Les deux métropoles nord-américaines de la côte nord-ouest du Pacifique, Vancouver (Canada) et Seattle (États-Unis), sont l’aboutissement à l’extrême ouest du mouvement de la colonisation continentale anglo-saxonne commencé deux siècles et demi plus tôt sur les côtes de l’Atlantique, à 4 000 km de là. Ce décalage géographique et historique a laissé des traces dans l’aspect, les mentalités et les modes de vie actuels de ces deux villes dynamiques et attractives.
Proches l’une de l’autre (200 km), elles sont situées sur des péninsules au fond des profondes indentations du Puget Sound, vaste ramification du Pacifique, dédale de bras de mer. Leur existence est récente, même à l’échelle nord-américaine. L’exploration européenne de la région, qui s’est faite par la mer et a mis en concurrence les Espagnols, les Anglais, les Américains et les Russes, remonte à la fin du xviiie siècle. Mais la colonisation a eu lieu bien plus tard : les camps de pionniers des années 1830-1850 sont devenus des villes (Seattle en 1869, Vancouver en 1886) dans la seconde moitié du xixe. Elle s’est faite par la terre, par les pistes, puis les lignes de chemin de fer transcontinentales aboutissant à des ports naturels, profonds, abrités et libres de glace. Dans les deux cas, les colons étaient blancs (Canadiens et Américains de l’est du continent, originaires des îles britanniques ou d’Europe du Nord). La ville canadienne a finalement pris le nom de l’explorateur britannique de la région en 1792, George Vancouver, tandis que Seattle est celui d’un chef indien du xixe bien disposé envers les nouveaux arrivants.
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Là où s’arrête l’Occident
Les deux villes sont des terminus des chemins de fer continentaux et des points de départ de la navigation océanique, stimulée depuis 1914 par le canal de Panama. Leur croissance démographique a été rapide et reste de nos jours l’une des plus fortes des grandes villes des deux pays : de 1 000 habitants en 1886 à 650 000 en 2016 pour Vancouver (2,8 millions pour l’agglomération), 3e métropole du Canada ; de 1 100 en 1870 à près de 800 000 en 2020 pour Seattle (mais 4 millions pour la région métropolitaine), la 15e des États-Unis.
Ce passé se retrouve encore largement aujourd’hui dans la composition ethnique des deux villes, mais une forte immigration venue de l’autre côté du Pacifique depuis les dernières décennies du siècle dernier a modifié la donne. À Seattle, les deux tiers de la population sont blancs, 15 % asiatiques (très dispersés entre Chinois, Philippins, Vietnamiens, Japonais, Coréens, et autres). À Vancouver, la population d’origine européenne représente encore la moitié ; les Asiatiques (un bon tiers) sont surtout des Chinois, et des Indiens. Ce sont des immigrés pour le travail ou une vie meilleure, et des vrais réfugiés aussi (Indochine, Hong Kong). Les deux villes créées par des pionniers blancs sont ainsi devenues très multiethniques. Vancouver en particulier (où 10 % des couples sont interraciaux, le maximum au Canada) reste une mosaïque de quartiers communautaires, dont certains sont déconseillés aux touristes. Mais l’histoire nationale a créé aussi des différences. À Vancouver, la toponymie rappelle (encore) l’origine coloniale (britannique) et royale du Canada (il y a les lions de Trafalgar Square). La délimitation de la frontière entre le Canada (britannique) et les États-Unis dans cette région disputée au début du xixe siècle (en annexant le nord-ouest jusqu’à l’Alaska russe, les expansionnistes du Midwest voulaient bloquer l’accès au Pacifique des Britanniques, et, vingt ans avant la guerre de Sécession, les Américains nordistes voulaient compenser au nord le renforcement des sudistes par l’annexion du Texas) a failli déclencher une guerre entre les deux pays. Finalement, les États-Unis ayant montré plus d’énergie que les Britanniques, le traité de 1846 a donné à cette frontière la forme d’une ligne parfaitement droite des Grands Lacs au Pacifique sur le 49e parallèle (mais très tortueuse dans le Puget Sound en raison des îles et des chenaux d’accès à l’océan). En 1921, on a érigé un arche au poste-frontière, tout proche de Vancouver, l’Arche de la Paix, qui porte l’inscription : « Issus d’une même mère » (britannique).
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À l’avant-poste, à l’avant-garde
Au-delà plus à l’ouest, un immense océan quasi vide, l’Extrême-Orient et l’Asie, distants de 7 000 à 10 000 km, et la ligne de changement de date au milieu. Elles ont été dès l’origine des bases navales, et ont connu un boom économique et démographique lors des deux guerres mondiales, et des guerres de Corée et du Vietnam. L’éloignement de l’est atlantique et de l’Europe (où la civilisation occidentale a ses origines), le caractère pionnier récent (l’individualisme, l’esprit d’indépendance à l’égard des pouvoirs, le rejet des traditions, le déracinement du colon, la déchristianisation des villes, l’absence sur place d’un patrimoine ancien relié à leur civilisation d’origine), ont créé une mentalité particulière typique de cet extrême far west de la côte Pacifique.
Les deux villes, surtout Seattle, sont aujourd’hui à la fois mondialement connues, satisfaites et « rebelles ». Après avoir été, comme toutes les villes pionnières, des lieux attirant les hors-la-loi, le jeu, l’alcool des Européens, l’opium des Asiatiques, la prostitution des deux, elles sont passées, comme aussi San Francisco et Portland, à l’avant-garde politique et socioculturelle, très éloignée par les mentalités et les attitudes politiques de la population du reste de l’État (Colombie-Britannique et Washington). Elles ont été marquées par un syndicalisme révolutionnaire flirtant avec le communisme qui a touché toute la côte ouest des deux pays. Il en résulte aujourd’hui une forte proportion de sans religion (37 % dans les deux), et nombre de religions amenées par l’immigration et de sectes typiques des Blancs de la côte ouest. Les maires sont de gauche, les politiques urbaines progressistes (la tendance actuelle est à la densification responsable), les concessions aux idéologies et aux mouvements revendicatifs radicaux qui occupent, manifestent, dévastent, sont la norme. On y trouve ainsi des quartiers d’artistes, de squatters, d’activistes LGBT, de trafiquants de drogue, de minorités, mêlés ou associés. Une musique contestataire (underground) s’est développée à Seattle. Des groupes d’activistes de désobéissance civile ont créé des « zones autonomes » échappant à l’autorité légale. Un quartier de Seattle, Fremont, alternatif et libertaire, s’est proclamé « centre du monde ». Un autre, Capitol Hill, a été plusieurs jours en juillet 2020 un espace sans police, mêlant ambiance festive, événements culturels, harangues radicales, et fusillades. La maire démocrate de la ville (lesbienne, compagne d’une femme riche, non mariée en raison de l’obligation de déclaration de fortune des candidats à des postes politiques), qui avait prédit à cette zone insurgée « un été d’amour », s’est indignée des propos du président Trump sur son incapacité à maîtrise l’anarchie dans sa ville. Le mouvement Black Lives Matter de 2020 a manifesté dans les deux villes (7,9 % de Noirs à Seattle, 1,2 % à Vancouver). Il y a eu en janvier 2021 une contre-manifestation pro-Trump aussi à Vancouver, arborant des drapeaux superposant celui du Canada et celui des États-Unis. Les deux villes ont beaucoup de sans-abri, dont les installations sont défendues par des ONG ; Seattle les subventionne avec les fonds retirés à la police. Celle-ci a une criminalité moyenne pour une grande ville des États-Unis, alors que Vancouver est en haut de la liste des villes du Canada (il y a des gangs violents, ethniques, et même multiethniques), dans un pays réputé plutôt sûr.
Bill Gates et Lénine ; la nature et les Premières Nations
Seattle est le berceau ou le siège de Boeing (1919), Starbucks (1971), Microsoft (1975), et Amazon (1994), qui y ont leurs usines ou leurs entrepôts, et sont connus mondialement. Bill Gates, qui est né dans la ville, y possède une villa, sa fondation, et un centre célébrant son œuvre philanthropique. Amazon a fait dans de grosses boules de verre et d’acier un jardin tropical. Ces grands groupes affectionnent actuellement les édifices aux formes organiques, molles et aplaties, ostensiblement écoresponsables. La modernité est exaltée : l’aéronautique, l’espace (la tour Space Needle en 1961), l’internet, le digital. Vancouver aussi est une ville de la technologie, du design, de l’aérospace, des industries du divertissement (« Hollywood North »), du bien-être et du tourisme. Elle a vu naître en 1969 Greenpeace, l’ONG pacifiste et écologiste activiste.
On y retrouve élevé au rang de système le mode de vie urbain à la fois hédoniste et moralisateur des Blancs occidentaux modernes : la santé et le bien-être en exergue, le sport pratiqué et exhibé dans l’espace urbain, les lieux de loisirs pour tous (une grande roue de fête foraine en plein centre de Seattle), les arts et la musique dans les salles et dans la rue, les festivals, la vie nocturne, les marchés ethniques et vintage, la gastronomie exotique ou locavore, bio et équitable (le phénomène des micro-brasseries explose là aussi, avec des tournées de dégustation pour touristes), et la tolérance des drogues douces et des seringues dans les rues. S’exposent aussi la commémoration des victimes de la colonisation et la construction d’un patrimoine censé manifester aux yeux de tous le passé et les qualités des « Premières Nations » (3,1 % des habitants à Vancouver, 0,8 % à Seattle), proposés en modèle des rapports entre l’homme et la nature : totems, danses, artisanat, statues, noms de lieux, excursions en canoë guidées par des Aborigènes, « remise en beauté du corps, de l’esprit et de l’âme » selon leurs traditions, le tout dans une infrastructure urbaine et une société créées par le colonisateur européen. Les musées présentent, souvent par des moyens sophistiqués, spectaculaires et ludiques, l’histoire de la ville, les techniques (de la navigation à l’espace et au digital), la nature locale, le passé autochtone (« un très haut niveau de complexité culturelle »).
Vancouver a la deuxième Chinatown d’Amérique du Nord (après San Francisco), une Little Italy, un Greektown, un quartier Punjabi. Ces quartiers émergents préservent l’identité des communautés immigrées, puis parfois s’effacent avec le temps, et il n’en reste alors qu’un tourisme commercial. Mais la diversité ethnique progresse. Signe d’intégration ?
La distanciation avec l’héritage occidental s’exprime aussi dans l’humour du mobilier urbain (géants et monstres, statue d’une famille faisant un selfie, objets détournés, telle Rachel, gros cochon-tirelire de Seattle invitant aux dons humanitaires). Une attraction du centre de Seattle est le Mur des chewing-gums, une œuvre de street art participative à contribution multiple en évolution permanente, qui consiste en un panneau de 5 mètres sur 15 où des gommes aromatisées multicolores ont été collées au fil des ans par chacun, après mâchage. Il a été entièrement renouvelé et approvisionné de frais depuis 2015. On peut voir aussi une statue de Lénine, importée de la Slovaquie postcommuniste par un mécène sympathisant, et installée sur un terrain privé en plein espace public : un peu badigeonnée de rouge sang par des citoyens indignés, mais toujours là.
Ce modèle occidental extrême, qui semble gagner du terrain dans les sociétés nord-américaines, est-il une anticipation d’un futur de tous les pays occidentaux ? Est-il arrivé à ses limites à cause des contradictions qu’il développe (dans une même ville, l’utopie comme objectif de l’humanité, face à l’identité fondée sur les origines et la spécificité des différentes communautés humaines) ? Sera-t-il confronté à d’autres modèles de modernité d’esprit différent émanant de puissances ou de cultures émergentes ? Et l’Occident devra-t-il trouver un autre modèle ?