Au pas de charge, le patron de la marine nationale a ouvert les chantiers qui doivent rendre notre flotte prête au retour de la guerre navale. Une guerre connectée, contre des adversaires de même taille, qui pourrait être violente, explique-t-il à Conflits.
Propos recueillis par Jean-Baptiste Noé et Mériadec Raffray
Dans votre discours de septembre 2020 aux nouvelles recrues de l’École navale, vous avez eu ces mots qui ont surpris par leur franchise : « Aujourd’hui, vous entrez dans une marine qui va probablement connaître le feu à la mer, vous devez vous y préparer ! » Ce feu à la mer que vous évoquez, comment l’imaginez-vous ? Une bataille navale classique type Midway ou Malouines, ou bien autre chose ?
Mes mots transcrivent la réalité d’un environnement maritime qui s’est profondément transformé. Nous assistons à un réarmement naval d’une ampleur sans précédent depuis cinquante ans. Les chiffres sont colossaux, en nombre d’unités comme en puissance de feu. On pointe souvent la Chine, mais le phénomène est global. Les taux de croissance des marines méditerranéennes sont effarants. L’Italie aligne deux porte-avions, la Turquie aussi, avec des drones à défaut de chasseurs F35 américains. Depuis 2016, les sous-marins algériens mettent en œuvre des missiles russes de croisière naval. La mer ressemble à une banlieue où les gens auraient brutalement troqué leurs matraques et Tasers contre des kalachnikovs pour régler leurs différends.
À quelle période situez-vous cette bascule ?
Pour moi, la prise de conscience date de la passe d’armes entre une frégate française et son homologue turque en Méditerranée orientale au printemps 2020. Alors que notre équipage menait une mission dite « molle », le contrôle du respect d’un embargo sur les armes, en posant des questions à un navire sur sa destination et sa cargaison, il s’est retrouvé soudainement « mis en joue ». Je vous laisse imaginer ce qui pourrait arriver entre des marines qui ne sont pas alliées. Un jour, nous serons mis au défi de notre propre volonté, et il faudra probablement être capable d’accepter un échange de coups, au moins intellectuellement dans un premier temps, pour faire valoir nos intérêts.
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À quoi mesurez-vous l’ampleur du regain des tensions en mer ?
Les actes d’intimidation sont devenus réguliers. À trois reprises cette année, en haute mer, une frégate chinoise a coupé la route d’un navire de guerre français en passant à 50 mètres de son étrave. C’est leur façon de nous signifier que nous sommes indésirables en mer de Chine. Heureusement, nos commandants ont pour consigner d’éviter l’escalade tout en réaffirmant le respect du droit international sur tous les océans.
Quelle est la probabilité que cela dégénère un jour ?
Comme chef d’état-major de la marine nationale, ma responsabilité est organique. À ce titre, je dis simplement que le niveau du match naval est en train de changer. Je n’imagine pas que des pays dépensant autant d’argent pour s’offrir une marine puissante ne nourrissent pas d’arrière-pensées. En disant cela, je n’anticipe pas la survenue d’une nouvelle bataille de l’Atlantique au xxie siècle, je souligne que des gens se donnent les moyens de mettre au défi notre réponse. Il faut donc que nos forces soient capables de les affronter le jour où cet ordre leur sera donné.
Qu’est-ce que cela implique pour vous : d’avoir plus de navires et de marins ?
La loi de programmation militaire 2019-2025 a permis d’entamer la remontée en puissance de notre marine et la préparation de son avenir. Le point clé, c’est d’éviter une spirale de déclassement opérationnel. Un phénomène par essence global, auquel on n’échappe pas toujours par un supplément de moyens : la perte de l’avantage technique, numérique et moral. Une marine est puissante quand elle peut compter sur des personnels fiables, qui peuvent faire des choses compliquées et savent prendre des risques. Dans le cadre espace-temps qui est le mien, mon souci n’est pas comment avoir dix frégates de plus, mais de m’assurer que les forces ont compris le changement de division global qui s’est opéré, et ce autant dans la préparation des équipages et des navires que dans la conception capacitaire de demain.
Concrètement ?
Dans le domaine capacitaire, personne ne peut se satisfaire de devoir neutraliser un drone valant une centaine de milliers d’euros en tirant un missile d’autodéfense à un million d’euros pièce. Il nous faut inventer une nouvelle artillerie, mettre au point des armes à énergie dirigée, laser ou électromagnétiques. Ma tâche consiste aussi à faire en sorte que la marine réintègre la perspective du combat, depuis la préparation mentale de nos officiers et officiers mariniers jusqu’aux stratégies adoptées, en passant par la façon de s’équiper.
La résilience est globale : et le monde civil ?
Mon slogan est : « La famille fait partie du système de combat. » Nous mesurons combien la pression des opérations rejaillit sur elles. Avec l’essor de la connectivité, nos marins embarquent les tracas des conjoints, dont près de 80 % ont un emploi et doivent se débrouiller seuls au quotidien pendant leurs absences. La réciproque est vraie, comme on l’a vu lors de l’épisode de la contamination du Charles-de-Gaulle au Covid-19 : les familles s’inquiètent vite de ce qui se passe en mer. Un événement m’a beaucoup fait réfléchir à la résilience, c’est le jour où le président de la République a annoncé le premier confinement ; tout le pays s’est arrêté. Ce qu’on pensait impossible est arrivé. J’ai en tête le cas du Liban. En deux ans, cette société a basculé dans le chaos, avec une production d’électricité erratique. L’invasion des technologies dans nos vies nous a emmenés dans des espaces beaucoup plus vulnérables. La France d’aujourd’hui privée d’électricité d’un coup, ce serait le chaos. Ces effets de falaise n’épargnent pas notre milieu militaire. Entre le mode normal et le mode dégradé d’un avion d’ancienne génération, il n’y avait pas beaucoup d’écart. Aujourd’hui, l’écart entre des modes normaux sur-performants et le mode dégradé est beaucoup plus important et peut être déstabilisant. La guerre d’aujourd’hui peut vite nous ramener à une sorte de Moyen Âge. Ce choc peut être d’une violence extrême.
Justement, du 18 novembre au 3 décembre 2021, votre état-major a organisé l’exercice aéromaritime Polaris 21 pour se préparer au combat de haute intensité. Quels étaient ses objectifs ?
Nous avons voulu sortir d’une vision trop théâtralisée et simplifiée de ce que peut être un affrontement multi-milieux et multi-champs, tant il est vrai que le combat naval est désormais complètement connecté au spatial, au cyber, à la terre. Les Américains disent que nous sommes passés du « war from the sea » au « war at sea ». Avant, nous pouvions positionner un porte-avions à quelques encablures du territoire que l’on souhaitait bombarder. Jouissant de la supériorité aérienne et en l’absence d’artillerie côtière, c’était facile. C’est devenu beaucoup plus complexe. Polaris 21 a permis de nous entraîner aux nouvelles conditions. Nous avons constitué une force significative en invitant des alliés. Toute opération conventionnelle sérieuse ne se conduit plus qu’en coalition. Nous avons divisé les camps amis et ennemis en deux groupes symétriques par leurs moyens ou par leurs armes. Enfin, nous avons laissé les acteurs assez libres pour favoriser leur créativité tactique. Pour rendre le tout crédible, le jeu a duré toute une semaine. Six fois plus longtemps que d’habitude.
Quels enseignements avez-vous tiré ?
Penser dans le registre d’une guerre symétrique, exigeante et durable a été très bénéfique pour nos officiers. Ce fut un choc intéressant pour les esprits. Ils durent imaginer de nouvelles façons de faire la guerre avec les moyens qui sont les nôtres, mais aussi en mesure d’actionner une combinaison inédite d’effets possibles, tant le spectre de la conflictualité s’est énormément ouvert. Auparavant, la guerre navale ressemblait peu ou prou à un duel de bateaux dans un coin de mer. Aujourd’hui, comme tout est devenu interconnecté, il est possible de neutraliser un système de combat ennemi par un virus informatique, une manœuvre informationnelle ou encore une contre-manœuvre logistique. Le nombre de touches sur le clavier de la guerre a sensiblement augmenté.
Dans quels domaines de la conflictualité avez-vous le plus appris ?
Les enseignements dans le champ informationnel ont été riches. Il nous est apparu nécessaire de combiner systématiquement les règles d’engagement physiques et immatérielles. À un moment de l’exercice, le parti ami devait détruire une batterie de défense sol-air ennemie avant de prendre pied sur une île. Pour l’en dissuader, l’adversaire a orchestré une campagne de presse avec des photos truquées montrant des faux camps de migrants autour des batteries. Avant de lancer nos chasseurs, nous avons pris soin de démonter la supercherie, par des images satellites et des missions de reconnaissance, et communiqué à notre tour pour rétablir les faits. Dans un tout autre registre, nous avons joué le déni spatial en réalisant des tirs de missile sans recourir aux satellites. Pour ce faire, nous avons réactualisé des savoir-faire acquis dans les années 1980 que détenaient les plus anciens de nos officiers mariniers.
Quelles leçons en matière d’équipements et de technologies ?
Elles furent cruciales. Nous avons touché du doigt l’importance de préparer l’arrivée d’armes plus performantes. Notre programme de missile antinavire supersonique est vital si on veut continuer à se faire respecter : il nous donnera la capacité d’engager l’ennemi avec succès sans être sous son feu. Nous avons mesuré l’apport de la composante drones, surtout avec les difficultés durables sur la disponibilité des hélicoptères Caïman (huit actuellement sur un parc de 27). Nous avons intégré dans notre manœuvre la sensibilité des stocks de munitions. En négatif, nous avons rencontré des difficultés d’interopérabilité, notamment des systèmes de combat. Ils sont liés à des évolutions technologiques rapides chez nos alliés les plus performants.
Et pourtant vous êtes proches de l’US Navy, avec laquelle vous avez récemment signé un partenariat stratégique…
Ce partenariat a été initié il y a deux ans dans le domaine des porte-avions et de la lutte anti-sous-marine. Son objectif est d’apprendre à mieux travailler ensemble. Dans les scénarios opérationnels auxquels nous réfléchissons, nous sommes la plupart du temps engagés en coalition, je l’ai déjà dit, et près de sept fois sur dix aux côtés des Américains. En nous associant à leurs discussions stratégiques, nous pouvons orienter le développement de notre marine en cohérence avec le cap qu’ils impulsent à la leur.
Le Charles-de-Gaulle était au cœur de cet exercice. Comment évolue son rôle dans cette perspective d’un affrontement en mer ?
Le porte-avions permet d’apporter de la puissance aérienne où que l’on soit, y compris en mer. Il constitue une capacité importante et très mobile pour générer des alertes ou envoyer des messages dont les effets peuvent être tactiques et stratégiques. Pendant Polaris 21, nous avons redécouvert combien il était compliqué pour l’adversaire d’élaborer une réponse face à une telle force qui se déplace de 1 000 km par jour. Jusqu’alors, le porte-avions était employé comme une base complémentaire pour les opérations terrestres. Avec le réarmement naval, il reprend toute sa place comme outil tactique. Ceux qui n’en possèdent pas mesurent bien, aujourd’hui, la menace que fait peser sa force aérienne.
Et le fait que ses Rafale puissent emporter sous leurs ailes le missile nucléaire tactique dit du « dernier avertissement » ?
Nous n’avons pas joué le scénario d’une liaison entre une crise conventionnelle et la mise en œuvre de la dissuasion, question que le général Maigret évoque dans son dernier ouvrage[1]. Ce type d’entraînement relève de la prérogative exclusive du chef d’état-major des armées.
Au mois de février, le groupe aéronaval a appareillé pour un nouveau déploiement opérationnel de deux mois en Méditerranée. Que signifie le choix de cette zone ? Quels seront les grands jalons de sa mission ?
Ce déploiement prévoyait d’abord que le porte-avions et ses escorteurs participent à l’opération Chammal qui se poursuit au Levant contre le reliquat de Daech. C’est l’occasion pour le groupe aéronaval de réviser ses procédures de combat. Une remise à niveau toujours bienvenue. Son arrimage ponctuel à la coalition Inherent Resolve permet, en outre, de mieux comprendre comment les Américains envisagent la suite dans la région. Et puis la task force 473 devait sillonner la Méditerranée. Une mission de présence et d’entraînement ponctuée d’exercices conjoints, aussi bien avec la marine turque qu’avec les porte-avions italien Garibaldi et américain Truman, et de diplomatie navale. Je pense à l’escale prévue au Pirée, le port d’Athènes ; la Grèce, qui a acquis des Rafale, est notre partenaire stratégique. Deux mois au cours desquels, enfin, le Charles-de-Gaulle et ses avions auront pu tester la matérialité du réarmement des flottes riveraines, affiner notre connaissance des nombreuses zones en crise et des flux de trafics illicites. La Méditerranée représente 1 % de la surface des mers du globe, mais concentre 25 % du trafic maritime mondial et 65 % des flux énergétiques de l’Union européenne.
La marine nationale met en ligne beaucoup de très haute technologie tricolore. Or, nos industriels de l’armement et du nucléaire s’alarment du durcissement des banquiers et financiers à leur égard, sous couvert des fameux critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG). Tandis que Bruxelles met la dernière main à son projet de classification de l’économie en fonction de ses qualités environnementales (la taxonomie verte). Est-ce un sujet d’inquiétude pour vous à moyen terme ?
Avec la Direction générale de l’armement (DGA), responsable des grands programmes d’équipement des forces et du suivi de la base industrielle et technologique de défense (BITD), nous observons de près ces évolutions et ce que j’appelle la tentation européenne du mimétisme herbivore. Croire qu’en se transformant en herbivore militant, nous dissuaderons les carnivores de continuer à manger de la viande est une illusion. Le « grand banquet des peuples », pour reprendre l’expression de l’essayiste Laurent Gaudé[2], relève à mon sens de la mythologie. Si cela arrivait, au mieux nous deviendrions des étrangers pour le reste du monde ; au pire, nous lui servirions de proie. Pour s’en convaincre, il suffit de regarder ce qui se passe en ce moment avec l’Ukraine ou les tensions autour de l’approvisionnement en gaz de l’Europe. Le point commun entre l’homme et la bactérie, c’est leur système de défense : tous les êtres vivants sur Terre en ont un !
Les illusions nées de la chute du Mur seraient toujours vivantes ?
Certains ont alors cru qu’était venu le temps de la paix éternelle et de la croissance infinie. Trente ans plus tard, j’observe que le conflit est pour beaucoup d’acteurs sur cette planète le meilleur moyen d’obtenir ce qu’ils veulent. Et nos enfants ont bien compris que la croissance serait forcément bornée par nos ressources finies. Cela est aussi vrai pour les promesses de transition écologique et numérique. Il sera impossible de concrétiser cette dernière sans accéder aux terres rares que recèlent les fonds sous-marins. Je crois cependant que nos concitoyens ont bien perçu que les dés étaient pipés. Elon Musk n’est pas le gentil gourou d’une inoffensive start-up née dans un garage californien, mais le produit d’une expérimentation soutenue de fait par l’armée américaine, lorsqu’elle a décidé de priver la Nasa d’une partie de ses subventions pour les redistribuer à des gens comme lui, dans une stratégie délibérée consistant à financer l’essor d’une technologie et d’une industrie duale. Les Gafam n’auraient pas atteint leur puissance actuelle sans l’appui financier de la défense américaine.
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[1] Général Bruno Maigret, Opération Poker. Au cœur de la dissuasion nucléaire française, Taillandier, 2021.
[2] Laurent Gaudé, Nous, l’Europe : banquet des peuples, Acte Sud, 2019.