Le petit pays ibérique a une cohérence presque inégalée en Europe. Il a essentiellement gardé les mêmes frontières depuis le XIIIe siècle quand sa reconquista fut accomplie en 1249 – prise de l’Algarve. Aujourd’hui, il est loin des gloires passées, mais il demeure fier et accueillant. Nous esquissons ici brièvement ses périodes récentes.
Estado Novo et Salazar
La constitution de 1933 couronna un processus de stabilisation après la pagaille incessante de la Première République portugaise (1910-1926). António de Oliveira Salazar a été le berger de la nation dès 1933 jusqu’à sa sénescence en 1968. Son Estado Novo (État Nouveau) ne survivra pas sans sa présence ; sa mort en 1970 ouvrit la voie aux changements induits quelques années plus tard. Sa philosophie politique était façonnée par le catholicisme des humbles et des guerriers, il fut toujours un homme mal à l’aise avec son temps. Salazar était un homme du Moyen Âge, la faible pénétration du protestantisme au Portugal et en Espagne a permis une certaine continuité, une chose inimaginable au-delà des Pyrénées. La péninsule ibérique a été protégée du processus de la Réforme et de ses forces transformatrices.
Salazar était, malgré tout, un réaliste. Sa tâche politique fut toujours la même, combattre l’esprit révolutionnaire. À son époque, cet esprit était incarné par le bolchévisme, son véritable ennemi. Ainsi il félicita l’Opération Barbarossa pas forcément parce qu’il voyait en Hitler un modèle, mais parce qu’il craignait l’expansionnisme soviétique. Après la Seconde Guerre mondiale, il a continué sur la même ligne, il a approuvé l’OTAN – dont le Portugal est membre fondateur – car le communisme demeurait le péril numéro un à ses yeux.
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Salazar s’attachait à la pensée contre-révolutionnaire française, pour beaucoup un monarchiste de cœur et un républicain de raison. Son républicanisme – peut-être comme celui de Charles de Gaulle – fut probablement une nécessité de l’époque, il était fort conscient qu’une tentative de rétablir la monarchie pourrait diviser le pays et créer une vive guerre fratricide. Le penseur le plus proche de ses idées est très probablement Charles Maurras, notamment dans l’idée de politique d’abord et dans le positionnement du maître de Martigues pendant la guerre. Salazar se voulait aussi au-delà du camp des anglophones et du camp des germanophones. Mais contrairement au Français, un penseur, le Portugais, un homme politique, a dû reconnaître la réalité géopolitique de son temps.
La neutralité espagnole aurait été scellée par la diplomatie portugaise, ce qui fut une victoire masquée pour les ennemis de l’Allemagne. Plusieurs ambassadeurs avancent cette thèse, dont Sir Samuel Hoare, Sir Ronald Campbell and Carlton Hayes. Pendant la Guerre froide le Portugal salazariste, comme la France gaulliste, était allié des États-Unis, mais non aligné. Le Portugal fut l’un de ces pays autoritaires que les États-Unis de l’époque respectèrent, car farouchement anti-communiste. L’empire américain était moins idéaliste qu’aujourd’hui, la coopération avec les autoritarismes classiques contre les autoritarismes révolutionnaires fut possible grâce au désintérêt américain, ils ne voulaient pas changer leurs alliés intérieurement.
La majorité des Portugais était salazariste, la stabilité contre l’inconnu, la vie simple de jadis contre le monde qui ne dort plus.
La révolution de 1974 et l’Avrilisme
Le poids de l’Histoire se pressait contre ce pays si singulier, si bizarre, si différent. Pris entre le libéralisme occidental et le socialisme oriental, engagé dans une voie sans issue. En 1974 le Movimento das Forças Armadas (MFA, Mouvement des forces armées) déployait ses hommes et renversait l’ordre établi. L’avrilisme (du mois de la révolution, avril) allait conquérir l’âme portugaise, et il serait véritablement populaire, peut-être même plus que le salazarisme.
L’homme clef de cette partie de l’histoire portugaise fut Mário Soares. Premier ministre et ensuite Président de la République – au Portugal le président a un rôle très discret, le Premier ministre est le véritable meneur dans un style analogue au système britannique. Soares avait été incarcéré par les salazaristes et fut dès le début un militant contre l’Estado Novo. Ses sympathies communistes se dissipèrent quand il constata l’échec du bloc soviétique à tous les niveaux. Il se converti au socialisme démocratique et le vit comme l’alternative nécessaire face au collectivisme de l’URSS et le capitalisme individualiste.
Il sera au milieu de l’échiquier après la révolution avriliste. À sa droite on trouvait des gens de droite, mais se disant du centre pour échapper à la vindicte révolutionnaire. À sa gauche existaient des forces révolutionnaires prêtes à transformer le Portugal dans un pays du bloc soviétique. Mário Soares se présenta comme le choix raisonnable, entre deux extrêmes. Les Portugais le plébiscitèrent.
L’avrilisme a été un renversement de la mentalité portugaise depuis le début du XVe siècle. Le Portugal mondial s’effaçait, un recentrage en Europe allait dominer le discours politique et la vision de l’avenir. Les nouvelles factions politiques sacrifièrent l’empire, elles étaient divisées sur plusieurs points, mais convergeaient dans celui-ci. La décolonisation était une poursuite extrêmement importante dans le consensus mondial et également dans le consensus national après 1974.
En 1986, le Portugal et l’Espagne se sont joints à la Communauté économique européenne. Rétrospectivement nous pouvons affirmer que ce moment fut capital pour comprendre la métamorphose de l’avrilisme en européisme. Certes, un européisme encore déboussolé et enfantin, mais le premier pas vers cette union chaque fois plus étroite.
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Le XXIe siècle et l’Union européenne
La prise de conscience eut lieu au début du troisième millénaire. L’instrument d’appartenance éclatant a été la monnaie. Les Portugais étaient Européens, des vrais, car ils faisaient partie de l’union monétaire.
Leur foi inébranlable dans le projet européen, déjà présente pendant l’avrilisme, allait s’accentuer. Un attachement à la fois mystique et matériel. Cela produisit une classe dirigeante plus passive et moins ingénieuse. Si l’Europe est la solution, il est possible de travailler moins sur soi, car les solutions viendront d’ailleurs. Être à la remorque d’autres pays plus riches et plus peuplés permet également de profiter de la vie différemment. Certes, il faut abdiquer d’être timonier pour devenir simple passager, mais l’écartement des responsabilités écarte aussi la culpabilité. La faute? Pas à nous certainement, notre marge de manœuvre est réduite.
Il est encore trop tôt pour déterminer l’homme fondamental du présent. Le Salazar ou le Soares de l’européisme. Nonobstant, deux candidats se démarquent. José Manuel Durão Barroso et António Guterres. Le premier a été président de la Commission européenne de 2004 à 2014. Le second est actuellement le secrétaire général des Nations Unies. Les deux hommes eurent plusieurs moments de grande adhésion au projet européen.
Barroso répondit à un journaliste néerlandais sur l’essence de l’Union européenne, quand il était encore le président de la commission. Il a dit qu’il comparait volontiers l’UE aux empires. Car l’UE a la dimension d’un empire. Mais il y aurait une grosse différence, les empires – selon Barroso – furent, normalement, bâtis à travers la force. L’UE serait la conséquence d’une volonté de coopération. Il ajouta que quelques auteurs disent que l’Union européenne est le premier empire non-impérial.
Guterres, en 1995 à Madrid, compara Pierre et son rôle dans l’établissement de l’Église avec l’euro et son rôle dans l’établissement de l’Europe. Guterres et Barroso sont suffisamment lettrés pour connaître deux choses: l’affrontement entre l’État et l’Empire et le péril d’une union monétaire sans union fiscale. Pourtant, comme Mitterrand, ils choisirent leur camp – le Portugal est leur patrie, l’Europe est leur avenir.
La majorité des Portugais est européiste. Fière de la construction européenne, rassasiée, prête à devenir un Etat fédéré des États-Unis d’Europe.