<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> La dialectique de la diplomatie et de la puissance #5

5 avril 2022

Temps de lecture : 6 minutes

Photo : La puissance de la phalange

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La dialectique de la diplomatie et de la puissance #5

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À la fin du livre cinquième de son Histoire de la Guerre du Péloponnèse, Thucydide met en scène, de façon dramatique, le dialogue singulier établi par les Athéniens avec les habitants de l’île de Mélos. Forts de leur suprématie sur les mers, les Athéniens ne se résolvaient pas à accepter la simple neutralité revendiquée par les Méliens et exigeaient de ces derniers qu’ils se soumissent.

Au détour d’une phrase, les émissaires athéniens révélaient, sans ambages, la manière dont ils comprenaient le lien entre puissance et diplomatie. :

« De notre côté, nous n’emploierons pas de belles phrases ; nous ne soutiendrons pas que notre domination est juste… nous le savons et vous le savez aussi bien que nous, la justice n’entre en ligne de compte dans le raisonnement des hommes que si les forces sont égales de part et d’autre ; dans le cas contraire, les forts exercent leur pouvoir et les faibles doivent leur céder[1]. »

Ce passage est d’autant plus remarquable qu’il constitue, d’après Jacqueline de Romilly, « l’unique dialogue[2] » de l’oeuvre de Thucydide. Cet échange très direct laisse voir comment, à des degrés divers et selon les situations, la conduite de la diplomatie demeure indissociable du fait de puissance. Souvent cité par les théoriciens des relations internationales, cet épisode originel garde une valeur emblématique pour l’ensemble des écoles réalistes, qui affirment le caractère matriciel des rapports de force dans l’évolution des relations internationales.

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Un lien intime existe entre la puissance d’un Etat et la diplomatie qu’il conduit

L’analyse de l’histoire permet de saisir la permanence, dans les relations internationales, des liens faisant dépendre la forme et l’orientation de l’action diplomatique d’un Etat de la puissance effective dont il dispose. Ce qu’une unité politique a la capacité physique de faire dans le but d’atteindre sa propre fin, qui est la défense de ses intérêts, lui octroie un rang, une certaine position sur le théâtre international, une audience et une crédibilité. Cette capacité d’action directe en quoi consiste la puissance est à distinguer de l’influence d’un Etat, assise sur sa force de persuasion, même si celle-ci peut aussi en être fonction. La puissance se conçoit ainsi comme le soubassement de la diplomatie ; et l’histoire du monde, écrite en définitive par les diplomates, est celle des peuples aux prises les uns avec les autres, mesurant en permanence leur puissance pour faire valoir leurs intérêts.

Leopold von Ranke, père de l’Historismus, va en ce sens, lorsqu’en 1836, dans son Politisches Gespräch, il fait dire au personnage de Friedrich, censé développer ses vues :

« Je considère que la vraie politique doit nécessairement avoir un fondement historique et reposer sur l’observation des Etats puissants, ayant prospéré par eux-mêmes jusqu’à atteindre un développement remarquable[3]. »

C’est donc du fait de puissance, à en croire Ranke, que les transformations qu’a connues le monde, en bien ou en mal, ont principalement procédé. Le regard du diplomate, comme de l’historien, doit donc être dirigé, « non sur les concepts », honorés un temps par telle ou telle fraction de l’humanité, mais « sur les peuples » eux-mêmes, qui, par leur action, se sont illustrés ; « sur l’influence » qu’ils exercent les uns sur les autres ; « sur les combats » qu’ils se sont livrés ; « sur le développement » qu’ils ont connu dans la paix ou dans la guerre[4] : présentés comme antipodes aux Begriffe abstraites des philosophes, les termes Völker, Einfluß, Kämpfe, Entwicklung, qu’emploie Ranke, s’imposent comme autant d’éléments fondamentaux d’une vision très concrète du monde, où la paix se définit avant tout comme l’équilibre des puissances.

Dans la même perspective, le fondateur du réalisme classique, Hans Morgenthau, qui concevait la politique internationale comme une « lutte pour la puissance et pour la paix[5]« ,pouvait ainsi analyser la pensée de Machiavel :

« Il n’a fait que voir lucidement que, si l’on souhaite connaître le succès dans les affaires étrangères, l’on ne peut qu’utiliser les instruments au moyen desquels des buts en la matière sont atteints – c’est-à-dire la politique de puissance[6]. »

Les opérations militaires conduites par la Russie sur le territoire de l’Ukraine illustrent de manière patente la permanence du fait de puissance dans les relations internationales, en particulier dans un monde façonné par la divergence des intérêts et l’affirmation d’une forme de multipolarité.

La puissance n’est toutefois pas l’unique déterminant de la diplomatie

Il serait excessif de faire fi de la complexité des déterminants de la pratique diplomatique en prétendant les rapporter au seul dénominateur de la puissance.

Ranke affirme, avec nuance, qu’il serait vain de ne chercher dans l’affrontement de puissances historiques que le choc de forces brutes : selon l’historien prussien, aucun Etat n’a jamais duré sans socle spirituel, ni sans principe spirituel l’innervant.

L’orientation d’une diplomatie peut dépendre quelquefois, selon une compréhension constructiviste des relations internationales, de l’alchimie des personnalités en confrontation ou de la force des usages unanimement reconnus par l’ensemble des acteurs étatiques.

Sa forme varie également en fonction des objectifs qu’elle se propose, qui sont de nature politique et en vue desquels la puissance n’est qu’un moyen.

De plus, la puissance comme facteur international ne peut s’entendre de manière absolue, abstraite, détachée de la réalité du concert international. En effet, une chose est la recherche de puissance d’un Etat analysée en termes absolus, une autre est le résultat politique résultant de la confrontation des intérêts contradictoires des acteurs étatiques.

Le succès diplomatique d’un Etat ne procède pas uniquement du développement unilatéral de sa propre puissance : il doit être cherché à travers la confrontation des intérêts nationaux.

Dans sa thèse de doctorat, publiée en 1957, qu’il a consacrée à l’étude du règlement diplomatique de la situation européenne après la chute de Napoléon, Henry Kissinger reprend un mot du chancelier Metternich, selon qui « les Etats isolés n’existent que comme abstractions de soi-disant philosophes », pour affirmer, en termes très rankéens, par opposition aux « philosophes » et sans se soucier d’anthropologie, la réalité fondamentale que constitue, au long de l’histoire, la société plurielle des unités politiques souveraines[7].

Cela signifie que, pour tendre à sa fin, l’effort diplomatique d’un Etat doit se référer à une définition claire de son intérêt national pour réguler sa quête de puissance. Contrairement à une idée simple, la voie de l’intérêt national n’est pas celle de la volonté de puissance. Le choix de prendre l’intérêt national comme boussole conduit nécessairement l’Etat, en le plaçant au contact des intérêts nationaux divers des autres puissances, à limiter des propres appétits.

Il convient ainsi, selon cette lecture, de distinguer entre la volonté de puissance effrénée des entités politiques révolutionnaires, désireuses de renverser l’ordre mondial établi, et la quête d’équilibre,  en quoi procède le développement de la puissance d’un Etat, rationalisé par l’intérêt national.

Ainsi s’opposent les politiques internationales conservatrices, qui, sans renier le besoin de puissance, tendent à inscrire leur action dans le cadre du concert interétatique, et les politiques révolutionnaires, qui ont pour horizon une extension potentiellement infinie de puissance par un recours systématique à la force. Ainsi s’opposent Metternich et Napoléon.

Le dialogue diplomatique des puissances sert à établir un ordre

Le rapport dialectique de la puissance et de la diplomatie, dont le moyen terme est l’intérêt national, a pour fin de rendre possible une stabilité et donc un équilibre. La fin de la puissance, régulée par l’intérêt national, n’est autre que l’équilibre. Loin d’être cultivée pour elle-même, la puissance étatique prend tout son sens par référence à l’ordre mondial auquel elle contribue, dans le dialogue qui la lie aux autres puissances.

Ainsi, la diplomatie s’appuie sur la puissance pour donner vigueur à l’intérêt national qu’elle promeut en dialogue avec les autres intérêts nationaux, en vue d’un équilibre facteur d’ordre.

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Doctorant en histoire des relations internationales, Olivier Chantriaux est chercheur associé à la chaire de géopolitique de l’école supérieure de commerce de Rennes, la Rennes School of Business.

[1]Thucydide, Histoire de la guerre du Péloponnèse, traduction et introduction par Jean Voilquin ; notes de Jean Capelle, Paris, Garnier-Flammarion, 1966, 318 p.

[2]Jacqueline de Romilly, Thucydide et l’impérialisme athénien, Paris, Les Belles-Lettres, 1947, 326 p. ; p. 238.

[3]Leopold von Ranke, Politisches Gespräch, 1836, https://www.projekt-gutenberg.org/ranke/poligesp/poligesp.html : « Friedrich : Ich halte dafür, die echte Politik muß eine historische Grundlage haben, auf Beobachtung der mächtigen und in sich selbst zu namhafter Entwicklung gediehenen Staaten beruhen. »

[4]Leopold von Ranke, Geschichte und Philosophie, 1830, § 4, cf. https://www.projekt-gutenberg.org/ranke/gescphil/gescphil.html :

« Nicht auf die Begriffe demnach, welche einigen geherrscht zu haben scheinen, sondern auf die Völker selbst, welche in der Historie tätig hervorgetreten sind, ist unser Augenmerk zu richten; auf den Einfluß, den sie aufeinander, auf die Kämpfe, die sie miteinander gehabt; auf die Entwicklung, welche sie inmitten dieser friedlichen oder kriegerischen Beziehungen genommen. » (passages soulignés par nous)

[5]Le titre complet de son ouvrage fameux, Politics among nations : the struggle for power and peace, [New York, Knopf, 1954, réédition par McGraw-Hill Higher Education en 2005, 752 p.] met en parallèle et conjoint visiblement « la lutte pour la puissance et pour la paix ».

[6] Hans J. Morgenthau, « Dilemmas of U.S. Foreign Policy, » University of Chicago Roundtable, No. 312, March 12, 1944 : « He [Machiavelli] only saw clearly that if you want to be successful in foreign affairs, you must use the instruments by which foreign aims are achieved – that is, power politics. »

[7]Clemens Metternich, Aus Metternichs Nachgelassenen Papieren, 8 volumes, édités par Alfons von Klinkowström (Vienne, 1880), vol. 1, p. 34, cité par Henry A. Kissinger, dans A World restored, Metternich, Castlereagh and the problems of peace, 1812-1822, Londres, Phoenix Press, 2000 – première édition en 1957 –, p. 13 : « Isolated states exist only as the abstractions of so-called philosophers. In the society of states, each states has interests… which connect it with the others. The great axioms of political science derive from the recognition of the true interests of all states… »

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À propos de l’auteur
Olivier Chantriaux

Olivier Chantriaux

Docteur en histoire des relations internationales et diplômé de l'Institut d'études politiques de Bordeaux.

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