Premier producteur mondial de cocaïne devant le Pérou et la Bolivie, avec 70 % des volumes et un potentiel de production de 1 228 tonnes, la Colombie a connu, au fil des dernières années, des bouleversements politiques qui ont durablement affecté les modalités du narcotrafic. Cela n’a pas été sans conséquences pour les États européens, où le marché de la cocaïne est actuellement en pleine expansion. L’agence européenne de police Europol estimait, en septembre 2020, le nombre de consommateurs de cocaïne à 4,4 millions en Europe occidentale.
Les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC), principale guérilla marxiste dans le conflit armé qui a ensanglanté la Colombie pendant plus d’un demi-siècle (260 000 morts, 45 000 disparus, 6 millions de déplacés), ont longtemps détenu le monopole du trafic de cocaïne. Après leur dissolution en 2016, à la suite de la signature d’un accord de paix avec le gouvernement colombien, les groupes criminels impliqués dans le narcotrafic ont proliféré.
Cette fragmentation de l’environnement du narcotrafic colombien a donné lieu à la formation de nouvelles alliances criminelles transnationales. Sur le continent américain, les nouveaux groupes criminels ont favorisé une collaboration avec les cartels de la drogue mexicains, en vue notamment de disposer de plus grandes quantités de cocaïne à acheminer vers les marchés en expansion. En ce qui concerne l’Europe, des liens se sont noués entre les fournisseurs colombiens et des groupes criminels originaires des Balkans. Et ce, au détriment de la mafia calabraise, la ‘Ndranghetta, qui a occupé une position dominante dans le narcotrafic transatlantique pendant plusieurs décennies. Dans un souci d’efficacité accrue face à la demande croissante sur le marché européen de la cocaïne, ces puissants réseaux ont redessiné les routes de la drogue et augmenté le volume de leurs livraisons, n’hésitant pas à accroître le niveau de violence de leurs modes opératoires afin de s’imposer définitivement dans les sociétés où ils opèrent.
Un changement drastique de paradigme dans la production de cocaïne après la dissolution des FARC
En Colombie, la production de feuilles de coca se concentre dans le nord et dans le sud-ouest du pays (143 000 hectares cultivés en 2020). Près de la moitié de ces plantations illicites se trouveraient dans des parcs nationaux, des réserves indigènes ou d’autres zones protégées. À son arrivée au pouvoir en août 2018, le président colombien Ivan Duque a annoncé vouloir réduire de moitié les plantations de cocaïers avant 2023. Les surfaces cultivées ont certes diminué, mais force a été de constater que les quantités de feuilles récoltées ont paradoxalement augmenté. Dans les années 2010, les FARC supervisaient les deux tiers de la production du pays, soit environ 40 % de la cocaïne consommée sur la planète, ce qui leur a permis d’accumuler un trésor estimé à plus de 10 milliards de dollars, tandis que l’imposition d’une taxe – la gramaje – dans les zones placées sous leur contrôle, leur a permis d’acheter des armes et d’alimenter ainsi la lutte armée pendant plusieurs décennies.
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Leur dissolution a notamment provoqué une lutte entre groupes armés pour s’approprier les champs de cocaïers laissés vacants et assoir leur domination sur la production de cocaïne. L’Armée de libération nationale (ELN), deuxième groupe rebelle en effectifs après les FARC, très présente dans le nord-ouest du pays, ainsi que les groupes paramilitaires ont comblé ce vide, tandis que se multipliaient de petits groupes criminels, parfois issus des FARC, impliqués dans le trafic de cocaïne.
Cette tendance aurait pu être anticipée, attendu que le même phénomène avait déjà été observé en 2006, lors de la démobilisation des Autodéfenses unies de Colombie (AUC), un groupe paramilitaire auxiliaire de l’armée colombienne. Cela avait immédiatement entraîné la formation de petits groupes, appelés Bandas Criminales (Bacrim), qui avaient récupéré des pans du narcotrafic en s’alliant avec des cartels mexicains, provoquant une recrudescence de la violence et des assassinats sanglants en Colombie. Parmi les groupes composant les Bacrim, les Urabeños (ou Clan del Golfo) et les Rastrojos ont longtemps tenu le haut du pavé et largement prospéré grâce au narcotrafic. À noter que l’AUC avait elle-même vu le jour en 1997, à la suite de la dispersion des cartels de Medellín et de Cali au début des années 1990 et qu’elle s’était constituée par le biais d’une alliance souple entre différents groupes paramilitaires.
L’émergence de nouvelles alliances transatlantiques
Par le passé, les Autodéfenses unies de Colombie (AUC), activement engagées dans le narcotrafic international, ont entretenu des liens étroits avec la ‘Ndrangheta calabraise, à commencer par les clans de la Locride dans la province de Reggio de Calabre, comme en a attesté l’opération « Pollino » menée par la police italienne en 2018. Cette organisation mafieuse a commencé à voir son monopole s’amoindrir, à la suite de la dissolution de l’AUC, ce qui l’a conduite à collaborer parallèlement avec les cartels mexicains et des groupes criminels albanais. Selon l’ONUDC et Europol, on assiste à « une érosion des oligopoles traditionnels », conséquence notamment du déplacement des points d’entrée de la cocaïne en Europe. L’épicentre du marché de la cocaïne en Europe se serait ainsi progressivement déplacé de la péninsule ibérique (Espagne et Portugal) vers l’Europe du Nord. Les saisies de grandes quantités de cocaïne effectuées au fil des dernières années dans les grands ports de la mer du Nord illustrent cette tendance. L’utilisation massive de containers pour transporter la cocaïne et l’existence de grands ports à Rotterdam (premier port européen), à Anvers, ou à Hambourg, ont fait de la côte de la mer du Nord le principal point d’entrée de la cocaïne arrivant en Europe, et des Pays-Bas une étape cruciale du narcotrafic dans le monde. Les groupes criminels implantés dans les pays d’arrivée de la cocaïne ont profité de ce changement dans les routes de la drogue. C’est le cas, par exemple, de la Mocro Maffia qui opère sur le territoire de la Belgique et des Pays-Bas. Ces réseaux constitués de divers groupes criminels issus en majorité de l’immigration marocaine sont actifs depuis les années 1990, comme l’illustre le célèbre ouvrage du criminologue néerlandais Marijn Schrijver intitulé Mocro Maffia (2014). La Mocro Maffia prospère également dans le domaine des drogues de synthèse. Par ailleurs, les réseaux criminels originaires des Balkans, notamment les groupes criminels albanais, entretiennent des liens solides avec les acteurs du narcotrafic colombiens. En 2021, le démantèlement par la police fédérale belge du système de téléphone crypté Sky ECC a permis de lever le voile sur cette situation inquiétante. Après plusieurs dizaines de perquisitions à Bruxelles et à Anvers, une trentaine de personnes liées aux réseaux albanais ont été arrêtées. Déjà en 2020, un des groupes albanais les plus actifs dans le trafic de cocaïne – le « Kompania Bello » – avait été démantelé dans le cadre d’une opération menée conjointement par différentes polices européennes. Celle-ci avait permis la saisie de 4 tonnes de cocaïne et l’arrestation d’une vingtaine de personnes. D’autres groupes criminels originaires des Balkans participent également au trafic transatlantique de cocaïne comme en a attesté l’opération « Familia » mise sur pied par la Drug Enforcement Administration (DEA) américaine en 2019.
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Une déstabilisation prévisible des sociétés européennes
Ces profondes mutations vont durablement impacter les sociétés européennes en raison de l’augmentation du niveau de violence associée au trafic de cocaïne. En témoignent actuellement le nombre accru d’assassinats, de fusillades, d’incendies criminels, d’enlèvements et d’actes de torture liés aux tentatives des groupes criminels d’assoir leur domination sur le marché européen de la cocaïne. Les méthodes utilisées sont de plus en plus sanglantes, comme en témoigne la découverte d’une salle de torture aménagée dans un container dans le port de Rotterdam en 2020. Le cas des Pays-Bas est emblématique et certains observateurs s’interrogent sur le risque de voir ce pays d’Europe du Nord devenir un « narco-État », comme le redoutait Jan Struijs, président du syndicat de la police néerlandaise en 2019.
À cet égard, les saisies de cocaïne ont augmenté de manière exponentielle en volume ces dernières années dans les ports de l’Europe du Nord. Alors que dans les décennies précédentes, les saisies portaient généralement sur une centaine de kilos, elles concernent aujourd’hui des cargaisons de plusieurs dizaines de tonnes, dont la valeur atteint des centaines de millions de dollars. En 2021, ce sont près de 70 tonnes qui ont été saisies à Rotterdam. L’importance des quantités à décharger des bateaux a donné lieu à une multiplication du nombre des « collecteurs de cocaïne », des individus qui font désormais régulièrement irruption dans les ports. En 2021, il y a eu 400 intrusions dans le port d’Anvers, sans que les auteurs de ces faits n’écopent de peines de prison. Ce problème met par ailleurs en lumière la corruption rampante qui touche les personnels employés dans les installations portuaires, notamment à Anvers et à Rotterdam.
Par ailleurs, l’accessibilité grandissante de la cocaïne en Europe favorise l’augmentation du nombre de morts par overdose. Moins chère que par le passé et plus pure, la cocaïne actuellement déversée sur le marché européen serait responsable d’une forte augmentation des admissions aux urgences. L’Agence française du médicament avait déjà relevé, entre 2010 et 2016, la multiplication par huit des intoxications graves liées à la consommation de cocaïne et conduisant, soit à une réanimation, soit à un pronostic vital engagé.
Ces évolutions délétères représentent un véritable défi pour les nations européennes, même si les États-Unis demeurent, pour l’heure, le premier pays de consommation de cocaïne dans le monde. L’explosion de la criminalité au sein de l’Union européenne, phénomène prévisible en raison des bouleversements engendrés par la guerre en Ukraine et par la consolidation en Europe occidentale des groupes criminels d’Europe de l’Est, va inévitablement entraver la lutte des services répressifs contre ces phénomènes. Un délitement du tissu social européen est donc à prévoir dans les années à venir, tandis que simultanément se renforcera l’expansion du narcotrafic en Amérique latine.
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