurait pu croire que ces standards moraux s’imposeraient facilement après 1991. Pourtant, les années 2000 furent le témoin d’une montée de leur contestation renforcée par la crise économique de 2008 qui marqua l’échec des promesses de prospérité et d’efficacité de l’ordre libéral. En Asie, en Russie, au sein de l’Union européenne, des voix ont milité pour un nouveau modèle décrit comme illibéral. Ce dernier milite en faveur de l’importance du rôle de l’État dans l’économie, d’un certain protectionnisme, d’une subordination de l’individu aux intérêts de l’État, d’une limitation de ses libertés ou du moins d’un non-accroissement des droits individuels à l’occidentale ainsi que pour un retour à une définition classique de la souveraineté. Les libéraux et les illibéraux s’opposeraient ainsi dans une entreprise de redéfinition de l’ordre international.
Même si la charte des Nations unies repose sur la notion d’égalité souveraine entre les États, l’ordre international s’avère en réalité hiérarchique depuis les années 1990 puisqu’il se fonde sur la domination de la puissance américaine et les principes libéraux de gouvernance. Les acteurs de l’ordre international acceptent ou refusent cette hiérarchie selon qu’ils la perçoivent comme profitable pour leurs propres intérêts et jouissent ou non d’un statut dans l’ordre hiérarchique. Les réfractaires à cet ordre veulent donc soit changer le système dans son ensemble, soit son fonctionnement. Se pose ainsi la question du titulaire du droit d’ordonnancement et de direction de l’ordre international.
Ce questionnement se trouve à l’origine de la dégradation des relations entre l’Occident et la Russie. Le caractère relationnel du statut implique en effet que son attribution dépend de la reconnaissance de l’impétrant comme un égal par les membres existants du club. Or, un désaccord subsiste entre les puissances occidentales d’un côté, la Russie et la Chine de l’autre, sur le contenu du statut de grande puissance. La puissance matérielle, considérée classiquement comme essentielle au statut de grande puissance, ne suffit plus et ne permet pas de compenser ce qui est perçu comme un passif culturel. Les puissances occidentales imposent la similitude culturelle, i.e, être une démocratie libérale comme condition de reconnaissance du statut de grande puissance.
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L’ordre international américain représente un ordre international antipluraliste libéral en ce sens que les caractéristiques internes d’un État (la pratique de la démocratie et le respect des droits de l’homme étendu dans son sens le plus élargi) déterminent sa place dans la famille des nations. La similitude culturelle permet ainsi de considérer les actions d’un État, la similitude justifiant la légitimité de ses comportements et une dissemblance disqualifiant ses actions. Aaron Fellmeth écrivait ainsi qu’il y avait un « mystère suranné dans le fait qu’une dictature fasciste a droit à autant de respect que le gouvernement d’une démocratie sociale[3] ». Cette conception de l’ordre international soutient une conception biopolitique des relations internationales : la démocratie représente la santé, la non-démocratie révèle la maladie et doit être soignée. À l’inverse de cette conception, Russie et Chine soutiennent une conception libérale pluraliste de l’ordre international, c’est-à-dire un ordre international dans lequel l’ONU serait réticente à remettre sérieusement en question les références démocratiques ou humanitaires de ses membres.
Or, la contestation de l’interprétation de l’ordre international, la volonté de changer les règles du jeu peuvent s’effectuer pacifiquement ou violemment (la guerre s’avérant la pratique la plus courante dans l’histoire). Le choix de la méthode dépend en grande partie de deux facteurs. Le premier consiste en la manière dont la puissance non satisfaite perçoit la puissance dominante (si celle-ci est considérée en déclin, voire en décadence, ou non). Le second élément est de savoir s’il y a une tentative d’accommodation par la puissance dominante de la puissance non satisfaite. Plusieurs façons d’accommoder une puissance non satisfaite existent. Celle-ci peut se faire en termes normatifs (concessions mutuelles sur le fonctionnement de l’ordre international et ses principes constitutifs), ou bien en termes territoriaux (respect mutuel des zones d’influences de chacun sans chercher à renverser le statu quo). Or, quelle que soit l’hypothèse, la Russie (comme la Chine) n’a pas été accommodée.
Défi à l’ordre international
Dès lors, depuis 2008, la Russie défie les principes centraux du projet libéral au cœur de l’ordre international. Ainsi, la crise ukrainienne débutée en 2014 illustre, avec l’invasion russe du 24 février 2022, certainement la fin du système de sécurité collective qui se trouvait au cœur de l’ordre international imaginé en 1945. Ce principe clé se voulait une synthèse entre les idées d’équilibre des puissances et de gouvernement global. Il impliquait ainsi un arrangement par lequel les États agissent collectivement pour garantir la sécurité des uns et des autres. En termes généraux, dans un système idéal de sécurité collective, chaque État « accepte que la sécurité de l’un soit l’affaire de tous, et accepte de s’associer à une réponse collective aux menaces et aux atteintes à la paix[4] ». La sécurité collective établit ainsi paradoxalement une centralisation de la compétence d’emploi licite de la force armée dans une société internationale marquée par la décentralisation de l’autorité. Ce paradoxe illustre la structure libérale de l’ordre international et du droit international, car la sécurité collective, en tant que pratique, présente une forte valeur normative dès lors qu’elle se fonde, à un certain degré, sur l’efficacité de l’idée de l’État de droit dans les relations internationales.
Toutefois, l’ordre libéral ne disparaîtra pas rapidement. D’abord, parce que sa nature inclusive a pour effet de rendre difficile toute sortie. Par ailleurs, car ce sont moins les principes de l’ordre libéral qui sont critiqués que les dérives unilatérales des États-Unis. Les discours russes et chinois ne font d’ailleurs pas véritablement ressortir une doctrine concurrente cohérente et systématique à l’ordre libéral. Aucun ne propose un remplacement de l’ordre existant. Au fil de leurs discours et positions diplomatiques apparaît un soutien pour le multilatéralisme, les organisations internationales, la non-ingérence, etc. bien plus que dans les discours américains. En cela, leur positionnement se rapproche des idées européennes.
Toutefois, l’absence de cohérence doctrinale illibérale ne fait pas disparaître le fait que leur contestation se veut hégémonique puisque leur objectif demeure de faire en sorte que leurs préférences apparaissent comme la préférence universelle[5]. En cas de succès, même si formellement l’ordre international restera inchangé et toujours structuré autour de l’ONU, dans la pratique il s’agira d’un nouvel ordre international, puisque pratique et jurisprudence seront différentes. Ce nouvel ordre pourrait ainsi se matérialiser par une régionalisation du monde, où chaque grande puissance aurait sa zone d’influence privilégiée. Cela ne serait pas sans rappeler le type d’équilibre des puissances que l’Europe a connu au xixe siècle.
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[1] Henry A. Kissinger, « To settle the Ukraine crisis, start at the end », The Washington Post, March 5, 2014.
[2] G. John Ikenberry, Power, order, and change in world politics, Cambridge, Cambridge University Press, 2014, p. 83.
[3] Aaron X. Fellmeth, « Feminism and International Law: Theory, Methodology, and Substantive Reform », Human Rights Quarterly, 2000, vol. 22, no 3, p. 658-733, p. 703.
[4] Adam Roberts, Dominik Zaum, Selective Security: War and the United Nations Security Council since 1945, Routledge, Londres, 2008, p. 11.
[5] Martti Koskenniemi, « International law and hegemony: a reconfiguration », op. cit., p. 199.