La dissuasion nucléaire russe : quelle doctrine ?

28 février 2022

Temps de lecture : 5 minutes

Photo : TEL de missile balistique intercontinental Topol-M en 2010. Ce missile est entré en service en 2009. CC BY-SA 3.0 (Участник:Goodvint)

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La dissuasion nucléaire russe : quelle doctrine ?

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Vladimir Poutine a annoncé, dimanche 27 février, mettre en alerte la « force de dissuasion » de l’armée russe, qui peut comprendre une composante nucléaire, au quatrième jour de l’invasion de l’Ukraine par Moscou. Entre guerre psychologique et risque d’escalade, de quoi est réellement faite la doctrine nucléaire russe en 2022 ?

 

Du temps de l’Union soviétique, la doctrine d’emploi des forces nucléaires reste largement sujette à interprétation durant presque toute la guerre froide. Les Soviétiques font exploser leur première bombe atomique le 29 août 1949, ce qui surprit le président américain Harry Truman, comme il le confia un peu plus tard dans ses mémoires. Les États-Unis découvrirent donc avec effroi l’existence de Joe, le petit surnom donné à la bombe A soviétique, en référence à Joseph Staline, et réalisèrent qu’ils avaient péché par naïveté – comme souvent – en n’imaginant pas les Russes capables de concevoir aussi rapidement une réponse au monopole nucléaire américain. Et quand « Joe 4 », surnom donné à la première bombe thermonucléaire soviétique, explose le 12 août 1953, huit mois après la bombe H américaine (Ivy Mike, le 1er novembre 1952), les États-Unis comprennent que le monopole nucléaire a définitivement vécu. Le lancement du satellite Spoutnik, le 4 octobre 1957, montre quatre ans plus tard que les Soviétiques sont capables de développer des missiles intercontinentaux. Le monde entre alors dans une nouvelle ère, marquée par la course aux armements bien sûr, mais aussi par la difficile mise en place d’une doctrine d’emploi des armes atomiques pour chacun des deux grands, doctrine fondée pour les États-Unis comme l’URSS, sur une contradiction insoluble entre la nécessité d’empiler les stocks d’armes nucléaires pour conserver la supériorité nucléaire et la volonté de faire de l’arme nucléaire une arme de seule dissuasion, dont l’usage doit être absolument prohibé… Sauf en dernière extrémité. Cela conduit les États-Unis et l’URSS à développer la doctrine conjointe de la « Destruction Mutuelle Assurée », plus joliment nommée doctrine « MAD » en anglais, Mutual Assured Destruction, qui définit la capacité à posséder un stock d’armes nucléaires suffisant pour se détruire mutuellement et éviter qu’une « première frappe » adverse ne désarme l’un ou l’autre.

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Représailles massives ou ripostes graduées ?

Les États-Unis finissent par revoir largement cette philosophie d’emploi de l’arme nucléaire pour remplacer la stratégie des « représailles massives », à la moindre attaque, par celle de la « riposte graduée », en fonction de l’intensité de l’attaque ennemie. Pour l’URSS en revanche, l’arme nucléaire n’est pas tant décorrélée des forces conventionnelles. Elle représente un moyen plus sûr d’établir sa suprématie ou d’annihiler l’adversaire, comme le rappelle le géopolitologue Jean-Paul Mayer dans son excellent ouvrage Dieu de colère. Stratégie et puritanisme aux États-Unis, ou encore le spécialiste de l’URSS, H. Paris, auteur, en 1980, de cette analyse glaçante : pour les Soviétiques, « l’arme nucléaire, principal instrument de la stratégie, obtient immédiatement la décision, qui autrefois ne pouvait être atteinte que par une somme de succès tactiques. »[1] En clair, dans le cas d’un conflit de grande envergure, si les tactiques conventionnelles ne peuvent emporter la décision, l’arme nucléaire est, en dernier recours, un moyen supplémentaire, mais pas inenvisageable d’emporter la décision. Ceci explique que si les Américains laissent de côté la doctrine des représailles massives et de la destruction mutuelle assurée dès la fin des années 1960, les Soviétiques, tout en acceptant de signer les accords SALT ou de négociations sur la limitation des armements stratégiques à partir de 1969, n’ont jamais réellement remis en question la doctrine de la destruction mutuelle assurée.

Qu’en est-il aujourd’hui de la Russie de Vladimir Poutine, première puissance nucléaire militaire du monde, avec plus de 6 000 ogives nucléaires[2] à son actif ? Le 2 juin 2020, Vladimir Poutine signait l’oukase présidentiel n° 355 portant sur les « Fondements de la politique d’État de la Fédération de Russie dans le domaine de la dissuasion nucléaire ». Ce « document de planification stratégique » est une grande première puisque c’est la première fois que la Russie, tout autant que la défunte URSS, définit officiellement et précisément sa doctrine nucléaire. Le texte indique bien que les autorités russes voient l’arme nucléaire « exclusivement comme un moyen de dissuasion, dont l’emploi est une mesure extrême et forcée », la Russie mettant en œuvre tous les moyens possibles pour « réduire la menace nucléaire et ne pas laisser les relations inter-étatiques se dégrader au point de provoquer des conflits militaires, y compris nucléaires » (point 5)[3]. Comme le soulignent les spécialistes de la doctrine militaire russe et l’Observatoire de la dissuasion, le document n’indique pas clairement si la Russie est guidée par une doctrine d’escalade ou de désescalade, mais la doctrine officiellement établie par le Kremlin avec cet oukaze présidentiel « pourrait désigner non pas l’emploi de l’arme nucléaire, mais le déploiement « expressif » de systèmes nucléaires à proximité d’un théâtre de conflit. »[4] Par « expressif », on pourra comprendre le fait de faire usage d’une dissuasion active et volontariste, par le déploiement effectif de systèmes d’armes qui n’ont pas vocation à être utilisés, mais sont disposés à proximité de n’importe quel théâtre d’opération où les forces conventionnelles russes peuvent être engagées. D’une certaine manière, cette initiative russe en matière de définition doctrinale dans le domaine nucléaire militaire répond au détricotage systématique des traités de limitation et d’encadrement des forces nucléaires par Donald Trump au cours de son mandat.

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Amender la doctrine nucléaire ?

Quand les autorités russes soulignent la possibilité d’amender la doctrine nucléaire si des facteurs externes ou internes influencent la situation de défense nationale (point 8), elle réagit à ce qu’elle interprète comme un délitement de l’architecture internationale des traités contrôlant l’emploi des armes nucléaires (au cours du mandat Trump, mais, bien avant cela, par l’annonce du retrait du traité ABM par Georges W. Bush en 2001) et le Kremlin semble s’autoriser un emploi désormais plus « flexible » de la dissuasion nucléaire. C’est à la lumière de cette redéfinition doctrinale qu’il faut interpréter deux annonces faites dans le contexte de l’actuelle crise ukrainienne. Premièrement, l’organisation par le président biélorusse Alexandre Loukachenko, le 27 février, d’un référendum qui doit annuler le statut dénucléarisé de son pays, afin d’accueillir des armes nucléaires russes. Deuxièmement, l’annonce par Vladimir Poutine, le dimanche 27 février également, de la mise en alerte de la « force de dissuasion » de l’armée russe, qui peut comprendre une composante nucléaire, au quatrième jour de l’invasion de l’Ukraine par Moscou. Les deux déclarations conjointes s’intègrent parfaitement à la nouvelle doctrine définie par Moscou en juin 2020 et le timing des annonces n’a pas échappé au président ukrainien Volodymyr Zelensky qui s’est adressé le même jour aux Biélorusses, appelés à se prononcer sur la renucléarisation de leur pays : « C’est un référendum de fait pour vous, Biélorusses. Vous décidez qui vous êtes. Vous décidez qui vous voulez être. La manière dont vous regarderez vos enfants dans les yeux, dans vous vous regarderez dans les yeux, et dans les yeux de vos voisins. Et nous sommes vos voisins. Nous sommes Ukrainiens. Soyez Biélorusses, pas Russes ! Vous faites ce choix maintenant, aujourd’hui. » Pas sûr qu’Alexandre Loukachenko laisse vraiment la possibilité aux Biélorusses de choisir leur destin.

Mais l’annonce assez surprenante de Vladimir Poutine de la mise en alerte de sa « force de dissuasion » laisse toutefois la place à une supposition : faut-il que l’opération militaire en Ukraine ne se passe pas comme prévu pour que le discours du Kremlin monte aussi rapidement en puissance jusqu’à mettre en branle la « dissuasion expressive » ? Cette montée en puissance assez précipitée n’annonce rien de bon sur le plan tactique pour les Russes, mais inquiète surtout en ce qui concerne la rationalisation stratégique russe dans le contexte actuel.

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[1] H. Paris. « Stratégie soviétique et américaine. » Revue Stratégique n°7. Paris. 1980. Cité par Jean-Paul Mayer. Dieu de colère. Stratégie et puritanisme aux États-Unis. Esprit de Défense. ADDIM. Novembre 1995. p. 90

[2] 6375 ogives nucléaires en 2021 contre 5800 pour les États unis, selon le SIPRI Yearbook 2020. Armaments, Disarmamant and International Security, Oxford University Press, Stockholm International Peace Research Institute, p. 326

[3] Isabelle Facon. « Une doctrine nucléaire pour la Russie. » Observatoire de la dissuasion. Fondation pour la Recherche Stratégique. Bulletin mensuel n°77. Juin 2020. P. 5

[4] Ibid. p. 5

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Photo : TEL de missile balistique intercontinental Topol-M en 2010. Ce missile est entré en service en 2009. CC BY-SA 3.0 (Участник:Goodvint)

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À propos de l’auteur
Laurent Gayard

Laurent Gayard

Docteur en études politiques du centre Raymond Aron de l’EHESS. Professeur à l’Institut Catholique de Paris.

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