L’expédition punitive américaine contre Pancho Villa ou la Guerre des frontières sans front

18 avril 2022

Temps de lecture : 20 minutes

Photo : Francisco Villa, après la prise de Cd Juárez

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L’expédition punitive américaine contre Pancho Villa ou la Guerre des frontières sans front

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Il y a cent ans, alors que l’Europe s’enlisait dans le conflit le plus meurtrier qu’elle ait connu, une autre guerre était menée par les États-Unis d’Amérique. À la suite d’un raid de pillage audacieux mené par le révolutionnaire mexicain Pancho Villa, l’armée américaine, aux ordres du général John Pershing mena, pendant près d’un an, une longue et profonde incursion sur le territoire du Mexique, alors en pleine guerre civile. Les résultats de cette expédition seront mitigés et ses conséquences militaires demeureront pratiquement nulles, mais les retombées politiques et stratégiques seront plus sensibles.

Ce conflit court et sans réelle bataille rangée sera remarquable pour son implication dans différents autres conflits plus importants, notamment la révolution mexicaine de 1910-1920 et la Première Guerre mondiale. Enfin, il s’inscrit dans le contexte d’une montée irréversible de l’interventionnisme américain au-delà de son territoire national.

 

Un contexte trouble et explosif

L’origine du raid de Pancho Villa se situe dans la Révolution mexicaine. Jusqu’en 1910, le Mexique était un régime autoritaire dirigé par le général Porfirio Diaz depuis 1876 (sauf quelques mois en 1876 et entre 1880 et 1884. Remportant toutes les élections, Diaz voit en 1910 se présenter un adversaire sérieux en la personne de Francisco I Madero qui promeut le rétablissement de la démocratie. Face à son succès grandissant et l’agitation qu’il suscite, Diaz le fait arrêter et emprisonner, mais il parvient à s’évader et se réfugie aux États-Unis d’où il lance le déclenchement de l’insurrection en novembre 1910. Après des débuts laborieux, celle-ci triomphe finalement, Diaz est contraint à l’exil et Madero est élu président du Mexique en 1911. Mais la situation va se compliquer et, à l’instar de ses homologues français et russes, la révolution mexicaine va vite voir se déchirer ses différentes factions, notamment sur la question de la redistribution des terres. En 1913, Madero est renversé par un coup d’État fomenté par les généraux Victoriano Huerta et Aureliano Blanquet. Huerta prit alors la tête de l’État mexicain, mais vit se dresser contre lui Venustiano Carranza, soutient de longues dates de Madero. Partisan d’un strict respect de la constitution mexicaine, ce dernier constitua une armée dite constitutionnaliste et fit publier un document en sept points connus sous le nom de Plan de Guadalupe. Allié avec le général Alvaro Obregon, brillant stratège, et Pancho Villa, ancien bandit devenu révolutionnaire idéaliste, il mit en échec les troupes fédérales de Huerta. Acculé et privé du soutien américain, celui-ci dut se résoudre à abandonner le pouvoir en 1914 et partir en exil. Après un bref séjour en Europe durant lequel il tentera de s’entendre avec le Kaiser allemand pour reprendre le pouvoir, il retournera aux États-Unis ou sa tentative sera éventée et ses fonds saisis. Il mourra de manière controversée. À peine victorieux, les alliés voient des dissensions profondes se faire jour, notamment entre Carranza et Villa. Les deux hommes s’opposent autant par leurs méthodes que par leurs personnalités. Carranza est un stratège politique, fin et calculateur, tandis que Villa est un militant révolutionnaire intransigeant et impulsif, un homme de terrain. Ces dissensions venant à apparaître au grand jour, décision fut prise, sur l’initiative de Carranza, d’organiser une réunion au sommet entre tous les gouverneurs et les commandants d’unité de l’armée constitutionnalistes. Le 10 octobre 1914, la conférence d’Aguascaliente réunit partisans de Carranza, de Villa et indépendants. La tentative de médiation d’Obregon et la nomination d’un nouveau président furent refusées par Carranza qui quitta Mexico. L’échec de la réunion consomma la division irréversible entre « institutionnalistes » (partisans de Carranza) et conventionnalistes en novembre.

 

Les débuts d’une politique américaine expansionniste ambitieuse

C’est dans ce contexte politique mexicain complexe que se situe l’équipée de Pancho Villa. Ce n’est cependant pas la première fois que les États-Unis interviennent dans le conflit. En avril 1914, neuf marins américains furent arrêtés et brièvement détenus par les partisans de Huera (et rapidement relâchés sous la pression américaine). Parallèlement, un navire marchand allemand chargé d’armes devait appareiller au port de Veracruz, l’un des principaux du pays. Le président Woodrow Wilson considéra cette perspective comme une menace, aussi bien par le renforcement des forces de Huera que par une possible alliance avec l’Allemagne impériale alors en pleine expansion commerciale et coloniale (et qui avait déjà été en butte aux intérêts américains dans les Caraïbes). C’est pourquoi le président américain ordonna l’occupation du port mexicain. Le 21 avril 1914, plus de sept cents marins et Tuniques bleues investirent la ville. Malgré les ordres de non-intervention, les hommes du général Gustavo Maas, Commandant militaire de la ville, résistèrent et il y eut plusieurs combats de rue. Peu habitués à ce type de combat, les marins progressèrent difficilement et subirent des pertes. Des renforts furent envoyés, montant les effectifs à trois mille hommes. Finalement, l’intervention de trois navires de guerre américains fit la différence en bombardant les positions mexicaines. Le 22 avril, les Américains furent maitres de la ville. Ils déploraient vingt-deux tués et soixante-dix blessés. De leur côté, les Mexicains eurent cent vingt-six morts et cent quatre-vingt-quinze blessés. Le commandement militaire de la ville fut confié au général Frederick Funston, un vétéran de la guerre des Philippines. Le 15 juillet 1914, Huerta était renversé, l’occupation de la ville durant dix semaines ayant partiellement contribué à cette chute en le privant de ressources extérieures. Le 16 septembre, Wilson ordonnait l’évacuation de la ville qui fut effective le vingt-trois novembre, les effectifs américains étant alors de sept mille soldats. Les États-Unis avaient ainsi démontré leur volonté et leur force d’intervention. Cette intervention était d’ailleurs à mettre en parallèle avec celles déjà effectuées à Haïti et à Cuba durant la même décennie et la volonté américaine d’influence prédominante sur la zone des Antilles et de l’Amérique centrale. De fait, la décennie 1910 consacre les débuts d’une politique extérieure américaine de grande ampleur déjà annoncée par la guerre américano-espagnole de 1898 (qui permettra à Washington d’acquérir Cuba, Porto Rico, Guam et les Philippines) et la guerre d’occupation des Philippines en 1899-1902.

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De toutes les manières, les Américains suivent de près les événements mexicains et une opinion se dessine vis-à-vis de la révolution et la guerre civile qui s’ensuit. Le gouvernement Wilson a longtemps hésité sur le parti qu’il devait défendre. Avant tout désireux d’avoir affaire à un Mexique pacifié et dont le gouvernement serait favorable aux intérêts américains, Washington tentera de jouer la carte des différents partis en 1914 et 1915, y compris, ironiquement, sur Villa. Le 2 juin 1915, Wilson envoie aux différents belligérants une note dans laquelle il les somme de trouver un accord, faute de quoi l’armée américaine interviendra sur le sol mexicain. Cette note sera acceptée par Villa, alors favori des Américains, mais refusée par Carranza et Zapata. Après l’échec de cette tentative d’intimidation, Wilson et son gouvernement réfléchirent sur d’autres solutions. L’emploi de la force armée était alors écarté à cause de la tension diplomatique avec l’Allemagne impériale (la guerre sous-marine déclenchée par celle-ci contre les navires anglo-américains avait alors commencé) et du risque d’implication américaine dans le conflit européen. Le département d’État américain proposa ainsi la tenue d’une conférence panaméricaine rassemblant les différents chefs d’État du continent américain. Le but était d’apaiser la méfiance vis-à-vis des intentions américaines et trouver une solution durable au conflit. La conférence se tint le 5 août 1915 à Washington sans la présence des différents leaders révolutionnaires mexicains et l’objectif du gouvernement américain apparu rapidement de déterminer quelle faction il allait soutenir. Or, sur place, la situation changea rapidement. Villa perdit beaucoup de terrain et, de plus, commença à taxer sévèrement les différentes compagnies américaines sur le territoire qu’il contrôlait. De son côté, Carranza, qui arriva à contrôler les quatre cinquièmes du pays, prit des mesures pour protéger les ressortissants et entreprises américains. Logiquement, la balance pencha en sa faveur et le leader institutionnaliste devint le favori des Américains. La décision de Wilson fut essentiellement due à l’influence des compagnies pétrolières texanes qui avaient de nombreux intérêts au Mexique. Bien que Carranza ait surtaxé les exportations de pétrole de son pays, les Américains le virent comme le meilleur défenseur de leurs intérêts et tentèrent de négocier avec lui un meilleur tarif. Dans le même temps, il fut décidé de sacrifier Villa, par ailleurs définitivement écrasé par Obregon à la bataille d’Agua Prieta, sur la frontière, dans un geste de bonne volonté vis-à-vis de Carranza. Un pacte secret fut conclu entre le chef du bureau du département d’État mexicain, Léon Canova, représentant des conservateurs mexicains, et le gouvernement américain : ce dernier aurait un droit de regard dans la composition du gouvernement mexicain, notamment les secrétaires des finances et des affaires étrangères. En échange, les États-Unis accordaient une aide économique et un large crédit pour le redémarrage de l’économie mexicaine, ruinée par des années de guerre civile. Villa, mis au courant des teneurs de ce pacte, publia le 5 novembre 1915 un manifeste accusant de manière virulente Wilson de vouloir faire du Mexique un protectorat américain et Carranza de trahir sa patrie. On peut y voir l’origine du raid de Villa sur la ville de Colombus, au Nouveau-Mexique, le 9 mars 1916, même si l’objectif stratégique du révolutionnaire mexicain demeure obscur. Il est probable qu’il souhaitait entrainer une intervention américaine sur le sol mexicain et dénigrer Carranza aux yeux des révolutionnaires et du peuple en le présentant comme une marionnette des Américains s’il acceptait l’intervention. Un calcul risqué et qui va se retourner contre son instigateur. D’autres sources indiquent un contentieux avec des marchands d’armes américains originaires de Colombus qui l’auraient floué dans le passé. D’autres encore évoquent l’influence d’agents allemands souhaitant mobiliser les troupes américaines loin du théâtre européen. On peut aussi penser qu’il voulait se réapprovisionner à peu de frais en armes, munitions et vivres. Quoiqu’il en soit, Villa joue ici clairement ses dernières cartes.

 

Un raid désespéré qui abat les dernières cartes Villistes

Lorsqu’au matin du 9 mars 1916, Villa attaque la ville de Colombus, les Américains ne sont pas complètement pris au dépourvu. Villa a suivi le chemin de fer depuis la frontière pour remonter jusqu’à la petite ville. Avec ses lieutenants Cervantès, Pablo Lopez, Fernandez et Beltran, il organise un plan de bataille visant à encercler les Américains. Le nombre d’hommes engagés dans cette opération n’est pas exactement connu, mais se chiffre probablement à environ cinq cents hommes. L’attaque fut lancée à quatre heures du matin. Face aux Mexicains se trouve la garnison du treizième régiment de cavalerie, cinq cent cinquante-trois hommes équipés de mitrailleuses et de fusils modernes, commandés par le colonel Herbert J Slocum. Cependant, du fait de l’éparpillement des troupes, Slocum, comme il le déclarera ultérieurement, n’aura guère que deux cent soixante-six hommes disponibles pour combattre. Cette apparence faiblesse des effectifs américains trompa Villa qui pensait prendre ses ennemis par surprise. D’abord protégés par l’obscurité, les hommes de Villa atteignirent le centre-ville ou ils commirent une erreur stratégique : ils mirent le feu à l’hôtel commercial. Devenus visibles pour les gardes américains (toujours protégés par leurs positions en hauteur et dans l’obscurité), ils subirent des pertes visibles. Un autre élément allait jouer en leur défaveur avec l’intervention du lieutenant John P. Lucas, positionné à Cootes’Hill. Entendant les bruits de la bataille, il réussit à amener en renfort cinquante hommes armés de fusils et trois mitrailleuses. Ces armes firent la différence et achevèrent de mettre en déroute les Mexicains avec de lourdes pertes. Galvanisés, les Américains, à l’initiative du major Frank Tompkins, les poursuivirent jusqu’à la frontière et le colonel Slocum n’interrompit la chasse que parce qu’il redoutait leurs faiblesses en munition. En tous, les soldats déploraient huit morts et autant de blessés, à quoi il fallait ajouter dix civils tués. Les pertes mexicaines ne sont pas exactement connues, mais demeurent lourdes, oscillant entre quatre-vingts et cent soixante-dix morts pour un nombre incertain (mais élevé) de blessés. Sept des assaillants ont été faits prisonniers, six d’entre eux seront condamnés à mort et exécutés par pendaison après procès. Même s’ils ont réussi à s’emparer d’un certain butin (quatre-vingts chevaux, trente mules et environ trois cents armes à feu) dont Villa se gargarise, l’ampleur de leurs pertes et l’absence totale de gains stratégiques tendent à faire de cet affrontement un échec patent pour le leader révolutionnaire. Pour les Américains, l’heure est aux représailles.

 

L’expédition punitive du général Pershing

Le 13 mars 1916, dans une note envoyée directement à Carranza, le gouvernement américain s’assure de l’autorisation officielle de traverser le territoire mexicain pour retrouver les auteurs du raid de Colombus. Le corps expéditionnaire se met en route dès le lendemain avec à sa tête le général John J. Pershing, vétéran des guerres contre l’Espagne et aux Philippines et futur commandant du corps expéditionnaire américain en Europe en 1917-18. Il se compose de quatre régiments de cavalerie, deux d’infanterie, une compagnie d’ambulances du Field Hospital, un corps d’éclaireur et, modernité technique oblige, le premier escadron aérien de reconnaissance, première unité de ce type opérationnel et qui allait effectuer son baptême de l’air. La troupe est répartie en deux colonnes, l’une allant vers l’Est avec quatre mille hommes, la seconde vers l’ouest avec deux mille hommes sous la supervision directe de Pershing. En tout, le corps expéditionnaire comptera jusqu’à quatorze mille  hommes. Ces hommes sont armés de mitrailleuses M1909. De fusils Springfield M1903, de pistolets semi-automatiques M1911. Officiellement, l’objectif est de capturer Villa pour le juger et l’exécuter aux États-Unis. Officieusement, Wilson a d’autres objectifs en tête. Il s’agit bien sûr, en premier, de sécuriser la frontière du pays et empêcher d’autres incursions de bandits. Mais aussi, de s’assurer de la pérennité du gouvernement fraichement reconnu de Carranza et se sans avoir l’air de trop s’impliquer dans la guerre civile mexicaine. Enfin, sur long terme, Wilson souhaite préparer l’opinion publique américaine à une entrée en guerre bien plus longue et onéreuse qu’il pense inévitable, sur le théâtre européen, tout en permettant un entrainement poussé à l’armée américaine dont il redoute qu’elle ne soit pas prête. Le président américain est alors dans une position délicate, devant jongler entre une opinion publique majoritairement hostile à l’entrée en guerre et la nécessité d’appuyer son allié et partenaire britannique en guerre contre l’Allemagne impériale. Rappelons que les prochaines élections présidentielles ont lieu en novembre 1916. Mais le raid de Columbine va changer la donne. Par l’indignation qu’elle suscite dans la presse et l’opinion américaine, l’attaque va permettre de créer une mentalité relativement favorable à l’expédition et, plus largement, à une intervention américaine à long terme sur des théâtres d’opérations éloignés.

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L’expédition franchit la frontière le 15 mars. La deuxième brigade de cavalerie atteignit Colonia Dublan dans la nuit du 17 mars. Le premier Escadron aérien (incluant huit Curtis JN3) décolla de Colombus le 16 mars et atteignit Dublan dans la nuit du 19 au 20 mars, perdant deux appareils en cours de vol. D’emblée, le climat et la géographie du pays se montrèrent de gros obstacles pour la troupe : beaucoup de routes indiquées sur les cartes étaient, en fait, impraticables pour les véhicules motorisés transportant vivres et munitions et, très vite, on dut transférer les charges sur des mulets et les wagons. Les avions durent affronter des vents et des vols en hauteur à cause des montagnes auxquels ils n’étaient pas préparés. Ajoutons à cela que la population mexicaine, fort hostile aux Américains, refusa majoritairement de les aider. Pershing envoya le Septième de cavalerie entamer la poursuite le 18 mars, suivi deux jours plus tard par le Dixième de cavalerie par chemin de fer. Jusqu’au début du mois d’avril, Pershing envoya d’autres troupes au Mexique, organisées en colonnes dans la direction des quatre points cardinaux. Les premières semaines de traque furent frustrantes, sans résultat hormis quelques escarmouches mineures. Le 29 mars, enfin, les Américains localisèrent le camp de Villa à San Geronimo, près de la ville de Guerrero, dans l’État de Chihuahua. Le chef révolutionnaire avait fait une halte dans la garnison après une victoire sur les troupes carranzistes. Les américains les attaquèrent au matin par surprise et la débandade fut complète pour les villistes qui déplorèrent cinquante-six tués (dont un général, proche compagnon de Villa) et trente-cinq blessés. Villa lui-même, près d’être capturé put s’échapper. Les Américains n’eurent que quelques blessés. Les prisonniers carranzistes furent libérés. Malgré la fuite de Villa, cette victoire tactique redonna confiance aux membres du corps expéditionnaire et gonfla leur moral. Le 1er avril, un autre affrontement improvisé avec les troupes villistes vit le dixième régiment de cavalerie du Major Charles Young mener la première charge de cavalerie américaine depuis 1898 ainsi que l’usage du premier feu plongeant avec des mitrailleuses par l’armée américaine. Mais, le 13 avril 1916, l’expédition prit un tournant dramatique lorsque le treizième régiment de cavalerie du major Frank Tompkins (128 hommes) fut attaqué par une troupe carranziste d’environ cinq cents hommes. Malgré les ordres reçus de ne pas attaquer les carranzistes, le major dut riposter. Deux soldats américains furent tués et six blessés tandis que les Mexicains déplorèrent quatorze tués. L’incident provoqua une forte tension diplomatique entre les deux pays et l’idée d’une nouvelle guerre ouverte entre les deux pays, semblable à celle de 1846-47, se fit jour. Cette tension révélait en fait au grand jour l’exaspération des troupes et partisans de Carranza face à la présence américaine dans leur pays, d’autant plus que cette présence, loin de l’affaiblir, renforçait Villa. En effet, ce dernier réussit au moins sur ce registre, en ralliant la cause patriotique à son camp, à regonfler ses effectifs. De cinq cents avant le raid sur Colombus, ses troupes se chiffrèrent à dix mille à la fin de 1916.

Finalement, un accord fut signé entre le chef d’État-Major américain, le général Hugh Scott, et son homologue mexicain, Alvaro Obregon. Les Américains n’iraient pas plus loin sur le territoire mexicain et se retireraient à brève échéance (sans que des dates précises soient données à ce retrait). Bien qu’en désaccord, Pershing appliqua les modalités de l’accord et fit notamment revenir quatre colonnes de cavalerie en route vers Parral dans la direction de l’État de Chihuahua où les Américains resteront concentrés durant le reste de l’expédition. Sur le chemin du retrait, le Septième régiment de cavalerie eut un affrontement mineur avec une bande villiste au village de Tomochic ou il perdit deux hommes contre une trentaine pour les villistes. Ce fut le 5 mai qu’eut lieu le principal affrontement dans la ville minière de Cusihuiriachic. Le onzième régiment de cavalerie, équipé de mitrailleuses et fort de quatorze officiers et trois cent dix-neuf hommes, sous le commandement du major Robert L Howze, affronta une troupe de cent quarante villistes commandés par Julio Acosta. Howze ordonna des charges de cavalerie au pistolet, par colonnes de quatre, de tous les côtés de l’hacienda tandis que les mitrailleuses appuyaient l’assaut par des tirs plongeants, une première à l’époque. Après plusieurs minutes de fusillades, les villistes durent se retirer, laissant derrière eux quarante-quatre morts et davantage de blessés. Les Américains n’eurent aucune perte. L’historien Friedrich Katz parle de cette bataille comme de « la plus grande victoire que cette expédition ait pu réaliser ». Le quatorze mai, un autre succès américain eut lieu, réalisé par le lieutenant Georges S Patton, aide de camp de Pershing et futur général de la Seconde Guerre mondiale. Parti s’approvisionner, l’officier découvrit le ranch de Julio Cardenas, un important chef villiste. Emmenant avec lui quinze hommes et trois voitures Dodge blindées, il mena la première action militaire américaine motorisée de l’histoire, réussissant à tuer Cardenas et deux de ses hommes. Il ramena les corps des trois hommes à Pershing qui le baptisa le « Bandito ». Patton aurait fait trois entailles à ses deux revolvers Colt Peacemakers pour les trois morts.

D’autres escarmouches suivront, le vingt-cinq mai ou encore les deux et neuf juin, impliquant peu de combattants et provoquant de faibles pertes, surtout pour les Américains. Parallèlement, d’autres raids mexicains eurent lieu sur le territoire américain, comme le cinq mai à Glenn Springs ou le quinze juin a San Ygnacio. Bien qu’ils furent meurtriers, ces raids demeurèrent faibles tant en intensité qu’en nombre et en dégâts infligés. Aucun n’atteignit l’ampleur de celui effectué sur Columbine. De plus, tous leurs auteurs furent tués ou blessés. Ils furent néanmoins suffisamment importants pour décider les Américains à déplacer trois régiments sur la frontière, faire appel aux milices d’État du Texas, de l’Arizona et du Nouveau-Mexique et, finalement, faire intervenir la Garde nationale. Des deux côtés, un essoufflement se fait sentir. Rapidement, les objectifs américains changèrent, passant de la capture de Villa à la sécurisation de la frontière et l’annihilation de toute attaque de bandits. Le dernier affrontement majeur de l’expédition aura lieu le vingt-et-un juin à Carrizal et verra ironiquement les Américains affronter les troupes carranzistes. Quatre-vingt-dix hommes du Dixième de Cavalerie dirigée par le capitaine Charles Trumbull Boyd s’étaient dirigés sur la ville où ils pensaient trouver Villa, mais trouvèrent sur leur chemin une troupe de trois cents carranzistes. Ignorant l’ultimatum mexicain, les Américains engagèrent le combat qui leur fut vite défavorable. Cinquante soldats, dont Boyd, y perdirent la vie et vingt-quatre furent capturés tandis que les Mexicains déplorèrent vingt-sept morts et une quarantaine de blessés. Ce sera le seul réel succès tactique mexicain de ce conflit (Bien que sans aucune conséquence stratégique).

Il n’y aura plus d’autres combats jusqu’au dix-huit janvier 1917, lorsque Pershing reçut l’ordre d’organiser le retrait américain. Cet ordre sera exécuté entre le vingt-huit janvier et le cinq février. Bien entendu, Pershing revendiquera le succès des opérations, mais les Américains n’ont réussi ni à capturer Villa ni à affaiblir ses troupes, au contraire. Surtout, l’intervention américaine a fortement compromis les relations de Washington avec le gouvernement de Carranza et les révolutionnaires mexicains en général, relations déjà fragiles avant l’expédition. L’expédition punitive de Pershing peut donc être vue comme un échec tactique. Cependant, il faut mettre à l’actif des Américains qu’ils ont réussi à montrer leur capacité d’intervention hors de leur frontière qu’ils ont finalement pu sécuriser. Surtout, leurs troupes ont expérimenté des techniques de combats (reconnaissances aériennes, tirs plongeants de mitrailleuses..) qui leur servira lors de leur prochaine grande intervention étrangère sur le théâtre européen l’année suivante. Du reste, Pershing et la plupart des hommes de l’expédition serviront également en Europe.

Échaudé par l’intervention américaine et le peu de cas fait à la souveraineté nationale mexicaine, Carranza va commencer à se tourner vers une puissance rivale des États-Unis, l’Allemagne impériale de Guillaume, déplaçant le conflit sur un terrain diplomatique et international.

 

Le télégramme Zimmerman ou la diplomatie allemande en embuscade

La rivalité germano-américaine existait déjà avant la Première Guerre mondiale et la campagne sous-marine allemande qui allait amener Washington à entrer en guerre contre le IIe Reich. Dès les années 1900, les États-Unis s’efforçaient de contrer les tentatives d’influence allemande dans les Caraïbes et le Pacifique par le biais des possessions teutonnes dans cette dernière partie du monde héritées de la fin de l’empire colonial espagnol. La diplomatie allemande a également déjà été en contact avec les dirigeants mexicains, notamment avec Victoriano Huerta comme nous l’avons déjà vu. Ce dernier était revenu aux États-Unis avec des fonds allemands et des munitions Mauser pour lancer un coup d’État. Mais la police américaine l’avait arrêté et les services secrets avaient récupéré les munitions qu’ils avaient ensuite fait livrer à Villa, non sans les saboter auparavant. Ce serait un motif supplémentaire possible pour le raid sur Columbine. Un premier contact avorté donc, mais qui aura des suites. Durant l’expédition américaine de Pershing, les relations américano-allemandes sont extrêmement tendues. Outre la compétition commerciale et la guerre sous-marine allemande contre les navires américains, l’empire du Kaiser se livre à une intense activité de sabotage et d’espionnage aux États-Unis. Wilson est dans une position délicate. Il pense, en effet, inévitable une confrontation avec Berlin, mais il doit composer avec une opinion publique peu encline a une entrée en guerre et, surtout, la présence d’une forte et active minorité allemande sur le sol américain qui a gardé des liens importants avec l’ancienne patrie européenne. Il faut donc au président américain une bonne raison pour entrer dans ce conflit mondial.

C’est dans ce contexte tendu et trouble qu’intervient l’affaire du télégramme Zimmerman qui va précipiter les événements. Arthur Zimmermann, ministre des Affaires étrangères du Reich allemand depuis le 22 novembre 1916 (il le restera jusqu’au 6 août 1917), déploya, durant l’ensemble de la Première Guerre mondiale, une intense activité diplomatique visant à saper les puissances alliées de l’Entente. Il participa notamment au soutien matériel et financier apporté aux révolutionnaires bolcheviques contre le régime du tsar de Russie ainsi qu’aux mouvements d’indépendance irlandais. Le 16 janvier 1917, il fit envoyer un télégramme à l’ambassadeur allemand au Mexique Heinrich Von Eckardt, préconisant des discussions avec le gouvernement de Carranza. Il s’agit alors d’une initiative privée de Zimmerman, visant autant à s’affirmer face à l’État-Major allemand et reprendre langue avec Ludendorff que de bâtir une alliance durable avec Mexico. En effet, les relations entre les deux hommes étaient alors tendues à cause de la réticence de Zimmerman à appuyer la guerre sous-marine décidée par Ludendorff. Ce dernier approuve l’initiative. Le cinq février, Zimmerman envoie un autre télégramme à Von Eckardt pour préciser la volonté allemande d’alliance avec Mexico. À cette époque, la marine militaire allemande est présente dans les eaux mexicaines pour défendre éventuellement ses ressortissants menacés par les affres de la guerre civile. À noter que, parallèlement, des efforts sont aussi tentés vis-à-vis du Japon (qui se rangera finalement du côté des alliés). Mais le télégramme de Zimmerman sera immédiatement intercepté par les services de renseignements britanniques, en l’occurrence le service de renseignement de l’amirauté de l’amiral William R Hall. Les Britanniques ne peuvent cependant le dévoiler publiquement, car ce serait faire savoir aux Allemands qu’ils ont cassés leur code chiffré ni le transmettre directement aux Américains, car le message a été intercepté sur une ligne télégraphique américaine. Ils décident donc d’utiliser un de leurs agents à Mexico pour saisir un exemplaire du télégramme dans la capitale mexicaine (l’ambassade d’Allemagne à Washington y avait envoyé le télégramme) afin de ne pas compromettre leur avantage ni leurs relations diplomatiques avec les États-Unis. Le vingt-trois février, l’amiral Hall remit le télégramme au ministre britannique des Affaires étrangères, Arthur James Balfour, qui le transmit à son tour à l’ambassadeur américain au Royaume-Uni Walter Page. Deux jours plus tard, le document arrivait au président Wilson. Le premier mars, le gouvernement remit à la presse le texte du télégramme qui reçut une grande publicité aux États-Unis. Il fut d’abord dénoncé comme un faux, autant par des groupes de pression pro-allemand que par des pacifistes et neutralistes américains. Mais son authenticité fut vite admise, surtout après l’aveu de Zimmerman lui-même dès le trois mars. Assez naïvement, celui-ci admit avoir pris cette initiative pour s’assurer de la neutralité américaine dans le conflit et n’utiliser cette alliance de revers que comme plan B. Cette confirmation eut seulement pour effet de retourner l’opinion publique américaine, jusque-là plutôt neutraliste et non hostile aux allemands (cependant, très anti-mexicaine) et de la rendre anti-allemande. L’événement pèsera lourdement dans la déclaration de guerre du Congrès américain à l’Empire allemand le six avril, sur demande express de Wilson.

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En fait, la proposition d’alliance de Berlin à Mexico était tout sauf solide. D’une part, du côté allemand, Berlin ne se sent nullement obligé (et ne prévois pas) d’aider fortement le Mexique en troupes, matériel et argent, déjà trop accaparé par l’effort de guerre en Europe. D’autre part, Carranza lui-même ne croit pas à cette alliance. Ne pensant pas viable la récupération de trois États américains peuplés majoritairement d’Anglo-saxons, il pense aussi que son armée est incapable d’affronter sa rivale américaine. Or, l’expédition de Pershing a contribué à son opinion. En effet, même s’ils n’ont pu capturer Villa, les Américains ont montré leur capacité d’intervention et leur force militaire. Leurs soldats ont pu vaincre à plusieurs reprises des ennemis supérieurs en nombre, et ce, au sein du Mexique. Aussi, le leader mexicain redoute fortement le renouvellement du scénario de la guerre de 1846-48 et l’occupation totale de son pays par les Américains (bien que ce ne fût jamais une option). C’est pourquoi il refusa par voie diplomatique, le quatorze avril 1917, la proposition d’alliance allemande. Le projet Zimmerman était donc, dès le début, voué à l’échec. Ce dernier ne s’en remettra pas et devra démissionner le six août, suite à l’entrée en guerre américaine aux côtés des alliés.

 

Une bataille aux conséquences frontalières importantes

 

L’implication allemande dans la guerre des frontières se manifesta une dernière fois, bien que de manière plus ambigüe, dans la bataille des deux Nogales (du nom des deux villes de Nogales, en Arizona et au Sonora, des deux côtés de la frontière) du 27 août 1918. Ce combat intervient suite à une période de grande tension due aux soupçons d’activité d’agents provocateurs allemands du côté mexicain, conséquence des révélations sur le télégramme Zimmerman,  et aux mouvements de transport d’armes et de munitions qui se multiplient à la frontière. Les Américains reçoivent même un message d’un mexicain les avertissant d’un projet d’attaque pour le vingt-cinq août. Le déclenchement est un incident banal impliquant un charpentier mexicain en transit vers le Mexique, sommé de s’arrêter coter américain et de s’avancer par les gardes mexicains. Une dispute éclate qui se conclut par un tir américain, probablement de sommation, qui déclenche une fusillade nourrie.  Les soldats mexicains affluent vers la frontière, rapidement appuyés par des centaines d’habitants armés. De leur côté, les Américains lancent le trente-cinquième régiment d’infanterie et le dixième régiment de cavalerie stationnant à Nogale, appuyés par des milices citoyennes locales. Rapidement, les Américains débordent les Mexicains et pénètrent profondément dans la ville de Nogales (Sonora) sous un feu nourri. Les combats dureront plus de trois heures et se termineront par la mort du maire mexicain Felix B Penaloza qui tentait de parlementer. Un cessez-le-feu fut instauré après que les Mexicains aient installé un drapeau blanc sur un bâtiment officiel. Ils déploreront cent trente morts, dont une trentaine de soldats et trois cents blessés. De leur côté, les Américains comptent cinq soldats et deux civils tués, vingt-huit soldats et plusieurs civils blessés. Certaines sources signaleront également deux agents allemands parmi les morts, accréditant la théorie d’une activité de subversion par Berlin, mais elles ne seront jamais pleinement confirmées. En tous les cas, les activités allemandes au Mexique cesseront définitivement. Il s’agit également du dernier combat opposant directement Américains et Mexicains, à l’exception de la bataille de Ciudad Juárez en juin 1919 qui vit huit mille soldats américains aider sept mille combattants mexicains carranzistes à battre définitivement neuf mille cinq cents révolutionnaires villistes.

Cette bataille méconnue et peu importante sur le plan tactique aura cependant un grand impact sur le plan politique. Elle va, en effet, provoquer un renforcement des contrôles à la frontière américano-mexicaine avec la création de services des douanes des deux côtés et, surtout, l’érection ultérieure d’une barrière permanente. Cette barrière, couvrant les frontières de la Californie, du Texas et de l’Arizona, servent encore aujourd’hui de marqueur physique de séparation entre les deux pays et sont encore aujourd’hui source de nombre de tensions et de revendications politiques des deux cotés,

 

De petites batailles aux implications énormes

 

En soi, les différents combats de cette guerre des frontières auront eu une importance militaire des plus réduites. Ils ne provoquèrent que de faibles pertes (cent vingt-trois morts pour les Américains et environ huit cent soixante pour les Mexicains, toutes factions confondues), d’autant plus comparativement aux pertes colossales du conflit européen, et aucun changement territorial pour les deux pays. Enfin, ce conflit très particulier n’a pas débouché sur un conflit ouvert et total, mettant aux prises des antagonistes nationaux clairement définis. Pourtant, cette petite guerre sans réel front aura un certain impact politique  au niveau continental, mais surtout international.

Comme nous l’avons vu, le corps expéditionnaire du général Pershing a initié un certain nombre de tactiques novatrices et inédites, telles que les tirs plongeants de mitrailleuses, l’usage de véhicules blindés ou les reconnaissances aériennes. De telles tactiques seront précieuses pour les Américains lors de leurs engagements ultérieurs, notamment sur le front européen en 1917-1918. Du reste, Pershing, Patton et une grande partie des soldats et officiers du corps expéditionnaire serviront en Europe, mettant en pratique l’expérience acquise sur le terrain. L’expédition a également permis de tester les capacités d’intervention américaine sur un théâtre d’opérations éloigné de son territoire. De telles expéditions ont déjà eu lieu auparavant, notamment lors des guerres contre l’Espagne et les Philippines. Mais ces dernières concernaient essentiellement la marine et des troupes terrestres relativement peu importantes. Dorénavant, il s’agira d’engagement massif et de troupes terrestres nombreuses. Les engagements ultérieurs sur le front européen lors des deux Guerres mondiales ou sur les différents théâtres de la Guerre froide seront, bien entendu, sans comparaison avec l’expédition de Pershing sur le plan numérique et matériel, mais cette dernière fut un bon test pour les Américains. Washington a ainsi clairement démontré sa capacité d’intervention hors de ses frontières et sa détermination politique, deux éléments qui marqueront la vie internationale, tant diplomatique que militaire, du XXe siècle. Sur un autre plan, les Américains ont également démontré leur capacité à défendre durablement leur frontière et celles-ci ne connaitront plus de violation telles que le raid de Columbine durant le siècle qui suit. On peut donc définir cette guerre des frontières comme une victoire stratégique américaine puisque Washington a pu non seulement réaliser ses objectifs immédiats (même si Villa n’a pas été capturé, il fut affaibli et perdra définitivement la guerre après la bataille de Ciudad Juárez, et la frontière fut sécurisée), mais aussi établir les bases de sa suprématie future sur la scène internationale.

Le Mexique, bien que finalement pacifié et stabilisé à partir de 1920, demeurera une puissance de second plan, en retrait par rapport a son puissant voisin. La symbolique de la suprématie américaine au détriment de son voisin mexicain se verra dans le destin des protagonistes politiques de cette nationalité qui finiront tous assassinée dans la décennie qui suit : Carranza en 1920, Villa en 1923 et Obregón en 1928.

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Photo : Francisco Villa, après la prise de Cd Juárez

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Florent Trolley de Prévaux

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