<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> L’ordre du monde totalitaire

15 mars 2022

Temps de lecture : 8 minutes

Photo : Staline et Ribbentrop

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L’ordre du monde totalitaire

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Depuis plusieurs décennies, les États-Unis ont suivi différentes voies dans leurs relations avec la Chine, pour aboutir aujourd’hui à une situation de confrontation. Dans son livre à succès, Vers la guerre. L’Amérique et la Chine dans le piège de Thucydide, Graham T. Allison est allé chercher dans l’affrontement entre Athènes et Sparte une grille de lecture originale pour nous expliquer l’inévitable conflit entre les deux puissances. Sans remonter aussi loin, les relations internationales du xxe siècle entre l’Occident et les États totalitaires nous offrent aussi une comparaison qui, rappelons-le avec force, n’est ni équivalence ni amalgame, la démarche comparative en histoire servant à décrypter les phénomènes sur le long terme. Ce rappel historique permet ainsi d’éclairer les ressorts du tournant brutal que Washington et Pékin ont opéré en quelques années.

Commençons par rappeler avec Raymond Aron qu’il existe deux types de système international. Le premier, dit homogène, rassemble des puissances de même nature, unies autour de valeurs communes, dont les élites sont issues d’un « moule » socioculturel à bien des égards identique. Dans de telles conditions, le maintien de la paix s’avère plus facile à garantir, tous les protagonistes parvenant en fin de compte à se comprendre. Certes, l’exemple de la guerre de 1914 est là pour nous rappeler que cette homogénéité ne préserve pas du recours aux armes. Du moins, parvient-il à la maintenir sur la longue durée comme le prouve la période 1815-1914. Soit un siècle sans conflit général en Europe ! Le second système est défini comme hétérogène parce qu’il rassemble des États aux valeurs et aux pratiques fondamentalement différentes. D’où une instabilité inévitable dans les rapports entre des acteurs étatiques que tout sépare. Tel a été le sort, durant la période 1917-1989, de l’Europe et du monde fracturés entre d’un côté des États démocratiques et libéraux, et de l’autre des régimes totalitaires. Une fracture d’abord idéologique qui n’empêcha pas, il est vrai, des rapprochements, voire des alliances, mais tous de circonstance. Seule l’hostilité à l’encontre du Reich hitlérien poussa en effet Staline vers les démocraties dans les années 1930 avant qu’un changement de direction politique, en 1939 comme en 1947, ne vînt tout remettre en cause. Car ce qui l’a en fin de compte emporté, c’est bien la confrontation, la guerre, le combat à mort. L’URSS, le IIIe Reich, l’Italie fasciste, tous déstabilisèrent les relations internationales selon un schéma en vérité très proche.

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L’aspiration à la guerre

Soulignons tout d’abord l’aspiration des régimes totalitaires, révolutionnaires par essence, au renversement de l’ordre international édifié par les traités de paix de 1919-1920, sur les valeurs du libéralisme et de la démocratie. Le monde pacifique voulu par les vainqueurs de la Grande Guerre reposait sur la sécurité collective, et son corolaire, la démocratisation du continent européen. Un édifice qui n’était pas condamné d’avance, mais dont le fonctionnement dépendait de la communauté de valeurs de l’ensemble des gouvernements qui y participaient. Bien sûr, les ambitions darwiniennes d’une civilisation nouvelle et brutale nourries par le IIIe Reich et son comparse italien s’opposaient à l’utopie égalitariste de l’URSS. Les trois totalitarismes se retrouvaient néanmoins autour d’un identique rejet du système multilatéral cher aux démocrates occidentaux et qui ne correspondait pas à leur vision du monde. Cela n’enlève rien au fait que ces trois gouvernements surent avec une habileté consommée se prêter au jeu de la SDN, adopter quand cela les arrangeait les règles de la sécurité collective et l’esprit pacifique de Genève, signer avec Paris et Londres une série de traités qui les inscrivaient dans la logique de l’Europe de la paix.

Mussolini participa ainsi aux accords de Locarno en 1925, fondement de la première réconciliation franco-allemande, faisant par là même de son pays un acteur incontournable de la diplomatie des années 1920, alors qu’il n’éprouvait que mépris pour les démocrates genevois qui le lui rendaient bien d’ailleurs. De son côté, Staline mena une identique politique qui conduisit l’URSS à intégrer la SDN en 1934, et à signer deux traités avec la France en 1932 puis en 1935. Le premier prévoyait que si l’un des signataires subissait une attaque, l’autre n’apporterait pas son aide à l’agresseur ; le second établissait un engagement d’assistance mutuelle, mais que n’accompagnait aucune convention militaire, le vidant ainsi d’une bonne partie de sa substance. Sur la même lancée, l’URSS et l’Italie adhérèrent au pacte Briand-Kellog qui mit en 1928 la guerre hors la loi… Même Hitler se prêta à la comédie en posant sa signature sur le pacte à Quatre le 15 juillet 1933, traité mort-né qui envisageait une révision pacifique des frontières avec le Royaume-Uni, la France et l’Italie. Le Reich en tira une légitimité internationale dont il avait ardemment besoin, laquelle fut très vite confirmée par le concordat noué avec le Saint-Siège le 20 juillet suivant. Un signe toutefois ne trompa pas : la sortie de la SDN quatre mois après, le 16 octobre 1933. L’Allemagne tournait le dos à la sécurité collective. Or, à cette date, le Führer tenait bien le pouvoir en main.

Une paix de façade et d’opportunisme

En effet, ces périodes de conciliation répondaient à des logiques internes très fortes et correspondaient à la phase délicate de la construction du pouvoir totalitaire. Le processus tendu de la collectivisation et de l’industrialisation soviétique des années 1930 obligea ainsi Moscou à adopter une politique de non-agression avec ses voisins – qui prit la forme du pacte Litvinov, du nom du commissaire du peuple aux Affaires étrangères – et de ménagement des grandes puissances afin de ne pas risquer cette guerre d’agression du monde capitaliste qui hantait l’imaginaire de ces bolcheviks paranoïaques. L’histoire diplomatique de l’URSS connut ainsi plusieurs de ces périodes de coexistence pacifique avec l’Ouest, depuis la NEP léniniste de la décennie 1920 jusqu’à la Détente des années 1960-1970, en passant par celle de la Seconde Guerre mondiale, avant que l’agressivité révolutionnaire ne reprît le dessus. La détente s’avéra systématiquement une illusion que Henry Kissinger décrit en ces termes : « Les démocraties saluèrent chaque fois cet hommage à la coexistence pacifique en y voyant la marque de la conversion de Moscou à une politique de paix permanente. » Ce qui était absolument illusoire, car cette apparente insertion dans l’ordre libéral n’eut jamais le moindre effet modérateur sur le long terme. En effet, derrière l’opportunisme stalinien se cachait la nature particulière de la diplomatie soviétique que Raymond Aron avait très bien saisie : « En gros, elle est effectivement souple en sa tactique et constante en ses objectifs et sa représentation du monde. » Cette dualité entre rigidité stratégique et souplesse tactique reposait sur la foi quasi religieuse dans le renversement du capitalisme, la victoire finale du communisme et la domination soviétique, laquelle autorisait, ici ou là, de faire des « pauses », de s’entendre avec les capitalistes avant de reprendre le combat avec encore plus de détermination. Bien moins embarrassés qu’un État démocratique par l’opinion publique, les totalitarismes avaient les coudées franches pour opérer ce genre de renversement des alliances sans devoir se justifier.

Une fois l’ordre interne stabilisé, le moment fatal arriva où le régime jeta le masque et s’engagea dans une politique d’agressions et de conquêtes qui, de l’Éthiopie à la Pologne, en passant par l’Autriche et la Tchécoslovaquie, finit par entraîner la Seconde Guerre mondiale. On ne peut que remarquer que la radicalisation externe accompagnait un durcissement interne qui renforçait l’emprise totalitaire sur la société sans cesse plus militarisée et augmentait le niveau des répressions contre les éléments jugés impurs. Le tout sous l’effet d’une logique idéologique implacable et d’un hubris mégalomaniaque qui poussèrent par exemple Mussolini à se jeter en 1940 dans la guerre avec Hitler en dépit des réalités économiques et politiques de son pays. Erreur que ne commit pas le rusé général Franco, malgré bien des tentations et des pressions, parce que, entre autres raisons, son national-catholicisme ne le poussait pas dans une politique d’expansion agressive.

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Savoir-faire propagandiste

De surcroît, ne sous-estimons jamais les capacités de manipulation de ces régimes, leur savoir-faire propagandiste, l’habileté de leur politique culturelle et de leurs réseaux, et les innombrables soutiens dont ils bénéficièrent alors même qu’ils transformaient « l’histoire en règne de l’inhumanité » selon la belle formule du philosophe Florent Bussy : intellectuels reconnus, militants anonymes et autres idiots utiles fascinés qui par la grande lueur de l’Est russe ou chinois, qui par la régénération du monde latin, qui par la liturgie de Nuremberg. On reconnaîtra bien volontiers que l’analyse de la politique étrangère des totalitarismes se heurtait à l’époque à de réelles difficultés. Autant le IIIe Reich, l’Italie fasciste que l’URSS reprirent à leur compte bien des traditions historiques de leur pays comme l’accès aux mers chaudes, le pangermanisme ou l’expansion dans l’espace méditerranéen. Le problème se compliquait quand le dictateur de Rome ou de Berlin devait tenir compte du poids des forces politiques traditionnelles, hostiles aux aventures hasardeuses et très présentes dans l’armée et l’appareil diplomatique. D’où une sous-estimation du caractère subversif d’une politique en réalité déstabilisatrice. Mon maître Georges-Henri Soutou a récapitulé le problème d’une belle formule : « Avec l’Allemagne de Hitler, le problème était de prendre au sérieux ce que l’on voyait et entendait, qui était totalement en dehors de l’univers de pensée des responsables français. Avec l’URSS, il ne fallait surtout pas croire ce que l’on voyait et entendait ! »

De la même façon, ces dictateurs, souvent aveuglés par leurs propres idéologies, démontrèrent à plusieurs reprises leur capacité à faire un usage surprenant de la Realpolitik jusqu’à franchir toutes les limites du cynisme. On songe bien sûr à Staline s’entendant tour à tour avec Pierre Laval en 1935 pour un pacte franco-soviétique hostile à l’Allemagne, puis avec Hitler en août 1939 pour ce summum de la Realpolitik totalitaire qu’était le pacte germano-soviétique et enfin avec Roosevelt et Churchill en 1945, contre ce Reich auquel le Géorgien avait fourni blé et pétrole jusqu’au 22 juin 1941 ! Cette souplesse géopolitique se retrouve aussi chez Mao Zedong. Allié fidèle de l’URSS depuis 1950 et bras armé du monde communiste dans la guerre de Corée contre les États-Unis, le grand Timonier ne cessait de pousser Moscou sur la voie du conflit, y compris nucléaire, avec le Tigre de papier américain. Ce fut d’ailleurs sur ce terrain que se noua sa profonde divergence avec Khrouchtchev, pour lequel le nucléaire rendait impossible la guerre directe. Afin de briser l’isolement dans lequel sa rupture avec Moscou accusé de « dérive droitière » ainsi que la révolution culturelle l’avaient plongé à la fin des années 1960, Mao, sans rien renier de son idéologie, se tourna vers… Washington ! La célébrissime visite de Nixon en Chine en 1972 marqua le début d’un rapprochement et d’une coopération qui prirent les allures d’une entente antisoviétique marquée. La République populaire en sortit renforcée dans son bras de fer avec l’ancien grand frère soviétique. Ce réalisme cynique reposait sur les permanences de la géographie et de l’histoire que même des régimes aussi violents ne pouvaient effacer d’un trait de plume.

Renverser l’ordre établi

Il est clair qu’un État totalitaire ne peut, par essence, être un facteur de paix, car il aspire au renversement de l’ordre établi à son désavantage. En réalité, dans les années 1930, l’écueil se situait autant dans l’aveuglement des décideurs politiques britanniques que dans l’hypnose de leurs homologues français pour les vertus de la sécurité collective et dans leur illusion de ramener Hitler à la table des négociations après ses premiers coups de boutoir contre le traité de Versailles. Le résultat de tout cela, capital, fut que les démocraties renoncèrent à toute politique de fermeté, voire de force. On ne saurait en outre trop insister sur une cruelle réalité : un régime totalitaire ne respectait jamais sa signature officielle, ne s’estimait nullement contraint par un traité international, vu comme un simple instrument conjoncturel. L’idéologie et la force primaient sur le droit. Jusqu’au moment où le tyran alla trop loin, franchit les limites de l’acceptable et déclencha une réaction. Il aura fallu, en mars 1939, l’invasion de la Tchécoslovaquie et la violation du traité de Munich, dont l’encre séchait encore, pour convaincre le Premier ministre de Sa Majesté Neville Chamberlain que Hitler n’était pas un gentleman, que son projet ne se limitait pas à la correction des injustices du traité de Versailles et qu’il fallait arrêter cette course à la domination de l’Europe. D’où la garantie franco-britannique donnée à la Pologne. Staline commit une erreur identique au sortir de la Seconde Guerre mondiale avec la communisation brutale de l’Europe de l’Est qui braqua contre lui des Occidentaux pourtant disposés à lui laisser une zone d’influence, voire un glacis protecteur. La doctrine Truman de mars 1947 et l’éclatement de la guerre froide en furent les fruits. Enfin, n’ayant rien appris de leurs erreurs et profitant du retrait américain, les Soviétiques poussèrent trop loin leur avantage en 1978-1980, en Afrique, en Amérique latine et bien sûr en Afghanistan, d’où la fin de la Détente qu’enterrèrent Ronald Reagan et Margaret Thatcher au bénéfice d’une politique beaucoup plus offensive qui devait mettre un terme à la bipolarité du monde et à la guerre froide.

Dans les trois cas, l’Occident dut accepter ce qu’il refusait jusque-là : la confrontation.

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Frédéric Le Moal

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