La puissance est-elle une idée française ? Comment se perçoit encore la puissance en France, alors que l’empire colonial a disparu et que les positions françaises en Afrique se réduisent ? Éléments de réponse avec Charles Millon, ancien ministre de la Défense et représentant permanent à Rome auprès de la FAO.
Entretien réalisé par Louis du Breil.
La puissance française est-elle condamnée en Afrique ?
L’expression de la puissance française va changer avec l’évolution politique générale. On le voit aujourd’hui en Afrique avec la guerre sourde qui est en train de se structurer entre les grandes puissances. Une première guerre économique a déjà été engagée avec la Chine il y a quelques années et désormais une deuxième guerre économique et idéologique est engagée avec la Turquie. On voit aussi apparaître la Russie qui utilise ses modes opératoires classiques avec des mercenaires dépendant du pouvoir russe en Centrafrique ou au Mali.
La puissance française qui était calme et établie en Afrique depuis des décennies est complètement remise en cause et il va falloir réfléchir à comment elle va désormais s’exprimer. Dans cet esprit, on voit émerger un certain nombre d’analyses sur l’utilisation de notre potentiel maritime, notre ZEE (zone économique exclusive) étant la deuxième du monde. C’est peut-être à partir des zones maritimes qu’il va falloir redéfinir une politique de puissance non seulement à partir des ressources mais aussi au niveau des lieux d’interventions de la France dans d’éventuels conflits. La possibilité d’avoir une flotte qui soit affectée à ce genre d’opérations et qui nous évite d’avoir une présence terrestre sur le long terme qui affilie parfois la France à une puissance « colonisatrice » nous ferait gagner en efficacité et éviterait de choquer les populations locales.
Quels sont les grands atouts de la puissance française ?
Le premier atout, on l’oublie souvent, c’est que la France a conservé des forces armées équipées et entraînées de premier rang. En Europe c’est la seule armée de ce niveau avec l’armée britannique. Nous avons aussi une vraie puissance nucléaire et une industrie de défense compétitive. Nous n’avons certes pas la puissance financière américaine mais nous avons dans le domaine militaire tous les éléments de la puissance. Même dans la politique spatiale, l’espace étant un futur terrain de confrontation, la France est bien positionnée. Si la France le veut, elle peut demain avoir avec cette dimension militaire un élément de puissance qui est assez extraordinaire.
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Le deuxième atout est la présence française sur tous les continents. On en a parlé au moment du référendum en Nouvelle Calédonie. Demain l’Indopacifique sera la principale zone de tensions et la France en sera un des grands acteurs avec la Nouvelle Calédonie, la Polynésie, la Réunion et ses autres îles dans l’océan Indien. J’avais espéré que pendant la campagne présidentielle, on ait ce débat. Le débat de la mer est en train d’apparaître tout doucement et je pense que la France peut être un des grands acteurs. Il faut d’abord définir les règles d’exploitation de nos ressources dans notre ZEE. Il y a presque tout dans cette ZEE : tous les métaux qui nous manquent et un nombre assez extraordinaire de matières premières selon les scientifiques. Un peu comme on a un Commissariat à l’Énergie Atomique il nous faudrait un Commissariat pour les Zones Maritimes.
Un troisième atout est l’énergie nucléaire et je me félicite que le gouvernement ait relancé le programme civil. On s’aperçoit que la France est un des seuls pays à pouvoir continuer à parler calmement avec la Russie parce qu’elle ne dépend ni de son gaz ni de son charbon et qu’elle conserve sa puissance nucléaire militaire qui nous permet de participer aux négociations internationales.
Finalement, la France a de très grands atouts et reste une grande puissance. Il ne lui manque pas grand-chose pour pouvoir s’affirmer davantage dans le concert des nations.
Qu’est-ce qu’il lui manque ?
Il lui manque surtout une volonté politique et un discours moins décadent. Il faut maintenant expliquer que si on se bat pour que la France ait tous ces éléments de puissance, ce n’est pas par orgueil ou bien par esprit de domination, c’est simplement parce qu’on pense qu’on est porteur d’une certaine civilisation et qu’on veut au moins garantir son existence dans le temps. On veut aussi la promouvoir parce qu’elle respecte la dignité de chacun et la liberté choix.
Je pense ainsi que la francophonie est très importante et que la France a tout intérêt à renforcer les réseaux de diplomatie culturelle dont elle dispose déjà : les lycées français et les centres culturels. Les jeunes qui ont fait les lycées français continuent à avoir des relations avec la France et les jeunes qui sont passés dans les centres culturels continuent à s’intéresser à la France. Il faut faire un effort de présence qui peut passer par des lycées publiques mais aussi pourquoi pas par un réseau d’écoles commerciales privées comme le font les Anglo-Saxons par exemple.
Il nous manque aussi de faire un choix très clair entre l’Europe et la France. Est-ce qu’on veut développer une politique européenne de la défense ? Ou est-ce qu’on continue à affirmer une politique nationale de défense qui peut s’allier avec d’autres pays dans le cadre de coopérations minilatérales afin de mener des opérations spécifiques. Personnellement je suis plutôt pour la deuxième solution et d’abord parce qu’elle a montré qu’elle était efficace. J’ai eu l’honneur sous les ordres du Président de la République de mettre en place une force de réaction rapide dans le cadre du conflit en Bosnie. On a compris qu’il était possible de mettre en place une force efficace avec peu de pays. Cette force a permis de rétablir une crise militaire et a donné à la France son mot à dire dans cette crise qui était latente à l’époque et qui est devenue vive à ce moment-là. Je me demande s’il ne faut pas réfléchir à un système de coordination plutôt qu’à un système d’unification. L’Europe n’a pas encore bien choisi ce qu’elle devait être. Sous l’angle politique et militaire, elle ne peut pas être une Europe-empire. En réalité, il faut que l’Europe soit confédérale au maximum. Il faut donc garder la puissance militaire au niveau des nations et avoir une excellente coordination au niveau européen.
L’achat de F35 par l’Allemagne pendant l’invasion en Ukraine est-elle un signal ?
Non, je ne crois pas. Je pense qu’il y a une concurrence entre les industries de défense nationales. Je le dis franchement parce que lorsque Dassault a décidé de faire le Rafale, il l’a fait contre les conseils européens. A l’époque les Européens étaient concentrés sur l’Eurofighter qui ne s’est pas avéré bon alors que le Rafale s’est avéré excellent. Dans le secteur de la défense, je ne pense qu’il faille nécessairement faire des fusions artificielles. Il faut des armes compatibles les unes avec les autres mais on n’est pas obligés d’avoir tous les mêmes équipements.
Finalement, l’Union européenne est-elle à votre avis un multiplicateur ou bien une entrave à la puissance française ?
Si l’UE veut être tout c’est une entrave. Si elle veut être une confédération des nations, elle peut être un atout. Aujourd’hui elle n’a pas choisi et sa bureaucratie pourrait bien faire déraper l’Europe. Il faut qu’elle comprenne qu’elle n’est pas là pour remplacer les nations. L’Europe n’est pas les États-Unis. Les États-Unis ont été créés de toutes pièces, ils ont organisé leur confédération de toutes pièces. En Europe, les pays sont là depuis des siècles et donc il faut respecter leurs traditions.
Un des grands défis que les hommes politiques européens de demain sera de redéfinir ce qu’on veut faire ensemble. Si les fonctionnaires européens continent à penser que l’Europe peut remplacer les nations, ce sera catastrophique. Si une rupture apparaît entre l’Union et les pays, cela pourrait être très déstabilisant. Il y a pour cette raison une responsabilité des hommes politiques de réfléchir aux moyens de faire de l’UE un atout et non pas un frein au rayonnement de la France.
Face à l’invasion russe de l’Ukraine, Macron se trouve dans la situation paradoxale de celui qui veut à la fois être l’intermédiaire de paix et le sanctionner. Qu’est-ce qui manque à la diplomatie française pour qu’elle retrouve sa force ?
Revenons en arrière. Je pense que ce qui manque à la politique étrangère française, c’est la vue à long terme. Ce qui a marqué les gens, c’est Henry Kissinger qui pensait 50 ans en avance. Regardez maintenant comme il est mis sur les autels ! Il faut qu’on essaye d’avoir des écoles qui réfléchissent très longtemps en avance. Dans le cas de la Russie, je pense qu’il aurait fallu avoir après la chute du mur des accords de coopérations très forts et on ne les a pas eus.
Quand j’étais ministre de la Défense, je me souviens avoir demandé au président de la République s’il on devait discuter ou amender le traité de l’Atlantique Nord parce que le pacte de Varsovie avait disparu. Dans cette optique, j’avais demandé au président Jacques Chirac de transformer ses rapports humains étroits avec les autorités russes en rapports politiques pour aller vers une intégration de la Russie dans un traité européen. Les historiens diront pourquoi ça ne s’est pas fait (échecs électoraux de Jacques Chirac en 1997, évolutions en Russie entre le départ d’Eltsine et l’arrivée de Poutine). Je ne suis pas assez spécialiste pour en expliquer les raisons mais il n’empêche que c’est une occasion ratée car il y avait une volonté des deux côtés.
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Nous avons d’excellents diplomates que ce soient au niveau de l’action ou de l’analyse. C’est pourquoi je souhaite qu’on ait une véritable école pour prévoir les choses cinquante ans en avance et ainsi permettre à la France de conserver son rôle de grande puissance et de garantir la paix et ses rapports de coopération.
Pour revenir à aujourd’hui, je pense que la situation est très compliquée. La pire des choses en politique c’est l’humiliation. Je pense que la Russie a l’impression ou la conviction d’avoir été humiliée et voudrait retrouver sa dimension impériale. Je pense qu’on ne retrouve pas une situation ante ni en géographie, ni en histoire, ni en politique. Il faut avoir un projet nouveau et il faut l’expliquer. Je ne pense pas que le retour à une situation antérieure soit la meilleure solution. Or cela semble être l’axe que prend aujourd’hui la politique russe. Il va falloir une réflexion de fond au niveau de la diplomatie française mais aussi occidentale pour préparer l’avenir parce que la guerre de l’Ukraine est un échec qui va marquer notre époque. Au lieu d’en faire un échec, il va falloir qu’on en fasse un évènement qui nous oblige à rebondir positivement et à voir comment on peut mettre en place des garanties de rapports respectueux de chacun.
Le déclassement de la France au rang de « puissance moyenne » a été vécu comme une forme de traumatisme. La peur du déclin est-elle une entrave ou un levier pour la puissance française ?
Je pense qu’il faut que la France retrouve ses racines. En politique, quand on est un peu perdu on se tourne vers le jardinage. En fait la politique c’est du jardinage. Si vous voulez qu’un pays se porte bien, il faut que la terre autour de l’arbre soit bien labourée. Aujourd’hui il va falloir permettre à la France de retrouver ses racines. Cela veut d’abord dire respecter ses racines, ses provinces, ses richesses diverses. Tous les pays ont ça. En même temps, il faut redonner une fierté aux gens. Je ne suis pas nationaliste au sens classique du terme, mais je suis respectueux de la tradition, de la patrie et de l’histoire. Tout cela permettrait à la France de retrouver un élan. Il faut que cet élan se traduise en termes démographiques. Une des grandes questions d’aujourd’hui est : comment réinitier une politique démographique qui s’appuie sur un projet ou une espérance. C’est le même problème partout en Europe. Je suis par exemple très inquiet du déclin démographique en Espagne et en Italie qui sont des pays voisins culturellement proches. Comme vous le savez, quand un pays est en déclin démographique, les puissances de déstabilisation apparaissent.
Pour revenir à l’actualité, je pense que c’est un des problèmes russes. La Russie est poursuivie par sa baisse démographique. Elle n’arrive pas à faire la transformation économique à laquelle elle aspire depuis longtemps. Elle reste une économie de rente du secteur primaire et n’arrive pas à passer au secteur secondaire. Une des raisons est le déclin démographique.
Je pense que la démographie est un des éléments fondamentaux de la puissance et que nous sommes aujourd’hui en train de le perdre.
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