<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Entretien avec Jean-Marc Daniel : puissance et économie française #10

10 avril 2022

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Entretien avec Jean-Marc Daniel : puissance et économie française #10

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Jean-Marc Daniel dirige la revue Sociétal. Polytechnicien, il a travaillé dans l’administration, dans les cabinets ministériels, et a enseigné l’économie dans plusieurs grandes écoles. 

Entretien réalisé par Louis du Breil.

L’économie française semble peiner à faire ses preuves sur les marchés internationaux depuis au moins vingt ans. Comment expliquer ce creusement du déficit commercial ?

Le solde commercial de la France est négatif depuis plusieurs années, tandis que ses parts de marché reculent. Depuis la création de l’euro, nous sommes passés d’une part dans les exportations de la zone de 17,5% à une part de 12,5%. Néanmoins, ce déficit ne constitue qu’une partie du déficit extérieur. Pour un pays, ce qui est important, ce n’est pas son solde commercial en tant que tel, mais celui de sa balance des paiements courants. Ce solde incorpore les échanges de ce que l’on appelle « les invisibles ». La France est un pays touristique, elle a développé des services qui se placent bien à l’international et ses entreprises ont des implantations à l’étranger qui leur garantissent des revenus élevés. Au final, en 2021, si le déficit commercial enregistré par la Banque de France dans la balance des paiements était de -72,4 Mds €, le déficit des paiements courants n’était que de -25,8 Mds €, soit 1% du PIB. Ce résultat s’inscrit malheureusement dans la suite logique des années précédentes. Depuis 2005, d’année en année, la France accumule les déficits extérieurs, avec comme conséquence que sa position extérieure nette, c’est-à-dire la différence entre la valeur de ce que les Français détiennent à l’étranger et celle de ce que les étrangers détiennent en France, est de plus en plus négative. En 20 ans, depuis la fin 2001, cette position est passée de -40 Mds €, soit 2,7% du PIB à -695 Mds €, soit 30% du PIB fin 2020. La France se rapproche du plafond fixé par les accords européens qui est de 35% du PIB. Elle est en passe de rejoindre les pays d’Europe du Sud souvent montrés du doigt et s’éloigne de l’Allemagne : la position extérieure nette de la Grèce et du Portugal est lourdement négative, au-delà de 160% de leur PIB, tandis que l’Allemagne dispose d’un avoir extérieur net positif de plus de 70% de son PIB. Concrètement, la France vend son patrimoine immobilier et financier pour solder ses comptes extérieurs ; ne vendant pas assez à l’export pour payer ses importations, elle se vend pour maintenir son train de vie.

Après la crise du Covid-19, qu’aurait-il fallu faire pour relancer l’économie française en excluant les solutions keynésiennes ?

En 2020, la chute de l’activité était due à un choc exogène -la pandémie- dont les dégâts ont été amplifiés par le confinement. Les outils de la politique conjoncturelle dont la mission est d’éviter grâce à la gestion contra-cyclique de la demande l’inflation et le chômage étaient inadaptés. Si l’économie a été à l’arrêt, ce n’était pas par manque de demande, mais par blocage de l’offre. Les sommes astronomiques annoncées pour le financement de plans de relance, qui au départ étaient plutôt des plans de soutien, avaient du sens pendant le confinement pour assurer la préservation de la structure entrepreneuriale et écarter une faillite généralisée des entreprises. Ensuite, après le déconfinement et du fait du recours à la vaccination qui a permis d’endiguer la pandémie, ils étaient à côté de la plaque. C’est ce que constatait Olivier Blanchard, un des meilleurs économistes keynésiens, quand il condamnait l’excès des plans de relance, notamment ceux envisagés par l’administration Biden. Il déclarait dans un entretien avec la presse allemande :

« Ce n’est pas la dette élevée qui m’inquiète, mais le risque de surchauffe qui l’accompagne. »

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La formule de la CGT de 1944 selon laquelle il faut « produire d’abord, revendiquer ensuite » est plus que jamais d’actualité. Le retour dans les usines a été et est plus important que le retour dans les magasins, la mobilisation du travail est plus importante que l’augmentation de la dépense publique.

La croissance repose sur le travail et sur son efficacité, mesurée par sa productivité. Accroître la productivité doit être l’objectif premier d’une politique économique de long terme. Et pour ce faire, celle-ci doit favoriser fiscalement l’investissement des entreprises.

A l’issue des premières vagues pandémiques, on a beaucoup parlé de l’explosion de la dette de l’État français qui a franchi des seuils inédits. Un pays surendetté peut-il demeuré puissant ? Le poids de la dette est souvent associé à une perte de souveraineté économique. Qu’en pensez-vous ?

Les raisonnements qui mettent en avant une perte de souveraineté due à l’endettement public confondent en général dette publique et dette extérieure. Ils assimilent abusivement Etat et pays.

L’Etat vit dans sa propre monnaie : il perçoit ses impôts, paie ses fonctionnaires et verse les intérêts de sa dette dans sa monnaie. Et dans ce cadre, la banque centrale est à même de lui fournir les moyens dont il a besoin. En revanche, un pays en déficit a besoin de dollars. C’est le système bancaire, singulièrement la Banque centrale, qui est le gestionnaire des dollars, donc des devises étrangères. Un pays fait défaut lorsque, sur le marché des changes, sa Banque centrale se trouve dans l’incapacité de fournir les devises qu’on lui réclame.

Certes, la situation extérieure d’un pays est liée de façon comptable à celle de l’Etat. Chaque économie respecte l’identité comptable (S-I) + (T-G) = X-M où S est l’épargne, I l’investissement, T les impôts, G la dépense publique et X-M le déficit de balance des paiements courants. Il existe donc en économie une savante alchimie entre le déficit de l’État, la situation d’épargne des ménages et le déficit extérieur, ce que résume l’expression de « twin deficits » (déficits jumeaux). Mais ce sont les pays en déficit extérieur qui perdent leur souveraineté.

De façon immédiate et évidente quand ils font appel au FMI qui leur prête les dollars qui leur manquent. Mais il ne faut pas se tromper de diagnostic : si le FMI s’empare alors de la gestion de leurs finances publiques, c’est pour équilibrer (X-M) en faisant pression sur (T-G)). Lors de la crise asiatique de 1997, la Corée du sud dégageait des excédents budgétaires et avait une faible dette publique ; mais elle s’enferrait dans un déficit extérieur très élevé. Elle a dû se tourner vers le FMI qui a exigé une augmentation des impôts. En revanche, au Japon, une épargne privée surabondante permet au pays de disposer d’un avoir extérieur net très largement positif malgré une dette publique qui tangente les 250 % du PIB et d’être totalement souverain.

A plus long terme et de façon insidieuse quand ils vendent une partie de leur patrimoine à des acteurs étrangers pour se procurer les dollars qui leur manquent. C’est le cas de la France. Les étrangers détiennent une partie de sa dette publique, ce qui n’a pas d’influence sur les décisions prises par son gouvernement ; en revanche, ils détiennent aussi des entreprises, de l’immobilier c’est-à-dire des éléments clé de l’économie dont la gestion détermine l’avenir du pays. La France, qui est persuadée, du fait du discours de ses dirigeants, d’être un pays très épargnant, manque en fait d’épargne puisque (X-M) y est négatif. L’épargne excédentaire privée n’est pas en mesure de compenser le déficit de l’Etat si bien que nous vendons régulièrement une partie de notre patrimoine. Si on peut considérer que la dette publique a amputé notre souveraineté, ce n’est donc que de façon indirecte.

De nombreuses entreprises françaises se font racheter par des grands fonds de pension étrangers. La responsabilité en est souvent imputée à la mondialisation « sauvage et débridée » sans considérer le fait que la France ne dispose pas de fonds de pension de cette envergure. Le système de retraite par répartition en ne permettant pas la création de fonds de pension ne nuit-il pas à la puissance française ?

Comme nous venons de le voir, ce qui explique le passage d’une partie croissante de notre patrimoine productif entre les mains d’acteurs étrangers est un manque global d’épargne. Cela n’a rien à voir avec la mondialisation. Le FMI, dans un de ses papiers théoriques, rappelle qu’un déficit extérieur qui rend un pays de plus en plus dépendant des autres pays est la conséquence soit d’une « consommation débridée » qui réduit l’épargne privée, soit d’une « politique budgétaire inconsidérée » qui réduit l’épargne publique. Pour corriger cette situation, l’effort doit porter sur les deux volets de la constitution de l’épargne. Il est certain que des fonds de pension permettraient d’y contribuer. Pour l’instant, des outils se mettent en place qui vont dans le sens d’une introduction de fonds de pension. La loi « Pacte » a rationnalisé au travers de la création des PER (plan épargne retraite) les outils en question. Historiquement et théoriquement, les périodes d’inflation favorisent la retraite par répartition alors que celles de stabilité des prix favorisent la capitalisation. Même si des tensions sur les prix se font jour en ce moment, la tendance étant plutôt à une faible inflation, l’émergence nécessaire de fonds de pension devrait être facilitée.

Introduit définitivement il y a vingt ans, l’euro a-t-il été un multiplicateur ou une entrave à la puissance économique française ?

On peut parler d’ingratitude de la France par rapport à l’euro et aux règles qui régissent la zone euro. En effet, compte tenu de ses déficits extérieurs récurrents- celui de 2020 avait retrouvé le niveau de celui de 1982, qui avait obligé la France à adopter la « politique de rigueur » – on peut se demander si, sans l’appartenance à l’euro, elle ne serait pas menacée de connaître le sort du Royaume-Uni en 1976, obligé de faire appel au FMI. Quoi qu’il en soit, elle aurait dû corriger sa politique économique et n’aurait pas pu s’autoriser le laxisme budgétaire actuel.

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Pourtant, malgré la protection due aux excédents des pays de l’Europe du nord, la France ne cesse de critiquer la zone euro. Lors de la remise de son prix Charlemagne en 2018 à Aix-La-Chapelle, Emmanuel Macron stigmatisait le « fétichisme perpétuel pour les excédents budgétaires et commerciaux », ciblant plus ou moins explicitement les Allemands et les Néerlandais. En décembre 2021, dans un article cosigné par Mario Draghi, il dénonçait des règles budgétaires européennes « trop obscures et trop complexes » et réclamait de pouvoir « disposer d’une plus grande marge de manœuvre » pour « réaliser les dépenses clés nécessaires à notre avenir et à notre souveraineté. »

Ce genre de prise de position suscite une réaction de plus en plus agacée de nos partenaires européens. Cet agacement se traduit par un renforcement du groupe des pays dits « frugaux ». Aux quatre « frugaux » d’origine que sont les Pays-Bas, l’Autriche, la Suède et le Danemark se sont jointes la Finlande, la Lettonie, la Slovaquie et la République tchèque à l’occasion de la signature, en septembre 2021, d’une lettre appelant au respect pur et simple des traités.

Le résultat est une perte d’influence relative de la France en Europe. Porte-parole des « frugaux », le premier ministre néerlandais Mark Rutte s’oppose de plus en plus vertement à la France et à son laxisme. Le 1er mars 2020, il déclarait lors d’une conférence à Berlin:

« Sans un euro fort ni une union monétaire stable, discuter de l’avenir de l’Europe n’est qu’un exercice théorique. Je plaide pour un retour à la promesse originelle de l’euro. À la promesse qu’une monnaie commune nous apporterait à tous un surcroit de prospérité et non pas une redistribution de la prospérité existante. Car c’est en fin de compte ce qui se passe lorsque nous continuons à accepter que certains pays accumulent déficits et dettes »

Il s’appuie assez souvent dans ses diatribes contre la France sur les intentions initiales des fondateurs de l’euro, dont François Mitterrand qui écrivait dans sa « Lettre à tous les Français » rédigée à l’occasion de la campagne présidentielle de 1988 :

« L’ECU – l’ancien nom de l’euro-, pour peu que les Européens s’y décident, constituera avec le dollar et le yen l’un des trois pôles du nouvel ordre monétaire ».

Faire de l’euro un pôle monétaire susceptible de rivaliser avec les Etats-Unis aurait incontestablement renforcé la puissance de la France. L’incapacité de certains pays dont la France à respecter les règles de la zone n’a pas permis d’atteindre cet objectif.

Les impôts de production ont-ils des effets économiques conséquents ou s’agit-il simplement d’une mode médiatique passagère ?

Il est incontestable qu’il y a un effet de mode, du fait notamment du rapport du Conseil d’analyse économique de 2019 sur ces impôts. Néanmoins, par-delà cet effet de mode, il y a un vrai problème. Dans le rapport en question, les auteurs proposent de supprimer la C3S (contribution sociale de solidarité des sociétés) à propos de laquelle ils écrivent que sa « nocivité n’a pas d’égal dans notre système fiscal ». Mais le problème de la fiscalité des entreprises est plus large. Dans un rapport sur la France de septembre 2017, l’OCDE commençait son chapitre sur la fiscalité:

« La fiscalité est complexe à cause du grand nombre d’exonérations et réductions d’impôts qui sont fréquemment modifiées. Ceci renchérit le coût déjà élevé de la discipline fiscale et du recouvrement de l’impôt. Par exemple, les entreprises doivent s’acquitter de 233 prélèvements fiscaux et sociaux. Les impôts sur la production, comme la contribution sociale de solidarité des sociétés assise sur le chiffre d’affaires des entreprises et la contribution sur la valeur ajoutée des entreprises, réduisent les marges bénéficiaires et pèsent particulièrement lourd : 3 % du PIB, contre 1 % en Espagne et 0.4 % en Allemagne. La simplification de la fiscalité, passant par la suppression de certains impôts, l’abaissement des taux et l’élargissement des bases d’imposition, devrait demeurer une priorité ».

Puisque nos entreprises s’acquittent de 233 prélèvements, il est urgent de procéder à une « nuit du 4 août » de leur fiscalité. Il s’agirait de limiter les exigences les concernant au paiement d’un impôt unique sur les bénéfices, un IS sans niches, sans progressivité et dont le taux serait voisin de celui de nos partenaires européens.

Quelles seront les grandes priorités économiques pour le président élu en avril 2022 ?

Nicolas Mankiw, dont les manuels structurent l’enseignement mondial de l’économie, résume les connaissances économiques actuelles en 10 principes. Son principe 8 s’énonce : « Le niveau de vie d’un pays dépend de sa capacité à produire des biens et services ».

Cela implique de cesser de sacrifier le travail et de rompre avec les illusions de la toute-puissance de la banque centrale et de l’efficacité de plans de relance dispendieux. Ce ne sont pas les dettes publiques qui rendent riche. Ce n’est pas parce que l’on dépense que l’on est riche. C’est parce que l’on est riche que l’on dépense. Et l’on n’est riche que des fruits du travail. Le gouvernement qui prendra les rênes après les élections présidentielles devrait donc avoir deux priorités : résorber le déficit public structurel, celui qui est indépendant des fluctuations conjoncturelles liées au cycle économique ; allonger la durée du temps de travail pour accroître la croissance potentielle et la production afin que la demande se porte moins vers les importations, et que l’on tire toutes les conséquences du principe 8 de Mankiw. Cette seconde priorité suppose de retarder l’âge de départ en retraite à, par exemple, 67 ans, de refondre les 35 heures afin de permettre à tout un chacun de travailler autant qu’il le souhaite et de revoir le nombre de jours fériés.

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