La rupture unilatérale du contrat de fourniture de douze sous-marins français par Canberra a sonné comme un coup de tonnerre. Au-delà de la perte d’une manne financière importante pour l’industrie d’armement française, la redistribution des cartes géostratégiques s’opère à grande vitesse.
Le 16 septembre dernier, la Maison-Blanche a publié une déclaration conjointe de l’Australie, du Royaume-Uni et des États-Unis annonçant une alliance trilatérale de sécurité sous l’acronyme AUKUS (Australie/UK/USA). S’appuyant sur leur tradition de démocraties maritimes, les trois pays reforment l’Anglosphère dont certains analystes anticipaient le retour à l’issue du Brexit. Le communiqué vise une coopération renforcée dans quatre composantes du domaine de la défense et de la sécurité : la science, la technologie, une base de production industrielle et des chaînes d’approvisionnement. Ces objectifs sont complétés par un développement commun dans la maîtrise du cyberespace, l’intelligence artificielle, les technologiques quantiques et les capacités d’intervention sous les mers. Le volet maritime du traité aura été fatal au contrat passé par la France avec l’Australie. On rappellera en effet qu’en 2016, le gouvernement australien signait avec Naval Group un contrat de 34,3 milliards d’euros (réévalué plus tard à 56 milliards d’euros), la part française finale s’élevant au maximum à 8 milliards d’euros, pour la construction de douze sous-marins à propulsion diesel-électrique anaérobie de classe Attack. Le 15 septembre 2021, au cours d’une allocution conjointe avec Joe Biden et Boris Johnson, le Premier ministre australien Scott Morrison annonçait mettre fin au contrat avec Naval Group au profit de la nouvelle alliance AUKUS. Le communiqué stipulait clairement que l’Australie devait désormais se doter de sous-marins à propulsion nucléaire, et bénéficier de l’expertise américaine et britannique en la matière. Un choix à contre-courant d’une politique australienne jusque-là très anti-nucléaire. L’Australie, qui avait commandé à la France des sous-marins à propulsion diesel/électrique, se voit dès lors incitée par ses alliés naturels à prendre la voie du nucléaire. Dans la foulée, des voix prônent même le développement de l’énergie nucléaire civile dans le pays.
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La Grande muraille de sable
Au-delà du camouflet infligé à Paris, l’annonce de l’alliance AUKUS illustre l’évolution de l’attitude américaine face à la montée en puissance de la Chine, et des tensions grandissantes qui l’accompagnent, dans la zone indopacifique. La politique chinoise de la « Grande Muraille de Sable », expression employée par l’amiral Harry B. Harris Jr., commandant la flotte du Pacifique des États-Unis le 31 mars 2015, pour désigner la construction de terre-pleins et d’îlots artificiels par Pékin en mer de Chine, dans le but de soutenir et accroître ses revendications territoriales. L’administration Obama n’était pas intervenue quand la Chine a militarisé des récifs en mer de Chine et construit sept bases militaires sur les îles artificielles ajoutées à l’archipel des Spratleys, mais l’administration Trump a renversé la table et inauguré une plus sévère politique de containment, poursuivie aujourd’hui par l’administration Biden. On peut douter, dans ce contexte, que le multipolarisme convienne à Washington. Un monde bipolaire correspond davantage à une vision américaine du monde axée sur un affrontement idéologique et une certaine forme de messianisme démocratique. Pour autant, la confrontation montante avec la Chine dans cette région du monde a un coût que les États-Unis entendent faire porter également à ses alliés dans la zone indopacifique en favorisant et en soutenant depuis déjà une dizaine d’années le renforcement des capacités militaires, navales et aériennes des puissances régionales opposées à l’expansion chinoise : Japon ou Australie, mais aussi Philippines ou Indonésie. Dès lors, l’Union européenne et les nations qui la composent sont quant à elle sommées de se rallier à un camp, se soumettre ou se démettre, comme aurait dit Léon Gambetta, dans un contexte international sur lequel plane l’ombre du fameux « piège de Thucydide ».
Toutefois, si la politique américaine peut être mal vécue du côté français, il semble utile de replacer la formation de l’alliance AUKUS dans le contexte des dernières années, et de relier cette initiative à la pression permanente que subit l’Australie de la part de Pékin. Il est également utile de s’interroger sur la confiance que les Anglo-saxons accordent à la France. Vu de Washington, la France et l’Allemagne mènent des politiques mercantiles qui les empêchent de muscler leur jeu vis-à-vis de Pékin. Les autres membres de l’Union européenne, pris dans les jeux de politique intérieure de l’UE, laissent Paris et Berlin manœuvrer à l’international. L’analyste Noah Barkin évoque le positionnement géopolitique précaire de l’Allemagne face à la situation actuelle qui fait monter le prix de l’ambiguïté stratégique allemande. Paradoxale position allemande. Alors que Berlin défend depuis des décennies sa conception d’une Europe sous parapluie militaire – et nucléaire – américain et ne veut pas entendre parler d’Europe de la défense, l’ambiguïté de sa politique vis-à-vis de la Chine, mais aussi de la Russie, en fonction de ses seuls intérêts économiques, en font aux yeux de Washington un allié stratégique de moins en moins fiable. Les luttes d’influence qui se retrouvent au sein des institutions internationales témoignent d’ailleurs de ces ambiguïtés qui pourraient bien se transformer en crise de confiance. En fin d’année, l’Allemagne proposait pour un second mandat à la tête de l’Organisation mondiale de la santé, la candidature de T. Ghebreyesus. Or, ce dernier avait défendu la ligne de Pékin au début de la pandémie et tardé à la déclarer. Le soutien allemand à cette personnalité peu appréciée de Washington alimente la défiance montante des États-Unis vis-à-vis des institutions internationales comme de leurs vieux alliés européens. Dans la même veine, à l’automne dernier les médias financiers révélaient une enquête au sein de la Banque mondiale incriminant l’actuelle directrice du FMI, Mme Georgieva. Cette dernière aurait au cours de l’année 2017, alors qu’elle officiait à la Banque Mondiale, artificiellement relevé la note de la Chine dans un classement d’attractivité. Meilleure la note, meilleures les conditions de financement international. Le scandale a fait l’effet d’une bombe dans la presse américaine.
Bras-de-fer américain
N’en déplaise à la « vieille Europe », les États-Unis sont donc passés à la vitesse supérieure dans leur opposition à la Chine. Ils semblent suivre les préceptes développés par le militaire Qiao Liang dans un ouvrage de référence : la guerre doit être multiforme et les opérations se tenir sur tous les théâtres. Dans ce contexte, la position de la France est en quelque sorte plus claire, même si elle n’est pas aisée, vis-à-vis de l’allié américain. En dépit du camouflet australien et du renforcement de l’alliance anglo-saxonne à travers AUKUS, les États-Unis n’ont pas intérêt à ce que la France disparaisse de la zone pacifique, bien au contraire. La question de la Nouvelle-Calédonie est, à ce titre, très significative. Le 12 décembre dernier, un troisième référendum sur l’indépendance a permis à la Nouvelle-Calédonie de se conserver un avenir français. Cette île constitue un enjeu vital pour la présence française dans les mers chaudes et la pérennité de notre vaste domaine maritime. Mais on constate également que si les États-Unis soutenaient encore de manière officieuse le mouvement indépendantiste canaque jusque dans les années 1990, c’est la Chine qui les a aujourd’hui remplacés dans ce rôle tandis que Washington a désormais tout intérêt à ce que ce territoire reste dans le giron français, ne serait-ce que pour faire pièce à Pékin.
Paris peut également être tenté de renforcer les liens avec les démocraties maritimes que sont l’Inde et le Japon, menacés par la volonté d’expansion chinoise. Tokyo reste sans ambiguïté dans la zone d’influence de Washington, mais New Dehli n’oublie pas son passé de non aligné, et ce d’autant plus à l’heure où les Américains maintiennent leurs liens avec Islamabad et abandonnent Kaboul au chaos. Paris reste donc actif sur l’échiquier mondial et en particulier dans le Pacifique. En décembre dernier, le ministre de la Défense, Florence Parly, effectuait un voyage en Inde pour discuter notamment coopération dans le développement de sous-marins nucléaires. Les derniers contrats signés dans les Émirats arabes unis par la France pour la fourniture de chasseurs Rafale font écho aux préoccupations indiennes. Le chasseur américain, qui semblait le premier choix, a été écarté par Abu Dhabi. Le contrat du F35 était assorti de conditions d’utilisation particulièrement contraignantes. La France, puissance moyenne, n’applique pas les mêmes contraintes à ses clients. La France, qui voit son industrie nucléaire menacée par la taxonomie européenne et son industrie d’armement contrainte par le tarissement des financements pour cause de critères socialement responsables, doit faire face à son destin. Au risque de sortir de l’histoire, la France n’a pas d’autre choix que de tenir son rang. Face à l’attentisme et aux considérations économiquement opportunistes de l’Allemagne, la France, puissance régionale et première puissance militaire européenne, qui dispose cependant d’une longue tradition maritime et d’une présence mondiale toujours importante (avec la le deuxième domaine maritime mondial et une capacité de projection globale) a encore tous les moyens de jouer sa partition dans le nouveau concert global des nations.
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