La forte hausse des prix de l’alimentation a fait prendre conscience de l’enjeu de la souveraineté alimentaire. Méthodes de production, intrants et produits chimiques, maitrise des flux commerciaux, les enjeux alimentaires sont immenses, d’autant que la demande de nourriture est croissante. Entretien avec Thierry Pouch, membre de l’Académie d’Agriculture de France, pour mieux en saisir les enjeux.
Thierry Pouch est économiste, spécialiste des questions alimentaires, chercheur à l’Université de Reims Champagne Ardenne, membre de l’Académie d’Agriculture de France et chef économiste aux Chambres d’agriculture de France. En 2020, il publie un article nommé Europe : une puissance agricole mal assumée, avec l’IRIS. Dans son dernier ouvrage publié en 2022, Thierry Pouch dresse le bilan des répercussions de la pandémie de Covid-19 sur l’agriculture. Entretien réalisé par Etienne de Givry.
L’ONU estime que la population mondiale atteindra 10 milliards d’habitants en 2050. Les progrès de la productivité peuvent-ils permettre de répondre aux besoins graduels d’une population mondiale constamment croissante ?
Les projections démographiques sont régulièrement rappelées, même si elles peuvent varier d’une année sur l’autre ou d’une institution à une autre. Le chiffre des 10 milliards est toutefois le plus souvent retenu. Ce qui signifie, selon la FAO, qu’avec un accroissement démographique de 2,2 milliards d’individus en 2050, la production de biens alimentaires devrait augmenter de près de 50%. Il est nonobstant nécessaire d’indiquer que la pression démographique devrait s’atténuer sur l’horizon de 2100.
Une telle perspective inquiète. Car avec autant d’habitants et l’exigence de produire davantage, l’équation comporte des variables nouvelles : disponibilités des sols, climat, rendements des cultures et des systèmes d’élevage. L’optimisme raisonné d’un agronome comme Joseph Klatzmann (1921-2008) qui, autrefois, avait montré qu’il serait possible de nourrir 10 milliards d’hommes, constitue encore un bon point de départ pour aborder cette équation sans alarmisme particulier.
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Les précédentes révolutions agricoles ont conduit à desserrer la contrainte d’approvisionnement dans un certain nombre de nations. A la sortie de la guerre, un agriculteur français pouvait nourrir 5 personnes. Plus de cinquante ans après, les progrès productifs lui permettent d’en nourrir plus de 20.
Plus récemment, avec le développement économique et social de plusieurs pays émergents, la FAO a pointé une diminution du nombre de mal nourri ou de sous-alimentés dans le monde. Des marges de progression en matière de productivité de l’agriculture existent (sélection variétale, résistance aux maladies des plantes, aux zoonoses…), qui déboucheront sur des productions plus abondantes dans le futur.
Si les effectifs d’individus souffrant de la faim en 2021 sont repartis à la hausse, l’explication se situe dans des facteurs extra-agricoles, et en particulier dans la succession de conflits militaires – ils sont à l’origine d’exodes ruraux, de destruction des infrastructures routières, portuaires, donc de lourdes contraintes pour fluidifier l’approvisionnement alimentaire des populations – ou bien dans des chocs climatiques, ou, pour s’appuyer sur le cas du Liban en août 2020, dans des explosions de silos. Il est indispensable de rappeler qu’en 2021, la production mondiale de grains a été de 2,6 milliards de tonnes, dont 785 de blé. Il est parfaitement possible de répondre, tout du moins quantitativement, aux besoins de la population mondiale.
Existe-t-il des pays qui détiennent leur souveraineté alimentaire ?
La notion de souveraineté alimentaire est complexe à appréhender, et par voie de conséquence, à utiliser. Si l’on s’appuie sur ce qu’entendaient par souveraineté les premiers théoriciens de la Science politique, en particulier Machiavel et surtout Jean Bodin (Les six livres de la République), être souverain, c’est décider par soi-même et pour soi-même, sans qu’il n’y ait d’interférence avec une quelconque instance supérieure, qu’elle relève du Divin ou d’une institution supranationale. Il en découle que, partant de ce principe, les Etats-Unis, puis l’Union européenne, ont formé durant le premier tiers et la seconde moitié du XXème siècle, des exemples significatifs de ce que peut être une souveraineté alimentaire. Ils ont opté pour des politiques agricoles actives, dotées d’outils de régulation, pour produire suffisamment et pour approvisionner, sans rupture, leurs populations, tout en veillant à ce que les agriculteurs soient correctement rémunérés. Les décisions ont relevé du fait national, pris au sens large dans le cas de l’Europe du Marché Commun en 1962 (création de la PAC), sans qu’il n’y ait eu d’intervention d’une quelconque organisation internationale. En ce sens, la notion de souveraineté se juxtapose avec celle d’autosuffisance et de sécurité alimentaires.
Avec la mondialisation, la souveraineté alimentaire perd de sa pertinence, en particulier en Europe. Par le jeu de la libéralisation des échanges commerciaux de marchandises, il était envisagé de faire jouer les spécialisations de chacun des pays, afin qu’ils s’insèrent de façon optimale dans la division internationale du travail. Les politiques agricoles, instruments de la souveraineté alimentaire, étaient alors de plus en plus perçues comme des sources de distorsions de concurrence. L’Union européenne a donc à plusieurs reprises réformé sa PAC, et s’est conformée aux règlementations commerciales du GATT puis de l’OMC. Les Etats-Unis ont en revanche préservé leur approche et leur exigence en matière de souveraineté alimentaire, faisant dire d’ailleurs au Président Bush Jr, qu’ « un pays en mesure de se nourrir lui-même était un pays en sécurité ».
Le retour de la souveraineté s’effectue en 1996, avec son affirmation par l’ONG Via Campesina. Il s’agissait d’indiquer que les recommandations des grandes institutions internationales à l’endroit des pays en développement, qui devaient s’insérer dans la division internationale du travail agricole, comportaient un risque pour la souveraineté de ces nations, et les acheminaient vers davantage de dépendance.
Avec la pandémie, on assiste à un retour encore plus massif de la souveraineté alimentaire, puisque bon nombre de pays ont établi un diagnostic relatif à leur dépendance en produits de base. La France a mis en avant sa dépendance en protéines végétales, et singulièrement en soja.
Il en découle que, avec la souveraineté alimentaire, c’est une brèche qui s’est ouverte dans la mondialisation et ses vertus supposées. Des pays comme l’Inde, la Russie, la Chine, les Etats-Unis, affichent leur souveraineté alimentaire. A plusieurs reprises, l’Inde a fait échouer le Cycle de Doha à l’OMC, au motif que le libre-échange pouvait menacer sa paysannerie et donc sa souveraineté.
Prise sous l’angle de l’autonomie de décision, la souveraineté alimentaire est effective dans ces pays. L’Union européenne est quant à elle prise dans une contradiction. Avec la pandémie, la souveraineté trouve un certain écho, notamment en France, mais elle reste contrecarrée par les Accords de libre-échange bilatéraux que Bruxelles a négociés puis signés depuis plusieurs années. De plus, pour l’UE, affirmer sa souveraineté signifierait une souveraineté partagée, commune en quelque sorte, ce qui, en l’état actuel des choses, reste encore une ambition mal acceptée par la totalité des Etats membres, à moins que, perspective encore lointaine, l’UE se rapproche d’un fédéralisme.
Une souveraineté alimentaire française ou européenne est-elle possible ? Est-elle souhaitable ?
La souveraineté alimentaire européenne est une ambition ancienne. Elle a fait partie intégrante du projet de Politique agricole commune à partir de 1962. Avec ce principe de souveraineté, l’objectif était d’atteindre l’autosuffisance dans un certain nombre de produits. Cet objectif fut atteint dès la fin de la décennie 1960, dans le domaine des céréales, du lait, du sucre, de la viande bovine, porcine et de volaille. De ce point de vue, la souveraineté a été possible. La doctrine a évolué à partir des années 1990, dans un contexte de mondialisation qui a été rappelé plus haut.
Aujourd’hui, cette mondialisation, qui a considérablement élevé le degré d’interdépendance des nations, a interpellé les Etats. Car sans souveraineté, sans autonomie de décision, c’est le risque de la dépendance envers un autre pays qui émerge. Or, dans un contexte de grandes incertitudes, de conflits commerciaux et, plus largement, géopolitiques, dépendre de l’extérieur pour son approvisionnement alimentaire comporte un risque (embargos, coût des importations…). La souveraineté alimentaire est par conséquent souhaitable. Et, au sein de l’UE, la France a probablement un rôle pilote à jouer, du fait qu’elle est la première puissance agricole de l’UE (19% de la production totale). Il lui reste à convaincre ses partenaires, et notamment ceux les plus convaincus de l’efficacité du libre-échange, de restaurer cette autonomie de décision, ce principe de souveraineté alimentaire, pour desserrer les contraintes d’approvisionnements. En ce sens, le Pacte Vert, dans sa composante Farm to Fork, renferme le risque d’une baisse des productions européennes, des exportations et une hausse des importations, comme l’ont bien souligné, de façon convergente, toutes les études d’impacts réalisées depuis.
Dans un monde instable, hautement incertain, l’UE doit organiser une vaste réflexion sur ce qu’elle entend faire de son agriculture et de sa souveraineté alimentaire.
La pandémie du Covid-19 a significativement révélé les interdépendances économiques entre certains pays. Comment ces interdépendances se sont manifestées en France sur le plan alimentaire ?
La pandémie a effectivement agi comme un révélateur de la dépendance de certaines nations, et notamment en France. Toutefois, et d’une certaine manière paradoxalement, le diagnostic a davantage porté sur les médicaments, sur le matériel médical, et, plus récemment, sur des composants électroniques ou sur des produits de base à usages industriels, que sur le secteur agricole. Si dépendance il y a en ce domaine, elle est à la fois ancienne, et circonscrite fondamentalement aux protéines végétales, et au soja plus spécifiquement (Accord avec les Etats-Unis au début des années 1960, choix politiques effectués par l’UE et les Etats membres pour limiter les aides à la production de ces protéines végétales, échecs des plans protéines depuis les années 1970…).
Car à bien y regarder, la France n’a connu aucune rupture dans les chaînes d’approvisionnement alimentaires, ou alors de très courte durée ou bien encore localement située. Il faut y voir le résultat d’une politique menée depuis les années 1960, qui a consisté à organiser et à préserver notre sécurité alimentaire. C’est ce qui constitue la force du secteur agricole en France. La pandémie a peu endommagé la production agricole (exception faite des chocs climatiques ayant lourdement affecté notamment les filières fruits, légumes et viticulture). L’une des manifestations de cette indépendance alimentaire de la France réside dans l’excédent commercial agroalimentaire de 2020 – même si celui-ci a enregistré une réelle érosion de quelque 2 milliards d’€ – et de 2021 (+ 8 milliards d’€).
En revanche, d’autres nations ont soit opté pour une politique de renforcement des stocks (cas de la Chine), soit taxé leurs exportations de grains pour retenir sur le marché intérieur leur production (cas de la Russie).
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En 2020, la Russie est devenue exportatrice nette de produits agricoles. Comment analysez-vous cette évolution ?
La dislocation de l’Union Soviétique a occasionné une transition d’une économie administrée à une économie de marché. La thérapie de choc infligée à l’économie s’est traduite par une « décennie noire », avec notamment une baisse des productions agricoles, de céréales en particulier. Cette dynamique baissière devait être endiguée, car elle comportait un risque de dépendance alimentaire. L’arrivée de Vladimir Poutine à la Présidence de la Russie, au début des années 2000, inverse le processus. Il fait du secteur agricole l’un des leviers du redressement national. Une politique agricole est instaurée, avec des subventions, des crédits bonifiés pour les investissements, des dépenses de recherche-développement élevées…. On observe alors progressivement un redressement de la production de céréales, qui permet à la Russie de renouer avec les exportations de blé. Ce fut la première phase de la reconquête agricole russe.
Une seconde phase s’enclenche avec le conflit russo-ukrainien. L’annexion de la Crimée engendre une série de sanctions envers Moscou, portées par l’UE, les Etats-Unis, l’Australie et quelques autres nations. La réponse de Vladimir Poutine a consisté à instaurer en août 2014 un embargo sur les importations de produits agricoles et alimentaires en provenance de ces pays (sauf les produits viticoles). Outre le fait que Moscou a diversifié ses sources d’approvisionnements pour maintenir ses importations, c’est aussi la production nationale qui s’est accentuée à la hausse. Aujourd’hui, la Russie est quasiment autosuffisante sur la plupart des produits agricoles, et est devenue le premier exportateur mondial de blé, avec un gigantesque potentiel de hausse de la production de cette céréale à l’horizon de la fin du siècle, du fait du réchauffement climatique et l’exploitation du sol dans la frange Sud de la Sibérie.
Il en découle que l’exemple de la Russie montre qu’une articulation étroite entre le marché et l’Etat apparaît davantage conforme à la réalité des choses, que la sempiternelle et infondée opposition entre le marché et l’Etat. De plus, la Russie constitue un bel exemple d’application de la souveraineté alimentaire (Via Kremlina pour faire résonance avec ce qui a été dit plus haut au sujet de Via Campesina), et de congruence entre une politique de sécurisation interne des approvisionnements, et une stratégie de puissance par les exportations. L’expérience agricole russe invite enfin à se déprendre de cette idée, souvent négative, de ce qu’est la Russie, et de privilégier plutôt ce qu’elle fait.
Au sein des deux géants démographiques mondiaux, la Chine et l’Inde, l’exode rural pourrait provoquer des mouvements démographiques de centaines de millions de personnes dans les prochaines décennies. L’urbanisation massive et tout ce qu’elle suppose de défis est-elle une problématique majeure pour l’alimentation de demain ?
C’est en quelque sorte une loi générale des économies que de constater une érosion des effectifs d’agriculteurs à mesure que se déroule le processus de développement économique. D’ailleurs, dans les années 1950, un économiste américain, W. Arthur Lewis, avait produit une analyse indiquant que, avec les gains de productivité en agriculture, avec l’industrialisation et l’urbanisation, les économies se situeraient de plus en plus sur une trajectoire d’un monde sans agriculture.
Le cas de la Chine est de ce point de vue intéressant. L’industrialisation accélérée de ce pays, sa croissance urbaine – les autorités chinoises ont pour ambition de voir 70% de sa population vivre en ville à l’horizon 2050 – font peser de lourdes contraintes sur sa capacité à préserver son approvisionnement alimentaire, contraintes auxquelles s’ajoutent celles relatives aux sols, aux zones désertiques et au stress hydrique. Il en résulte que le déficit commercial agroalimentaire de la Chine est élevé, de l’ordre de 80 milliards de dollars, manifestation de la dépendance alimentaire accrue de cette puissance économique. On observe en Chine une baisse tendancielle du nombre d’agriculteurs depuis quelques années, à la faveur de cette croissance économique intensive en productions industrielles.
Pourtant, les autorités chinoises tentent de maintenir l’autosuffisance en grains à hauteur de 95%. C’est une politique qui s’inscrit dans le temps long de cette nation, du fait du lien qui est régulièrement établi entre l’ambition de nourrir la population, la stabilité sociale et la conservation du pouvoir politique. La démographie – qui devrait connaître d’ici 2050 un tassement en Chine en raison du développement économique et social – forme ainsi un paramètre décisif pour Pékin, ce qui explique qu’elle importe massivement, qu’elle tente d’investir dans des hectares de terre à l’étranger, ou qu’elle prenne possession d’exploitations agricoles, pour compenser les difficultés qu’elle rencontre pour s’approvisionner.
Le cas de l’Inde – dont la population devrait dépasser celle de la Chine dans seulement quelques années – est en quelque sorte symétrique de celui de la Chine. La population d’agriculteurs diminue moins rapidement qu’en Chine, et elle est un enjeu politique de premier ordre pour la stabilité du pays, comme l’ont récemment montré les actions menées par les paysans indiens contre le projet de réforme de la politique agricole du gouvernement de Narandra Modi. De plus, historiquement, l’ambition de la souveraineté et de l’autosuffisance alimentaires a été régulièrement affichée et maintenue – importance des réformes agraires dans cette République Fédérale et positionnement à l’OMC. L’Inde dégage depuis de nombreuses années une capacité d’exportation (en viande bovine, en céréales, en lait) élevée, débouchant sur des excédents commerciaux réguliers.
Si ces deux nations doivent relever le défi démographique, la Chine dépend davantage de l’extérieur que l’Inde pour nourrir sa population.
Dans ces deux mêmes pays, la pollution de l’air et des eaux provoque déjà d’importants dégâts humains. L’association de cette pollution aux immenses besoins des populations indienne et chinoise augure-t-elle selon vous des catastrophes dramatiques pour l’avenir ?
Le constat de la dégradation du climat dans ces deux pays est incontestable. Pollutions de l’air et des sols participent de cette inquiétude quant aux conditions dans lesquelles pourra être réalisée la production agricole. La Chine est l’un des grands utilisateurs mondiaux d’engrais, et de ce fait, ses sols sont appauvris. Dans les deux pays, cette variable environnementale est de nature à amplifier les difficultés à nourrir les populations et, par surcroît, à exacerber l’exode rural (migrations climatiques).
Doit-on pour autant dramatiser ? Ces deux nations sont de grandes puissances agricoles. Elles pratiquent des politiques agricoles visant à encourager la production. C’est manifestement plus difficile pour la Chine que pour l’Inde. Avec ces deux exemples, on peut prendre la mesure de la complexité du problème. Produire ou préserver l’environnement ? Récemment, la Chine, durement touchée durant trois ans par la Peste Porcine Africaine, a renoué avec la production de porcs. Cette reconstitution du cheptel porcin a fait dire au Ministre chinois de l’environnement que le climat ne saurait être une excuse pour diminuer la production, dans la mesure où les besoins alimentaires de la population sont très élevés.
La question qui est ici posée peut légitimement être élargie au monde entier. Car la dégradation du climat concerne tous les humains. Que ce soit pour l’Inde ou pour la Chine, les crises alimentaires du passé, les famines, demeurent ancrées dans les mémoires collectives, et poussent par conséquent les pouvoirs publics à adopter des mesures pour limiter tout risque de contestation sociale, préjudiciable aux pouvoirs en place.
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