Les Conquistadors – Fernando Cervantes

21 mars 2022

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Les Conquistadors – Fernando Cervantes

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Afin de mettre à mal tant la « légende noire » des conquistadors que leur apologie, Fernando Cervantes propose de renoncer aux explications anachroniques de la conquête pour s’intéresser aux normes d’un univers mental oublié, celui de la fin du XVe siècle.

Fernando Cervantes, Les Conquistadors, (trad. Johan-Frédérik Hel-Guedj), Paris, Perrin, 2022, 579 p.

Fernando Cervantes, reader à l’université de Bristol, est connu pour ses travaux consacrés à l’histoire intellectuelle et religieuse du monde hispanique au début des temps modernes. Aussi aborde-t-il avec un point de vue singulier un sujet qui remplit des bibliothèques entières.

Pour en finir avec la « légende noire »

Depuis quelques années, plusieurs auteurs ont entrepris d’attaquer les clichés par lesquels de grands pans de l’histoire hispanique ont été livrés à la réprobation depuis des siècles. Plus précisément : depuis qu’au XVIe siècle, l’Espagne s’est révélée une puissance mondiale, au grand dépit de ses rivaux français, anglais et néerlandais.

Il faut saluer le mérite de ces historiens à contre-courant car on peut soutenir, sans grand risque d’erreur, que la « légende noire » qui accole au nom d’Espagne les pratiques horrifiantes de l’Inquisition (source inépuisable du roman « gothique ») et les génocides d’Amérique (ceux pratiqués au XVIe siècle au sud du Río Grande, pas ceux du XIXe, au nord) représente l’une des opérations d’intoxication les plus efficaces que le monde ait connues. Dans un style qui ne s’encombre pas de précautions, les ouvrages de María Elvira Roca Barea ont tiré sur les murailles de l’édifice et connu un juste succès[1]. Sur un ton plus académique, Fernando Cervantes a replacé dans son contexte la question de l’Inquisition[2]. Dans cet ouvrage plus ambitieux, il questionne la nature de la conquête et celle de l’exploitation du Nouveau Monde.

Revenons à la vulgate contre laquelle il s’élève : à la recherche d’or et d’épices, des Espagnols frustes ont conquis le Nouveau Monde. Ils ont massacré des millions d’Indiens et ceux qu’ils n’ont pas passés au fil de l’épée sont morts des pandémies venues de l’ancien monde[3]. Puis la monarchie espagnole a pris la main, imposé un ordre colonial, pressuré les populations pour en tirer l’or et l’argent. Au début du XIXsiècle, l’édifice s’est effondré sous le coup des premières guerres de décolonisation. Telles sont les grandes lignes d’une histoire qu’on peut aisément réchauffer pour l’employer à d’autres continents. Le problème est que son moteur, le sentiment national, est une idée parfaitement anachronique aux XVe et XVIsiècles.

« […] Si on l’observe au prisme du nationalisme, toute forme d’association supranationale englobant des peuples et des aires géographiques différents ne peut être décrite qu’en terme d’oppression. Mais cela n’explique en rien la très longue et remarquable pérennité de ce qu’on appelle communément de façon trompeuse ‘l’empire espagnol’.[4] »

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Servir Dieu, le roi et s’enrichir

La familiarité de l’auteur avec les courants chrétiens de l’époque, d’une richesse et d’une complexité accablantes, soutient l’intérêt de la première partie qui traite des voyages de Christophe Colomb. Bon navigateur mais piètre géographe, Colomb est persuadé qu’il parviendra à joindre l’Europe à la Chine. Il meurt dans la certitude que les confins du monde sont plus proches qu’on ne pense.

Jusqu’à ce que son inaptitude à organiser les nouveaux territoires entraîne sa disgrâce, il a reçu le soutien d’une monarchie jeune, en plein essor. Pour parvenir au trône de Castille, la reine Isabelle a mené une guerre civile et prétendu sa nièce bâtarde. C’était peut-être vrai, l’important était de faire perdre à l’héritière toute légitimité. Si la reine a été peu scrupuleuse en ses débuts, elle tient bon sur quelques principes quand elle règne : comme tout être de son temps, elle n’est pas hostile par principe à l’esclavage, mais un esclave ne peut être un sujet : c’est un captif étranger. Or, une fois conquis, les Indiens sont devenus des sujets…

Des dévotions nouvelles vont justifier l’évangélisation de ces néophytes. Des prophéties vont nourrir les ambitions impériales. Et les rêves que poursuit le Génois vont se heurter aux scrupules juridiques et religieux de la monarchie. Il ne suffit pas de découvrir un monde, encore faut-il être dans son droit en le faisant et ne pas s’écarter de la volonté divine. Avant même d’abandonner les Caraïbes pour gagner la Terre Ferme, les aventuriers devront se tenir à la ligne établie : ils chercheront à s’enrichir mais en servant Dieu et le roi pour le bien de son peuple. Ceux qui s’en écarteront et qui se feront prendre seront condamnés.

En recourant à ces principes au début de son expédition, Hernán Cortés obtient la permission de la poursuivre : s’il s’est émancipé des ordres du gouverneur de Cuba, écrit-il à Charles Quint, c’est sous la pression de la volonté populaire — celle des fondateurs de Vera Cruz — afin de « servir comme il convient Notre Seigneur et [Son] Altesse Royale[5] ». À cette justification sont joints les trésors exposés à Bruxelles qui éblouirent Albrecht Dürer. En jouant ainsi, Cortés a misé au-delà de sa propre fortune.

La durée de l’empire

L’évangélisation qui va suivre est restée dans le droit fil de ce qu’était alors la religiosité populaire en Europe du Sud. De même qu’il n’existait pas, dans la vision des conquistadors, de séparation nette entre le monde naturel et le surnaturel, les ordres religieux ont intégré en Espagne ou en Italie les dévotions particulières et des rituels pas très orthodoxes — pour conjurer la peste, la stérilité, la disette… En Amérique, ils s’accommoderont du même enchevêtrement de croyances. Au Pérou, le jésuite José de Acosta écrit : « Nous devrions préserver tout ce qui est ancestral et païen pourvu que ce ne soit pas contraire à la raison[6]. » Et le dominicain Diego Durán propose de transformer la pierre sacrificielle du Templo Mayor en fonds baptismaux de la cathédrale de Mexico. L’eau bénite lavera le sang des victimes.

Des conceptions politiques développées en Espagne durant le Moyen Âge, fondées sur le respect des identités régionales et des libertés anciennes (les fueros), ont été de même exportées en Amérique. L’autonomie locale et l’acceptation de la diversité ont étayé « un système non unitaire de gouvernement qui a survécu trois siècles sans armée de métier, sans police et sans grande rébellion[7]». Si ces propos appelle quelques nuances[8], il est sûr qu’à la différence de l’Europe, l’Amérique a connu trois siècles de paix avant les ravages des guerres d’indépendance.

Cet ouvrage qui apporte beaucoup à la connaissance intellectuelle et religieuse de la conquête est cependant desservi par une forme parfois déroutante. La traduction navigue entre le style noble et les clichés journalistiques ; les récits sont glaçants, les réponses cinglantes, les paysages sont à couper le souffle, et cela ne fait pas bon ménage avec l’imparfait du subjonctif. Les développements narratifs ne questionnent pas leurs sources, les débats en cours ne sont pas exposés, alors que l’abondance des notes (95 pages) et la richesse de la bibliographie (32 pages) feraient passer ce livre pour un travail académique. Et le refus de tout intertitre qui pourrait alléger de longs chapitres rend souvent fastidieux le récit d’aventures qui devraient passionner.

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[1] Imperiofobia y leyenda negra : Roma, Rusia, Estados Unidos y el Imperio español (Madrid, Siruela, 2016, 699 p.) et Fracasología : España y sus élites: de los afrancesados a nuestros días (Madrid, Espasa, 2019, 528 p.). Ces ouvrages n’ont pas été traduits en français, pas plus que En defensa de España : desmontando mitos y leyendas negras de Stanley Payne (Madrid, Espasa, 2017, 517 p.).

[2] The Inquisition: What really happened ?, Londres, Catholic Truth Society, 2017, 80 p.

[3] Les deux années que nous venons de vivre devraient remettre en question l’immunité à la variole qu’on attribue souvent aux Espagnols. Il n’est pas d’immunité avant l’invention de Jenner, au XVIIIe siècle.

[4] Les conquistadors, p. 425.

[5] Ibid., p. 151.

[6] Ibid., p. 263.

[7] Ibid., p. 432.

[8] Il est, par exemple, difficile de passer sous silence la rébellion de Tupac Amaru et celle de Tupac Catari, dans les Andes, à la fin du XVIIIe siècle.

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À propos de l’auteur
Marie-Danielle Demélas

Marie-Danielle Demélas

Docteur d’État en histoire et professeur honoraire de l'université de Paris III.

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