Depuis 2017 et l’éclatement de la coalition Fatah al-Sham, dirigée par Hayat Tahrir al-Sham (ex-Front al-Nosra), le groupe djihadiste a entrepris d’éliminer systématiquement les autres groupes rebelles de la poche d’Idleb. Dans ce conflit, HTS a commencé par s’emparer des zones frontalières avec la Turquie et des principaux axes de communication[1], afin de trouver des sources de revenus pour entretenir son organisation.
Progressivement, HTS a réduit l’assise sociale des autres rebelles en les privant de ressources et donc de leur base sociale. Ensuite, il est passé à la conquête militaire. Durant la dernière bataille contre l’armée syrienne (hiver 2019-2020), HTS s’est tenu sur la réserve, laissant les groupes « islamistes modérés » se battre et se faire battre. Depuis le cessez-le-feu de mars 2020, HTS a profité du calme et de son hégémonie pour instaurer une gouvernance hégémonique, à travers son « gouvernement du salut » dans le but d’être l’acteur incontournable à Idleb.
Par conséquent, les autres groupes rebelles ont fui vers la zone contrôlée directement par la Turquie, au nord d’Alep (Afrin, Azaz, al-Baba et Jerablos). Ils ont intégré l’Armée nationale syrienne (ANS) créée par Ankara pour affronter les Forces démocratiques syriennes. L’ANS n’est plus présente dans la poche d’Idleb que de façon résiduelle, son rôle consiste simplement à protéger les abords des postes d’observation turcs. Le groupe Hurras al-Din (HD), désormais seule branche officielle d’al-Qaïda en Syrie, puisque HTS n’a pas renouvelé son allégeance à Ayman al-Zawairi au printemps 2016, occupe toujours plusieurs bases à Idlib. Mais son influence s’est réduite en raison d’un conflit avec HTS. Son ancien allié l’a ainsi empêché de construire une chambre d’opération concurrente regroupant les groupes djihadistes radicaux d’Idlib. Plusieurs commandants de HD ont également été tués par des attaques de drones américains. En fait, HTS a besoin d’HD pour apparaître comme un groupe modéré et ainsi se faire accepter par la Turquie et les Occidentaux.
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Jim Jeffrey[2], dans ses confidences récentes à Frontline[3], explique que l’objectif des États-Unis est d’empêcher la victoire d’Assad et de ses alliés. Par conséquent, HTS a une place dans ce dispositif, d’autant plus qu’il ne représente pas une menace pour les Occidentaux. Contrairement à Daesh, HTS n’est pas intéressé par le djihad international, mais par l’imposition d’un ordre islamique en Syrie. Dans le cas présent, sa priorité est sa simple survie à Idlib. Dans ce but, l’émir d’HTS, Abou Mohamed al-Jolani, s’est lancé dans une campagne de séduction à l’égard de l’Occident. Devant les médias occidentaux, celui qui se voulait l’égal d’al-Baghdadi, pose désormais en costume trois pièces, expliquant que la liberté règne à Idleb et que son organisation ne pose aucune menace pour l’Occident. D’après l’ancien compagnon d’al-Baghdadi, il n’est donc pas normal qu’HTS soit toujours désigné comme une organisation terroriste[4]. Abou Mohamed al-Jolani n’a surtout pas envie de finir comme l’ancien chef de l’État islamique. C’est d’ailleurs dans le nord d’Idlib qu’al-Baghdadi a été tué par un commando américain le 17 octobre 2019. L’émir d’HTS n’est sans doute pas étranger à son élimination, car al-Bagdadi, comme d’autres membres de l’État islamique, n’aurait pas pu séjourner à Idlib sans l’accord d’HTS.
La Turquie protège HTS
La Turquie n’a aucune envie de voir affluer sur son territoire 1 ou 2 millions de réfugiés supplémentaires. Or, c’est ce qui risque de se passer si l’armée syrienne reprend l’offensive à Idlib. Parmi les 2,5 millions d’habitants de la poche d’Idlib, plus de la moitié sont des réfugiés venus des anciennes zones rebelles de Syrie (Deraa, la Ghouta, Homs, Alep-Est, etc.). Ils refusent donc de retourner sous le contrôle du gouvernement syrien et, à défaut d’affronter l’armée syrienne, chercheront par tous les moyens à fuir en Turquie.
Damas n’a aucune envie non plus de réintégrer cette population hostile. La stratégie du gouvernement syrien à leur égard consiste tout simplement à les expulser du pays. Leur déportation à Idlib n’étant qu’une étape. En février 2020, face à la menace que constituait l’avancée rapide de l’armée syrienne, la Turquie a envoyé 9 000 soldats sur la ligne de front avec du matériel lourd et de l’aviation pour bloquer l’offensive de Damas appuyée par la Russie et l’Iran. L’accord de Sotchi, du 6 mars 2020, entre la Russie et la Turquie prévoit un cessez-le-feu et des patrouilles mixtes sur l’autoroute Alep-Lattaquié, qui aurait normalement dû être réouverte à la circulation, ainsi que la démilitarisation d’une bande de territoire de 20 km de part et d’autre de l’autoroute. Or, à l’exception des patrouilles, les autres principes de l’accord ne sont pas respectés. L’armée turque est elle-même victime d’attaques de la part des groupes liés à al-Qaïda[5] et doit négocier avec HTS pour sa sécurité et le ravitaillement de ses troupes. Ankara n’a pas l’intention de lancer une large offensive contre al-Qaïda, car cela affaiblirait les défenses d’Idlib face à l’armée syrienne. La Turquie ne souhaite pas non plus construire une administration comparable à celle des territoires au nord d’Alep sous couvert du gouvernement de transition syrien, une émanation de l’opposition basée à Gaziantep. Le gouvernement de salut dirigé par HTS est trop puissant à Idleb pour pouvoir être concurrencé. La solution est donc de coopérer avec HTS.
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Idlib reste une cible « légitime » pour la Russie et le gouvernement syrien
Depuis le cessez-le-feu de mars 2020, l’armée syrienne et la Russie ont frappé à plusieurs reprises la poche rebelle d’Idlib. L’objectif est de déstabiliser la région pour empêcher sa consolidation avec une administration fonctionnelle. Les frappes se concentrent sur la zone au sud de l’autoroute Lattaquié-Alep afin de décourager les civils de revenir s’y installer. Car l’armée syrienne possède la ferme intention de reprendre le contrôle de cette autoroute et de réduire la poche d’Idlib au mieux à une étroite bande de territoire frontalier de la Turquie. Ce territoire ne serait alors plus qu’un immense camp de réfugiés dominé par des groupes terroristes comparables à la Bande de Gaza[6]. L’idéal pour Damas et ses alliés serait de reprendre toute la poche et de pousser les 2,5 millions d’habitants vers la Turquie et/ou la zone contrôlée directement par la Turquie au nord d’Alep. Cet afflux de réfugiés ne manquerait pas de faire échouer la politique turque de stabilisation de cette région. Par conséquent, Ankara s’y oppose fermement.
La Russie exerce également une pression diplomatique contre la poche d’Idlib en menaçant de mettre son veto au Conseil de sécurité de l’ONU sur son approvisionnement depuis la Turquie. Le poste de Bab al-Hawa est le seul encore autorisé pour les agences onusiennes à pratiquer le « transfrontalier » au lieu de faire transiter l’aide par Damas. Or, la poche d’Idlib vit essentiellement de l’aide internationale, car les ressources locales sont limitées. La population redoute la réduction de cette aide avec la fermeture de Bab al-Hawa aux agences de l’ONU. Certes, les ONG non financées par l’ONU pourraient toujours intervenir à Idlib, comme c’est le cas dans le nord-est syrien. Mais leur capacité d’intervention serait plus réduite, ce qui entraînerait des pénuries alimentaires. La présence de djihadistes rend également le travail plus compliqué en raison de condition de sécurité accrue qui limite fortement la présence du personnel étranger dans la poche d’Idleb.
En conclusion, la Russie considère toujours HTS comme un groupe terroriste et pense que Damas doit reprendre le contrôle d’Idleb le plus tôt possible, car cela lui permettra ensuite de concentrer ses forces sur le nord-est. Par conséquent, si la Turquie refuse de s’attaquer à HTS, Idlib restera une cible légitime pour la Russie et le gouvernement de Damas. Cependant, toute offensive contre Idleb entraîne une contrepartie à l’égard de la Turquie au détriment des Kurdes. Depuis l’été 2016, date à laquelle la Turquie s’est rapprochée de la Russie et de l’Iran en Syrie, toute amputation de la poche d’Idleb a conduit à la conquête d’un territoire kurde par la Turquie.
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[1] Fabrice Balanche, « Preventing a Jihadist Factory in Idlib », The Washington Institute, 31 août, 2017.
[2] Ancien envoyé spécial pour la Syrie de Donald Trump.
[3] Martin Smith, « The Iraqi war and Syria », Frontline, 8 mars, 2021.
[4] « Abu Mohammad al-Jolani », Frontline, février 2021.
[5] De mars 2020 à mai 2021, les troupes turques ont été victimes de 36 attaques par al-Qaïda. Huit soldats turcs ont été tués et 23 blessés.
[6] Fabrice Balanche, « Idlib May Become the Next Gaza Strip », The Washington Institute, 26 mars 2020.