Après dix années d’éviction des institutions internationales, la Syrie fait son grand retour. Dans le monde arabe en premier, mais aussi dans les instances supranationales. Pour Damas, c’est un retour à la normalisation et donc, peut-être, à la vie d’avant.
Cependant, le récent réengagement arabe avec la Syrie ne doit pas être considéré comme un revirement soudain. Il représente l’aboutissement de tendances géopolitiques qui gagnent lentement du terrain depuis 2016. Les liens croissants des États de la région avec la Russie ont également probablement encouragé la normalisation, compte tenu de l’intérêt direct de Moscou à restaurer la légitimité internationale de Damas. Les raisons sont assez simples finalement. D’abord, réduire l’influence iranienne dans le pays, car l’isolement arabe n’a fait que renforcer Téhéran en Syrie[1]. Ensuite, les raisons économiques impérieuses de certains pays voisins (on pense à l’effondrement économique du Liban), essentiellement pour des raisons de transit, ont rappelé le caractère stratégique de la géographie syrienne : renouer avec Damas permettrait une stabilité régionale accrue, qui à son tour, restaurerait la connectivité nécessaire à la Syrie pour reprendre son implication dans les économies voisines. Enfin, certaines trajectoires nationales échappent à toute généralisation et participent aussi de ce mouvement.
Un axe anti-iranien
Depuis la décision des Émirats arabes unis de rouvrir leur ambassade à Damas en 2018, Abu Dhabi a souligné la nécessité de rétablir une « présence arabe » en Syrie, qui servirait à empêcher de nouvelles « ingérences régionales », notamment de l’Iran. En 2018, la Russie avait convaincu les Émirats arabes unis que l’engagement arabe réduirait la dépendance syrienne vis-à-vis de l’Iran. Tout le monde dans la région sait parfaitement que Damas n’est pas en mesure d’expulser, ni même de restreindre, les activités de l’Iran, surtout dans un avenir proche. Y compris chez les moins iranophiles du MAE syrien, on reconnaît la part que l’Iran a joué dans le rétablissement de la situation militaire en Syrie. Les justifications des pays arabes – qu’elles soient officielles ou non – selon lesquelles la normalisation avec l’État syrien le poussera à expulser l’Iran de Syrie sont un peu convenues. L’Iran est en Syrie et il sera difficile de l’en déloger : la nature a horreur du vide, notamment laissé par la totale et volontaire marginalisation des Occidentaux. Mais les pays arabes veulent croire que la normalisation arabe et l’engagement économique avec Damas peuvent conduire à l’affaiblissement des intérêts iraniens, sans que cela implique une expulsion de l’Iran de Syrie : tous les contrats que les entreprises arabes obtiendront se feront aux dépens des entreprises iraniennes. En outre, une éventuelle diminution de la présence militaire de l’Iran dans le pays reste possible pour les scénarios à venir. Damas a été inhabituellement muet en réponse à des dizaines de frappes israéliennes sur des positions iraniennes en Syrie, probablement coordonnées avec Moscou. Autre exemple : le désaveu du principal chef militaire iranien en Syrie, Javad Ghaffari[2]. Et puis Téhéran pourrait être « plus flexible » sur ses positions en Syrie qu’en Irak ou au Liban. Même si le président Assad lui-même reste peu enclin à défier l’Iran, la Première dame Asma al-Assad est assez proche des Russes et d’autres acteurs (y compris les Émirats arabes unis) pour freiner les intérêts iraniens. Le camp hostile à Téhéran peut aussi au besoin exploiter une idée assez largement répandue parmi les classes populaires syriennes (et pas seulement sunnites) qui voient l’Iran comme une menace pour la culture sociale et politique syrienne. Un supposé prosélytisme chiite au sein de la communauté alaouite traditionnellement peu pratiquante, une aide humanitaire iranienne qui serait conditionnée à l’imposition de certains dogmes chiites ont nourri un certain nombre de rumeurs et de légendes urbaines dans le camp loyaliste, c’est un fait.
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Nécessités économiques
Du point de vue économique, les pays de la région ont tous exprimé leur intérêt à participer aux opportunités de reconstruction, les responsables émiratis, jordaniens et libanais faisant tous pression sur Washington pour qu’il renonce aux sanctions. Contrairement à Téhéran, ou même à Moscou, Abu Dhabi reste le seul pays qui a renoué avec Damas et dont la capacité financière pourrait couvrir ses besoins de reconstruction, estimés à 400 milliards de dollars. Cet engagement précoce a facilité le redémarrage des liens économiques, illustré par une récente réunion entre les ministres de l’Économie de la Syrie et des Émirats arabes unis en marge de l’Expo 2020 à Dubaï. Les premiers retours d’un tel engagement ne sont apparus qu’une semaine plus tard, sous la forme d’un accord sur la construction d’une centrale solaire de 300 mégawatts dans la région de Damas (Rif Dimashq), qui sera réalisée par un consortium d’entreprises émiraties. La Jordanie partageant une frontière de 362 kilomètres avec la Syrie, il n’est pas surprenant qu’Amman ait cherché à se rapprocher de Damas, le pays étant confronté aux effets déstabilisateurs de la guerre civile syrienne. En septembre 2018, Damas et Amman étaient déjà engagés dans des discussions techniques pour rouvrir le poste-frontière de Nassib-Jaber. Après que le gouvernement syrien eut repris le contrôle de Daraa tenue par les rebelles le 8 septembre, le chef de l’armée jordanienne s’était empressé d’inviter le ministre syrien de la Défense Ali Ayoub à Amman, cherchant à obtenir l’assurance que les factions iraniennes n’opéreraient pas dans les zones frontalières. Après avoir rouvert le commerce transfrontalier par voie terrestre et aérienne en juin 2021, les responsables jordaniens espèrent un retour du commerce bilatéral au niveau d’avant-guerre[3]. Amman cherche également à atténuer les crises économiques et énergétiques en Syrie, des crises qui doivent être résolues avant que le million de réfugiés syriens en Jordanie, véritable fardeau pour l’économie jordanienne, puisse retourner dans leur patrie. À l’arrivée au pouvoir de Joe Biden, le roi Abdallah II n’a pas tardé à organiser une visite en juillet 2021 à la Maison-Blanche, au cours de laquelle il aurait fait pression sur le président pour qu’il renonce aux sanctions américaines sur la Syrie.
Compte tenu de ces intérêts mutuels, il est tentant d’interpréter divers exemples de normalisation arabe avec Damas comme l’émergence d’un axe simpliste, anti-iranien et sunnite-arabe. Cependant, les pays arabes ne se normalisent ni au même rythme ni en accord total sur diverses questions liées à la Syrie (par exemple le Golan). Il faut y ajouter des trajectoires nationales.
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Trajectoires nationales
Il faut laisser une explication aux stratégies propres aux États comme les Émirats, qui semblent suivre l’exemple du petit Qatar pourtant honni : jouer cavalier seul dans une région parcourue par des ambitions multilatérales. L’Égypte a sans doute été le premier acteur arabe majeur à se réengager avec la Syrie. Depuis l’accession à la présidence d’Abdel Fatah el-Sissi en 2013, il a opté pour un dialogue constant avec Bachar el-Assad, et parfois pour un soutien public pur et simple. Le Caire et Damas ont la même vision des menaces posées par le printemps arabe, l’islam politique et les Frères musulmans, renforcée en particulier par la relation profonde et historique qui existe entre leurs armées respectives. Lorsque d’autres acteurs régionaux ont commencé à faire des ouvertures à Damas fin 2018, par exemple, les chefs des services de renseignement syriens et égyptiens s’étaient déjà rencontrés au moins deux fois. De plus, Le Caire peut également considérer la réintégration régionale de Damas comme une aubaine pour sa position géopolitique. La résurgence d’une république syrienne autoritaire, arabo-nationaliste et théoriquement laïque, donnerait une légitimité au système politique et à l’orientation géostratégique de l’Égypte de Sissi.
Le cas de l’Arabie est plus complexe. Une partie importante de l’élite politique saoudienne, contrairement à sa population, reste farouchement opposée à Bachar el-Assad, en particulier depuis l’assassinat du Premier ministre libanais Rafic Hariri en 2005. Alors même que les responsables de Riyad et de Damas ont repris des contacts bilatéraux, l’Arabie reste réticente à soutenir ouvertement le retour de la Syrie dans la famille arabe. Les déclarations du prince Sattam bin Khaled en mai 2021, dénonçant la responsabilité personnelle du président Assad, ont refroidi les ardeurs de la diplomatie syrienne, qui se tenait prête à réactiver ses liens avec Riyad. Mais les contacts informels se poursuivent entre le général de division Khaled Humaidan, chef des renseignements généraux saoudiens, et le général syrien Ali Mamlouk, connu pour être l’un des principaux interlocuteurs des forces armées russes. Pourquoi l’Arabie saoudite semble-t-elle avoir changé de position avec la Syrie, après avoir massivement financé la rébellion ? En réalité, l’engagement saoudien s’inspire de la même logique que ses alliés du Golfe, axés sur la réduction du nombre de milices et d’actifs militaires stratégiques iraniens dans le pays. Cependant, selon un responsable du ministère syrien des Affaires étrangères, l’engagement saoudien pourrait également être une tentative de désamorcer les tensions avec Téhéran, dans l’esprit du récent rapprochement saoudo-iranien. Quoi qu’il en soit, le changement d’approche de l’Arabie saoudite n’a pas été une surprise totale, compte tenu de la décision de Bahreïn de se réengager avec la Syrie dès 2018 et de sa dernière initiative en date : l’envoi d’un ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire en décembre 2021. Lorsque l’on sait que les initiatives de politique étrangère de Manama exigent le consentement de Riyad, il faut donc les considérer comme une sorte d’anticipation d’une tendance saoudienne… Enfin, pour couronner le tout, alors que les États-Unis cherchent à isoler Damas et à le priver de pétrole, l’OPAEP[4] a décidé en décembre dernier que le sommet arabe de l’énergie de 2024 se tiendrait à Damas après Doha en 2023 et que la Syrie présiderait le Conseil des ministres arabe du pétrole pendant un an à partir de 2022, succédant ainsi à l’Arabie saoudite.
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[1] La question de l’influence de la Turquie ne semble pas peser de manière significative dans les préoccupations des pays arabes. Les craintes partagées d’Ankara et de Damas concernant l’administration autonome dirigée par les Kurdes du nord et de l’est de la Syrie pourraient conduire en fin de compte à une réconciliation entre les deux pays.
[2] En novembre 2021, des médias loyalistes rapportaient que le commandant en chef des Gardiens de la Révolution en Syrie, Javad Ghaffari, avait été désavoué par le président syrien et avait quitté le pays. Pour Bachar el-Assad, un message en direction du Golfe, d’Israël et de la Russie pour le faire apparaître comme un partenaire fiable ?
[3] En 2011, les exportations jordaniennes vers la Syrie avaient rapporté plus de 615 millions de dollars, contre à peine 67 millions de dollars en 2020.
[4] L’OPAEP, Organisation des pays arabes producteurs de pétrole, comprend l’Algérie, Bahreïn, l’Égypte, l’Irak, le Koweït, la Libye, le Qatar, l’Arabie saoudite, la Syrie, la Tunisie et les Émirats arabes unis.