L’énergie russe, grandeur et décadence

18 mars 2022

Temps de lecture : 10 minutes

Photo : Station de pompage de gaz de Purpe, région de Yamal, Russie.

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L’énergie russe, grandeur et décadence

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Comme l’arme atomique, l’arme de l’énergie ne peut être utilisée qu’une fois.  Même si Poutine ne l’a pas encore utilisée puisque le gaz russe coule encore, il en a profité et il ne pourra plus l’utiliser. Il a commis une erreur stratégique comme Kadhafi et Khomeyni.

 Samuel Furfari est professeur en géopolitique de l’énergie et président de la Société Européenne des Ingénieurs et Industriels.

 

 

Vladimir Poutine est présenté comme un joueur d’échecs. L’invasion brutale et inadmissible de l’Ukraine met cependant l’énergie russe en échec pour longtemps.

La Russie est un géant énergétique, une anomalie géologique. Elle possède 103 milliards de barils de pétrole, ce qui en fait le sixième pays du monde (6 %). Ses réserves de gaz naturel (39 mille milliards de m³) en font le premier pays au monde avec 20 % des réserves mondiales. Ses réserves de charbon sont les deuxièmes du monde avec 157 milliards de tonnes (18 % du monde). Elle possède 14 % des réserves d’énergie fossile et produit 12 % de leur demande mondiale. Elle possède aussi 9 % de l’uranium mondial.

Après la fin du régime soviétique, l’industrie énergétique russe, comme tout le reste dans le pays, était en piteux état. Conscient du fait que la Russie était en retard sur les pays de l’OCDE, y compris dans le domaine de l’énergie, Boris Eltsine a accepté que l’Occident aide l’industrie russe à se restructurer. La production de pétrole, qui était de 11,5 millions de barils par jour (Mb/j) en 1988, était tombée à 6 Mb/j en 1995. La reprise en main du pays le 31 décembre 1999 par Vladimir Poutine, et notamment de son industrie énergétique, a fait remonter la production pétrolière aussi vite qu’elle avait chuté. Grâce à une croissance linéaire et constante, elle est maintenant revenue à 11 Mb/j. Son potentiel de croissance reste important. Pour le gaz naturel, la baisse de la production a été beaucoup plus faible (de 580 à 520 milliards de m³ par an — Gm³/a), car le gaz est essentiel pour le chauffage, surtout dans un pays froid. Elle atteint aujourd’hui 670 Gm³/an, ce qui en fait le deuxième producteur mondial (17 %) après les États-Unis (22 %).

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Grandeur de l’énergie russe

Vladimir Poutine a eu raison de considérer les combustibles fossiles comme un atout pour la Russie. Il savait, comme les autres dirigeants du monde, qu’il est impossible de se passer durablement de cette énergie abondante et bon marché. En 2003, lors d’une visite du président du Conseil italien Romano Prodi à Moscou, Vladimir Poutine lui a dit en plaisantant qu’il ne comprenait pas pourquoi on s’inquiétait du réchauffement climatique, car ce serait une bonne chose pour la Russie et le monde (je tiens cela d’un témoignage direct d’un membre de la délégation italienne). Son absence à la COP-26 de Glasgow n’est pas une coïncidence. Il sait que les émissions mondiales de CO2 ne peuvent qu’augmenter en raison de la consommation d’énergies fossiles grandissante occasionnée mécaniquement par la croissance démographique mondiale et par le besoin de rattrapage économique d’une grande partie de la population, principalement en Afrique et en Asie. Pour lui, les énergies fossiles — mais aussi l’énergie nucléaire — resteront incontournables, car la peur de changement climatique est instrumentalisée.

Le 1er janvier 2006 et le 1er janvier 2009, pendant quelques jours, le flux de gaz russe dans l’UE s’est tari. Un conflit ‘commercial’ non résolu entre la Russie et l’Ukraine — peut-être aussi lié à des commissions non payées vu la corruption endémique dans les deux pays — avait conduit à cet incident. Dans mon livre ‘Le monde et l’énergie’ de 2010, j’ai présenté les agissements d’un Ukrainien négociant en viande qui dans un marché de dupes a acheté du gaz au Kazakhstan pour le faire transiter par les conduites de Gazprom en le vendant bien cher pour permettre aux Ukrainiens de se chauffer.

Les États membres de l’UE n’étaient pas impliqués dans ce conflit, mais ils en ont subi les conséquences, car la majeure partie du gaz russe passait par ce pays de transit au travers du gazoduc appelé Fraternité ou Amitié. Rapidement, avec la Commission européenne comme médiateur, une solution fut trouvée, car évidemment, la Russie voulait honorer ses obligations de livraison à ces clients dans l’UE. En fait, jusqu’au 23 février 2022, personne n’a eu à se plaindre des livraisons de gaz russe. Pendant plus de quarante ans, les contrats avec l’URSS, puis la Russie ont été scrupuleusement respectés. De plus, ce sont des contrats à long terme avec un prix fixe (indexé) avec une clause de take-or-pay c’est-à-dire que le vendeur — en l’occurrence le monopole d’exportation Gazprom — est obligé de livrer et l’acheteur de prélever.

Le gaz russe représente 45 % des importations des États membres de l’UE, le pétrole et les produits pétroliers 33 %, le charbon 26 % et l’uranium 20 %. Cela montre à quel point l’UE et la Russie sont liées. On importait de l’ordre de 170 milliards de m³ par an, en fonction de la rigueur des hivers puisque le gaz sert pour 70 % à se chauffer (évoquer les éoliennes et les panneaux solaires pour se passer du gaz russe c’est faire preuve d’une ignorance totale de la politique énergétique).

Afin d’éviter d’éventuelles répétitions de difficultés d’approvisionnent en gaz comme en 2006 et 2009 dues aux tensions qui pourraient survenir entre la Russie et les pays de transit (Biélorussie et Ukraine, mais peut-être aussi Pologne), sous la houlette du chancelier social-démocrate (SPD) Gerhard Schröder, à l’insu de la Commission européenne, des entreprises d’Allemagne, de France, des Pays-Bas et de Russie ont décidé de construire une liaison directe entre la Russie et le land de Mecklembourg-Poméranie occidentale (à Greifswald). Ce gazoduc appelé Nord Stream a une capacité de 55 Gm³/an et est opérationnel depuis 2011. En raison de son succès, les mêmes partenaires ont décidé de le dupliquer par le Nord Stream 2, qui part également du golfe de Finlande, mais un peu plus à l’est et qui arrive aussi à Greifswald. Connaissant le pouvoir des écologistes allemands qui s’opposent à la construction de terminaux gaziers pour recevoir du gaz naturel sous forme liquide (GNL), qui exigent l’abandon des centrales nucléaires et de celles qui brûlent du lignite allemand, le patronat allemand tenait à assurer la sécurité d’approvisionnement énergétique du pays. Les syndicats et le SPD, qui en Allemagne sont très attentifs au développement économique, ont rendu ce projet possible. Ils ne pouvaient pas penser se tromper, étant donné les excellentes relations entre l’Allemagne et la Russie depuis quarante ans. Rappelons-nous l’Ostpolitik d’un autre chancelier SPD, Willy Brand.

Et puis tout a changé le 22 février 2022. La reconnaissance par la Russie des républiques de Donetsk et de Louhansk (ou Lugansk) a conduit le nouveau chancelier SPD Olaf Scholz à geler la procédure administrative de certification de Nord Stream 2. La guerre injustifiée déclenchée par Vladimir Poutine a entraîné une désapprobation unanime, même de ceux qui avaient encore de la sympathie pour  » le maître du Kremlin « . Il est à craindre que Vladimir Poutine et son entourage ne mesurent pas l’ampleur du dégoût que cette guerre a suscité dans l’opinion publique de l’UE. À ce stade, l’Allemagne ne peut plus se limiter à suspendre la procédure de certification, car on ne voit pas comment l’opinion publique acceptera que le gazoduc puisse être rempli de gaz russe avant longtemps, même si Vladimir Poutine ne sera plus au pouvoir. Gerhard Schröder, qui a été proposé pour entrer au conseil d’administration du monopole russe d’exportation de gaz, Gazprom, est contraint de vivre sous escorte…

Des conséquences économiques

L’UE a décidé de prendre des sanctions contre la Russie, mais comme elle dépend fortement du gaz russe, elle n’a pris aucune mesure à son encontre. L’Allemagne continue à prélever du gaz et Gazprom continuera de le livrer pour les raisons mentionnées ci-dessus… pour un temps.

L’énergie est le sang qui coule dans les veines de l’économie. Lorsque dans notre corps la pression sanguine diminue, nous devenons très faibles. Il en est de même pour l’énergie. Nous allons tous payer pour cette crise énergétique aussi violente, qu’inutile et improductive. L’énergie doit être considérée de manière systémique, car tous les marchés de l’énergie sont globaux et cette perturbation ne va pas frapper uniquement l’Allemagne ni uniquement l’UE, mais le monde entier. En lançant l’attaque contre l’Ukraine, le président Poutine a introduit une énorme perturbation dans le système énergétique mondial qui s’accompagnera de répliques pendant des mois. C’est d’autant plus regrettable que nous étions déjà dans une débâcle énergétique à cause de la forte demande occasionnée par la reprise économique post-Covid. D’ailleurs, on peut se demander si Vladimir Poutine n’a pas profité de cette concomitance avec la faiblesse de Jo Biden au congrès.

Comme lors des crises énergétiques précédentes, les prix ont flambé, mais ils reviendront ensuite à des niveaux normaux, car les réserves mondiales sont abondantes. Avant la pandémie de Covid, tous les prix de l’énergie étaient très bas. C’est dans ces parages qu’ils vont revenir, car les fondamentaux de l’offre et de la demande n’ont pas radicalement changé. Pendant ce temps, les traiders vont s’enrichir et les États qui prélèvent plus de TVA et d’accises également.

Les stocks stratégiques vont aider à absorber les chocs

En 1974, après la guerre du Kippour, les pays arabes, excités par le colonel libyen Mouammar Kadhafi, ont limité leurs exportations de pétrole pour obliger les pays de l’OCDE à renoncer à leur soutien à Israël. Le prix du baril passa de moins de 3 dollars à 12 dollars. En février 1979, la révolution iranienne a projeté les prix du pétrole brut au-dessus de 40 dollars le baril. Le choc économique fut terrible, car sans produits pétroliers, il n’y a pas de transport terrestre, maritime ou aérien.

Pour résister à ce qu’il a bien fallu appeler une attaque envers l’Occident, la production de pétrole en mer du Nord et les centrales nucléaires ont permis d’absorber les chocs pétroliers. Pour se prémunir contre d’éventuels futurs chocs, l’Agence internationale de l’énergie (AIE) — créé en 1975 pour défendre l’approvisionnement en énergies fossiles — a établi l’obligation pour chaque État de l’OCDE de créer des stocks stratégiques de pétrole et de produits pétroliers équivalant à trois mois d’importation. En 1986, le prix du baril de pétrole retombait à 13 dollars ; on appela cela le contre-choc pétrolier. Depuis lors, l’OPEP n’a plus jamais eu recours à la stratégie de limitation de la production de pétrole, à l’arme du pétrole. Les journaux américains appellent l’AIE « le chien de garde de l’OPEP ». Comme la bombe atomique, on utilise une seule fois l’arme de l’énergie. Hélas, Poutine, tout stratège qu’on le présente, n’a pas compris cette leçon fondamentale de la géopolitique de l’énergie, car comme dans les années 1970-1980 nous allons nous organiser et elle perdra ses revenus générés par la vente d’hydrocarbures.

Toutefois, pour le gaz, c’est plus compliqué, car le pétrole liquide est facilement stockable et les stocks de gaz sont plus compliqués à gérer. À la suite des coupures de 2006 et 2009, la Commission européenne a voulu adopter une mesure similaire à celle du pétrole, mais il n’y a pas eu d’unanimité et la situation est donc moins claire. Par exemple, l’Allemagne a confié une partie de ses stocks à… Gazprom. Mais là encore, les contrats avec la Russie sont pour la plupart de type take-or-pay, toujours honoré jusqu’à présent. Il existe aussi des interconnexions qui peuvent améliorer la sécurité de l’approvisionnement en gaz. Par exemple, un gazoduc relie le terminal gazier de Dunkerque à celui de Zeebrugge et se dirige ensuite vers l’ouest de l’Allemagne. L’Allemagne peut compter sur la solidarité européenne si nécessaire.

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Décadence de l’énergie russe

Vladimir Poutine a perdu sa partie d’échecs. Il va lourdement être sanctionné dans les ventes d’énergie. C’est d’ailleurs surprenant tant qu’il avait bien manœuvré jusqu’à présent dans le système énergétique avec des entreprises russes devenues très présentes dans le marché mondial du pétrole et du gaz.

Contrairement à la croyance populaire, le monde regorge de combustibles fossiles. Depuis quelques années, les marchés du pétrole et du gaz sont vendeurs. Il n’y a pas de problème de réserves d’hydrocarbures. Mais il est toutefois nécessaire de disposer, et donc d’investir, dans les infrastructures de production et de transport et cela n’a pas été suffisamment fait. Jo Biden et l’Union européenne ont été naïfs en pensant qu’on allait transiter rapidement vers les énergies renouvelables. Il n’y a rien de plus utopique. Les investissements en dehors de l’UE montrent que dans le monde entier l’avenir est aux combustibles fossiles et à l’énergie nucléaire. En 2014, alors que toute l’UE s’extasiait d’énergies renouvelables, je publiais un livre intitulé « Vive les énergies fossiles. La contre-révolution énergétique » (Éditions Texquis) dans lequel j’expliquais les raisons de la croissance inéluctable de la demande en pétrole, gaz naturel et charbon. Des collègues de la Commission européenne cessèrent de me saluer tellement on me considérait un traitre à la belle et sympathique doxa verte.

Au cours des dix années précédant la crise Covid, la croissance de la demande en énergie n’a été satisfaite que pour un quart par les énergies renouvelables. Cela signifie que l’écart entre la consommation en énergie fossile et énergies renouvelables s’agrandit contrairement à ce que le matraquage de la transition énergétique laisserait croire. Les énergies renouvelables vont se développer, mais ne remplaceront pas ce qui constitue la base de notre approvisionnement énergétique. Le président Poutine sait que la croissance des énergies renouvelables est et restera limitée, ce qui l’a conduit à penser que cela allait renforcer son hégémonie sur le système énergétique mondial. Il a été naïf, mais Jo Biden aussi puisqu’il a voulu déconstruire le système énergétique américain en éliminant la production de pétrole et de gaz. Le pacte vert de la Commission européenne est l’emblème de cette naïveté. C’est surprenant pour une institution qui avait pendant 70 ans tout fait pour disposer d’énergie abondante et bon marché.

Vladimir Poutine a certainement tort d’avoir pensé que nous n’avons pas d’alternative à l’énergie russe. Il a fait une énorme erreur stratégique. Aucun pays ne fera confiance à la Russie pour son approvisionnement énergétique à long terme tant qu’il sera au pouvoir. Ni même la Chine qui semble le soutenir pour l’instant dans l’espoir inavoué d’avoir la possibilité de faire main basse sur Taiwan comme Poutine tente de le faire pour l’Ukraine. Le Premier ministre belge a déclaré au parlement belge que la Russie n’est plus le partenaire fiable qu’elle était par le passé. Un message simple et univoque.

Non seulement la Chine ne peut plus faire confiance à la Russie de Vladimir Poutine, car qui lui garantit que la férocité contre l’Ukraine ne se reversera pas un jour vers eux. Celui qui n’hésite pas aujourd’hui à massacrer la population de Marioupol peut demain en massacrer d’autres. Mais en plus, les réserves de gaz naturel en exploitation se trouvent à l’ouest de l’Oural et les réserves qui pourraient intéresser la Chine se trouvent dans l’est de la Sibérie où il n’y a pas encore d’infrastructures de production ni de transport. Qui va payer pour poser des gazoducs qui risquent un jour de rester vides comme le Nord Stream 2 ? Mais en plus de cela, les besoins en gaz de la Chine sont dans le sud du pays, bien loin de la Sibérie. Toute cette zone est d’ailleurs alimentée en gaz grâce à 28 terminaux GNL. Non, la Chine ne sera pas un marché pour le gaz de Vladimir Poutine !

Comme à tout malheur quelque chose est bon, grâce à l’erreur stratégique du président Poutine, la population européenne commence à reconnaître que nous ne pouvons pas vivre sans énergie abondante et bon marché c’est-à-dire pétrole, gaz, charbon et nucléaire. Ce qui est très positif pour nous réveiller de nos illusions vertes. Avec l’apport de l’énergie nucléaire, il y a suffisamment d’énergies fossiles dans le monde pour permettre aux 7 milliards de personnes dans le monde d’avoir une bonne qualité de vie sans l’énergie russe.

Il y a un paradoxe. Au moment où la population comprend enfin qu’il y a un avenir pour les énergies fossiles et celle nucléaire, le pays du ‘scandale géologique’ ne va pas en profiter. Tant que Vladimir Poutine sera au pouvoir, le monde voudra se passer de son énergie. C’est regrettable pour la population russe qui sera la première pénalisée. L’arme énergétique ne pardonne pas. Elle se retourne contre les apprentis sorciers. La Russie de Poutine finira comme la Libye de Kadhafi et l’Iran des mollahs.

Samuel Furfari a écrit Écologisme. Assaut contre la société occidentale  (Éditions VA) et en 2 volumes The changing world of energy and the geopolitical challenges, éditions KDP.

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Photo : Station de pompage de gaz de Purpe, région de Yamal, Russie.

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À propos de l’auteur
Samuele Furfari

Samuele Furfari

Samuel Furfari est professeur en politique et géopolitique de l’énergie à l’école Supérieure de Commerce de Paris (campus de Londres), il a enseigné cette matière à l’Université Libre de Bruxelles (ULB) durant 18 années. Ingénieur et docteur en Sciences appliquées (ULB), il a été haut fonctionnaire à la Direction générale énergie de la Commission européenne durant 36 années.

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