Guerre en Ukraine : le délicat positionnement de la Bulgarie

27 avril 2022

Temps de lecture : 6 minutes

Photo : Roumen Radev et Boïko Borissov entourant Jean-Claude Juncker en 2018. C : CC BY SA 2.0

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Guerre en Ukraine : le délicat positionnement de la Bulgarie

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Tous les pays d’Europe de l’Est n’ont pas la même histoire ni le même rapport à la Russie et aux États-Unis. Face à la guerre en Ukraine, la Bulgarie se trouve dans une position délicate. D’un côté, le pays doit satisfaire aux exigences de ses partenaires européens et transatlantiques, de l’autre, il fait face à la volonté d’une grande partie de la population de garder une certaine neutralité vis-à-vis du conflit.

Miriana Stantcheva est Bulgare. Elle travaille actuellement au Parlement européen à Bruxelles sur les thématiques du commerce international. Elle a grandi et vécu dans des pays francophones et nourrit une affection particulière pour la France.

Alors que certains pays d’Europe de l’Est se sont naturellement rangés dans le camp occidental dénonçant l’invasion russe en Ukraine, il est important de souligner que tous les pays situés à l’est de Vienne ne partagent pas la même relation ni le même passé avec la Russie. Mettre tous ces pays dans le même sac sans nuancer leur relation à la Russie et à l’Ukraine serait réducteur et témoignerait d’une mauvaise connaissance de la région. La Bulgarie en est un des meilleurs exemples. État membre de l’OTAN depuis 2004 et de l’UE depuis 2007, le pays est situé sur la péninsule balkanique et partage une frontière commune avec la Turquie.

Petit pays plein de charme, niché dans les montagnes au bord de la mer Noire, la Bulgarie est forte de 6,5 millions d’habitants et d’une histoire très riche. Ce pays est l’héritier d’une grande richesse culturelle forgée au fil des siècles par les civilisations qui ont modelé le continent européen : Grecs, Romains, Thraces, Slaves. Plus tard, au IXe siècle, la Bulgarie a donné au monde l’alphabet cyrillique. Après la chute du rideau de fer, elle entame un long chemin de transition qui fut marqué par une lutte constante contre la corruption. Cette transition de trente ans s’est opérée dans un contexte d’entente avec ses voisins serbes, grecs, roumains, macédoniens et turcs, mais également avec le pays qui fut la référence d’antan – la Russie.

Contexte interne et situation actuelle du pays

Ces deux dernières années ont été marquées par la fin de l’ère du Premier ministre Boyko Borissov (centre droit) qui est resté au pouvoir douze ans avec quelques petites interruptions entre 2009 et 2021. Cette phase intermédiaire fut douloureuse, marquée par de nombreuses manifestations. L’année 2021 a ainsi été un véritable marathon électoral pour les Bulgares qui ont été appelés trois fois aux urnes en un an. Si au bout du troisième scrutin, un gouvernement a enfin été formé, il ne peut compter que sur une faible majorité et un parlement particulièrement fragmenté. En place depuis décembre 2021, ce dernier est composé de quatre partis tous aussi différents les uns que les autres et incarne le début d’un temps politique incertain et difficile à cerner. Dans ce melting pot, on trouve d’abord un parti socialiste en chute libre qui n’a jamais caché sa sympathie pour Moscou durant des années, un parti progressiste proche d’ONG plutôt orienté vers Washington et un parti populiste sans étiquette particulière et fondé par une vedette de la télé. Un nouveau parti clôture cette parade, né quelques mois avant les élections. S’il cherche encore une identité propre, il a su séduire un certain nombre d’électeurs par ses promesses de réformes contre la corruption et il semblerait qu’il embrasse plutôt une orientation transatlantique. En définitive, cet échiquier multifacette plonge le pays dans un certain flou politique.

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Depuis le début de la guerre en Ukraine, le gouvernement se trouve dans une position délicate. D’un côté, il doit satisfaire aux exigences de ses partenaires européens et transatlantiques qui coïncident, semble-t-il, avec ceux d’une partie de la coalition au pouvoir. De l’autre, il fait face à la volonté d’une grande partie de la population de garder une certaine neutralité vis-à-vis du conflit. Cette neutralité est dictée à la fois par l’histoire et par la géographie. D’abord, la Bulgarie est un pays balkanique et cette région d’Europe ne bénéficie que d’une stabilité partielle. Toute agitation à proximité ou impliquant des acteurs exerçant toujours une influence sur certaines zones pourrait comporter des risques pour l’équilibre de la région. Ensuite, à l’opposé de certains peuples de l’Est, les Bulgares ne nourrissent pas nécessairement de ressentiment envers la Russie. Il faut remonter dans le temps pour comprendre la nature de la relation russo-bulgare. La Bulgarie est de confession orthodoxe et est historiquement marquée au fer rouge par une occupation ottomane de cinq siècles. Pendant la période ottomane (entre 1396 et 1878), le pays a réussi à préserver son identité culturelle, sa langue et sa religion. Et c’est avec l’aide de la Russie que la Bulgarie fut libérée en 1878 à l’issue de la guerre russo-turque (1877-1878). Il est donc difficile d’attendre des Bulgares de réagir de la même manière que les Polonais ou les Estoniens. La période du rideau de fer fut certes une autre époque avec un contexte différent. Mais même pendant l’ère communiste, la Bulgarie n’a pas connu les mêmes heures tragiques que la Pologne ou que la Hongrie en 1956, ni la même crise mouvementée de changement de régime que la Roumanie. La transition qui a suivi la chute du mur de Berlin fut douloureuse, mais force est de constater que le pays s’est engagé sur un chemin singulier. L’appartenance à l’UE est bien perçue et les citoyens bulgares sont aujourd’hui vent debout contre la corruption qui gangrène le pays.

Dans un tel paysage, comment se positionner vis-à-vis du conflit russo-ukrainien ? Les partenaires de l’UE et de l’OTAN (ce terme est employé régulièrement par le Premier ministre actuel Kiril Petkov) sont considérés comme les garanties de la sécurité et de la prospérité du pays. Cependant ces mêmes partenaires font preuve d’une exigence jugée contraignante pour les pays qui se trouvent en première ligne. Par exemple, les anciennes républiques du Pacte de Varsovie sont priées de fournir leurs équipements militaires fabriqués en URSS aux soldats ukrainiens qui savent s’en servir. Une impression de surenchère militaire se crée au fil des promesses des livraisons d’armement faites par de nombreux pays. Dans ce contexte, les autres se sentiraient presque obligés de suivre face à la forte pression. La Bulgarie comptait avant la guerre quatre bases militaires conjointes bulgaro-américaines établies après signature d’un accord en 2006. Le 24 mars l’OTAN a décidé le déploiement de quatre bataillons supplémentaires sur le flan est de l’alliance (Slovaquie, Hongrie, Roumanie et Bulgarie). Quelques jours plus tard, Boris Johnson a affirmé que ce n’était que le début. Les patrouilles dans le ciel bulgare sont effectuées à tour de rôle par des avions espagnols, français et néerlandais. Mi-mars l’OTAN a affirmé vouloir déployer quelque 3000 soldats supplémentaires en Bulgarie et en Roumanie.

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Dans ce contexte, le Premier ministre qui ne cache pas ses relations étroites avec Washington, rappelle à chaque occasion la nécessité de « parler impérativement d’une seule voix avec l’UE et l’OTAN ». Cette situation de forte pression américaine et européenne a déjà fait une victime au sein du gouvernement. Le ministre de la Défense a été remercié au début du conflit suite à ses déclarations sur la guerre et son refus très prononcé de fournir des armes aux Ukrainiens et de déployer des forces étrangères sur le territoire national. Si les partis plutôt atlantistes ne cessent d’appeler à l’armement de l’Ukraine, les socialistes de leur côté ont déjà fait savoir que cela ne se fera jamais tant qu’ils seront dans le gouvernement. Le président bulgare Roumen Radev – également chef des armées d’après la Constitution et ancien pilote militaire – adopte quant à lui une position plutôt neutre et opposée à la fourniture d’équipements militaires. À cette situation complexe s’ajoute la dépendance énergétique prononcée de la Bulgarie vis-à-vis des hydrocarbures russes (entre 74% et 90% pour le gaz).

Qu’en dit le peuple ?

Si la moitié de la population serait plutôt d’accord pour s’aligner sur la réponse de l’UE, l’autre moitié déplore le manichéisme de Bruxelles et milite pour une réaction neutre et dans l’intérêt de la Bulgarie. Les Bulgares sont également préoccupés par le sort de la minorité bulgare qui vit en Ukraine. Ces 500 000 à 600 000 personnes selon les estimations vivent dans un climat politique incertain et angoissant depuis ces dernières années. Les parlementaires bulgares avaient d’ailleurs fait parvenir en mai 2020 une « note d’inquiétude » à leurs homologues ukrainiens qui envisageaient une réforme administrative dans les territoires ukrainiens occupés par des populations bulgares. La Bulgarie craignait alors que cette réforme qui s’attaque à un aménagement territorial historique en place depuis le XVIIIe-XIXe siècle ne menace leurs droits et leur identité et ne crée une division au sein de cette communauté très compacte.

Un sondage publié le 2 avril 2022 atteste que 67% de la population souhaite que la Bulgarie garde un positionnement neutre contre 16% qui préfèrerait que le pays s’engage à soutenir activement l’Ukraine en fournissant une aide militaire. Cet attachement à la neutralité est cependant moins important quand il est question des sanctions économiques conjointes avec l’Union européenne que les Bulgares soutiennent à 43%. 41% d’entre eux jugent les sanctions justes contre 34% qui les trouvent excessives.

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