Thucydide a posé les fondements conceptuels de la géopolitique. Sa Guerre du Péloponnèse contient toutes les réflexions et tous les concepts qui structurent aujourd’hui la pensée géopolitique. Si sa postérité fut nulle à l’époque médiévale et classique, il est désormais redécouvert, analysé, critiqué et, de la mer Égée aux États-Unis, c’est une correspondance intellectuelle qui se tisse.
De la géopolitique, Thucydide a posé tous les concepts. Le choc terre/mer, l’opposition entre la thalassocratie (Athènes) et la puissance continentale (Sparte), le réalisme et l’idéalisme, les alliances de revers (les Perses), les idées magistrales qui échouent (expédition de Sicile), la lutte entre le droit et la force (dialogue des Méliens), l’hubris impérialiste, l’alliance de protection qui se mue en alliance de domination (ligue de Délos), la guerre mondiale et l’engrenage des alliances, la confrontation des cités et des empires, etc. À la fois acteur et observateur de la guerre du Péloponnèse, Thucydide a légué à la postérité un chef-d’œuvre dont l’immuabilité des conclusions lui donne une allure de bréviaire de la géopolitique. Deux mille quatre cents ans plus tard, la finesse de sa pensée est toujours aussi précieuse pour analyser les enjeux géopolitiques.
Un poète de l’action
C’est par Thucydide et son continuateur Xénophon que nous connaissons l’histoire de cette guerre. Tous les deux sont généraux, tous les deux ont l’expérience des combats, même si Xénophon eut plus de succès que Thucydide. Les deux ont connu l’exil et la rupture avec leur cité d’origine, les deux ont pensé et réfléchi ce qu’ils ont vécu avant de poser par écrit leurs combats. Puis Thucydide fut oublié. Il ne figure même pas, à l’inverse de Xénophon, sur la fresque de L’École d’Athènes de Raphaël, lui à qui on doit pourtant le grand discours de Périclès sur Athènes École de la Grèce. C’est le xixe siècle qui l’a redécouvert, traduit et commenté. C’est au moment où se développait la géographie et l’histoire, où l’Europe découvrait le monde, que Thucydide était lu et compris. Il semble être un trésor grec enfoui de longs siècles durant et déterré dans une époque qui pourtant oublie ses classiques. Thucydide demeure aujourd’hui, et des générations de géopoliticiens se sont abreuvées de son œuvre. Dès le prologue, tout est dit :
« Cette histoire de la guerre entre les Péloponnésiens et les Athéniens est l’œuvre de Thucydide d’Athènes. L’auteur a entrepris ce travail dès le début des hostilités. Il avait prévu que ce serait une grande guerre et qu’elle aurait plus de retentissement que tous les conflits antérieurs. Il avait fait ce pronostic en observant que, de part et d’autre, les États entrant en lutte se trouvaient dans tous les domaines à l’apogée de leur puissance. Il constatait d’autre part que tout le reste du monde grec ralliait l’un ou l’autre camp. Ceux qui ne prenaient pas immédiatement part, se disposaient à le faire. Et ce fut, en effet, la crise la plus grave qui eût jamais ébranlé la Grèce et, avec elle, une partie du monde barbare. On peut dire que la majeure partie de l’humanité en ressentit les effets. »
Les cités sont à l’apogée de leur pouvoir et de leur richesse. Athènes détourne le trésor de la ligue de Délos, d’une part pour financer la construction du Parthénon, d’autre part pour accroître ses forces militaires. Elle est alors touchée par la démesure et la tentation d’étendre son pouvoir aux autres cités. La tentation impérialiste naît de la démocratie elle-même. Mais c’est Corinthe qui déclenche la guerre, car elle se heurte partout aux comptoirs athéniens. Avec le siège de Potidée, Corinthe accuse Athènes d’avoir rompu injustement la trêve. Il y a la cause officielle de la guerre : le conflit avec Corcyre, la question de Potidée, l’agression de Thèbes contre Platée ; et il y a la cause véritable : la puissance athénienne qui inquiète les Lacédémoniens. Sparte se fait défenseur des petites cités contre l’impérialisme athénien puis, la victoire obtenue, c’est à son tour de céder aux charmes de l’impérialisme, avant d’être détrônée par Thèbes. Cette guerre est aussi une stasis, une guerre civile des cités grecques, incapables de conjurer la division et de fonder un panhellénisme autour d’une isonomia, une même loi. C’est Alexandre qui accomplira cette œuvre, en renversant les Perses à son tour et en portant l’hellénisme jusqu’aux confins de l’Inde.
Thucydide pense l’humanité, il cherche les moments décisifs dans l’histoire pour comprendre le déroulement de l’action. La guerre est causée par l’appétit du pouvoir. La cité voit fondre sur elle les catastrophes : la peste, la famine, la défaite et la privation des libertés. Il y a, chez Thucydide, une dimension poétique[1]. Il se veut poète et donc créateur ; une dimension qui apparaît dans la rédaction des grands discours. Avec eux, il porte la parole des acteurs et il transmet les documents qui sont aujourd’hui des documents d’histoire. La transmission et la paideia sont au cœur de son œuvre.
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Guerre, où est la justice ?
Le dialogue des Méliens, selon les mots d’Olivier Battistini, illustre la pensée politique de Thucydide. Se met à jour la nécessité de nature : il faut dominer les autres chaque fois que l’on est le plus fort, il faut se placer dans une praxis, une réalité qui découle de la situation du moment et du rapport des forces. Toute action politique suppose d’analyser ces rapports de force et d’agir en conséquence. Il n’y a pas d’absolu de justice, il n’y a pas d’appel au droit ou à la morale ; seuls comptent les intérêts, parfois obscurcis par les passions. Ce sont les intérêts qui tiennent la diplomatie et les alliances politiques, non les sentiments. Thucydide s’inscrit comme le père de l’école réaliste.
La force est là, bien sûr, qui exclut totalement l’idée de justice. Le pouvoir, c’est imposer sa force. Face aux Méliens, les Athéniens refusent les arguments de droit : « Il n’est possible de parler de justice qu’entre égaux dans l’ordre de la force. » Vae victis, les Méliens n’ont d’autre choix que de se soumettre. Ils seront d’ailleurs trahis par des habitants de Mélos qui ouvrent en grand les portes pour laisser entrer les Athéniens. C’est l’autre leçon de Thucydide : face à l’adversité, la cité n’est jamais unie ; il y a toujours des traîtres prêts à se sauver en ouvrant les portes à l’invasion.
Mais la nécessité et les intérêts ne gouvernent pas toujours les choix des politiques. Il y a toujours des alternatives, entre la justesse et la folie, le logos et le mythe. Le politique, d’autant plus quand il doit susciter l’adhésion du peuple, a le choix entre des conduites sensées et des conduites folles, des conduites modérées et des conduites immodérées. Les passions du peuple (le dème) conduisent parfois le politique à choisir l’injuste plutôt que le juste, la folie plutôt que la raison. La force principale du politique est donc la modération, qui est le produit de la sagesse.
Exemples admirables
Si Thucydide parle des cités, il parle aussi des hommes. Son œuvre est une succession de portraits de grands hommes dont l’action personnelle a modifié le cours de l’histoire. Outre Périclès, on y retrouve Brasidas, le général spartiate qui l’a vaincu, Thémistocle et Alcibiade, « le chasseur pourpre ».
Alcibiade est le grand héros d’Athènes. Grand général et fin politique, intelligent et conscient des dangers que court sa cité, il aurait pu sauver Athènes. Mais il fut rejeté par les passions populaires. Accusé d’être à l’origine de la mutilation des Hermès, il est jugé et condamné à mort par le peuple alors qu’il est en train de conduire la périlleuse expédition de Sicile. Alcibiade est obligé de fuir, comme Thucydide qui fut ostracisé. Il passe à l’ennemi, chez Sparte, puis soutient les Perses. Celui qui aurait pu sauver Athènes, victime des emportements populaires, est devenu son contempteur. Platon tirera un enseignement de cet épisode dramatique : l’envie excite les passions et conduit les foules à éliminer les meilleurs, ceux qui sont pourtant le plus à même de défendre les intérêts de la cité. La démocratie sort affaiblie de cet épisode.
Entre 431 et 404 s’est donc joué une partie du sort de la Grèce et, avec cette guerre présentée par Thucydide, la synthèse de la géopolitique. Hormis l’expédition de Sicile (415), les batailles se déroulent en Grèce, dans un espace géographique restreint qui intensifie le drame. Puis le conflit se décale vers l’Orient, avec notamment la bataille d’Aigos Potamos qui contribue à la victoire de Sparte. Quand Thucydide dit que le monde entier a ressenti les effets de cette guerre, il est bien conscient de l’étroitesse géographique du conflit. Les conséquences ne sont pas spatiales, mais intellectuelles. Grecs et Perses, barbares et civilisés furent concernés. Son prologue est prémonitoire tant les conflits mondiaux sont aujourd’hui étudiés à l’aune des concepts mis en avant par Thucydide, à tel point que la guerre froide et le conflit sino-américain d’aujourd’hui peuvent être vus comme de nouvelles guerres du Péloponnèse.
De la Grèce à l’Atlantique
Soucieux de l’hégémonie continentale en Europe, sir Halford Mackinder (1861-1947) évoque dans une conférence de 1904 le « pivot géographique de l’histoire ». La terre y est présentée comme un « océan-monde » centré autour d’une masse continentale écrasante, un pivot fixe, autour duquel s’articulent les grandes dynamiques géopolitiques des États dominants[2]. Cet immense territoire qu’il appelle l’« Île mondiale » a lui-même un cœur stratégique, le Heartland, que Mackinder situe en Eurasie et plus singulièrement en Russie « qui occupe dans l’ensemble du monde la position stratégique centrale qu’occupe l’Allemagne en Europe ». À la périphérie de ce Heartland, bien délimité par des barrières naturelles (Volga, Arctique, vide sibérien, Himalaya, désert de Gobi), s’étendent les coastlands (terres à rivages) qui forment un inner crescent (croissant intérieur) composé de l’Europe occidentale, du Moyen-Orient, de l’Asie du Sud et de l’Est. Au-delà des coastlands et des littoraux de « l’Île mondiale », les deux systèmes insulaires ou offshore islands que sont les archipels britanniques et nippons bordent le Heartland, positions avancées du troisième croissant des outlying islands (îles périphériques) qui comprennent l’Amérique et l’Australie.
Pour Mackinder, l’histoire géopolitique mondiale est celle de la lutte confrontant le Heartland aux trois autres croissants concentriques. Dès lors, « qui tient l’Europe orientale tient la terre centrale, qui tient la terre centrale domine l’île mondiale, qui domine l’île mondiale domine le monde ». Une reprise de la devise de Walter Raleigh qui disait au xviie siècle : « Qui tient la mer tient le commerce du monde ; qui tient le commerce tient la richesse ; qui tient la richesse du monde tient le monde lui-même. » Ce que craint Mackinder, c’est une alliance entre l’Allemagne et la Russie qui donnerait vie à cette île mondiale. La révolution ferroviaire et les possibilités d’acheminement qu’elle permet remettent en cause l’hégémonie séculaire des puissances maritimes en recentrant sur les terres les grandes routes commerciales. Ce qui avait fait l’hégémonie du Portugal, de l’Espagne puis de l’Angleterre entre le xve et le xxe siècle est renversé par la révolution industrielle et celle des communications. La prééminence géostratégique du Heartlandn’est pas invariable dans la mesure où le progrès technique est une donnée importante des grands mouvements géopolitiques. L’Américain Nicholas Spykman (1893-1943) a repris et complété les thèses de Mackinder. C’est lui qui théorise la doctrine américaine de l’endiguement (containment), doctrine appliquée pendant la guerre froide. Mais pour Spykman, le pivot stratégique du monde, l’espace où s’affronte la puissance continentale (l’URSS) et maritime (les États-Unis), est le Rimland, « région intermédiaire entre le Heartland et les mers riveraines ». Reprenant la formule magique de Mackinder, il y substitue « celui qui domine le Rimland domine l’Eurasie ; celui qui domine l’Eurasie tient le destin du monde entre ses mains ».
On retrouve là le choc terre/mer, l’affrontement des puissances, la primauté de la force sur le droit et la volonté hégémonique de l’imperium déjà théorisé par Thucydide. Les siècles passent, mais la pensée du Grec est bien un trésor pour toujours.
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[1] Olivier Battistini, Thucydide l’Athénien. Le poème de la force, éditions Clémentine, 2013.
[2] Olivier Zajec, « La géopolitique anglo-saxonne face à l’Eurasie », Conflits.fr, 4 janvier 2020.