Les cinq états qui composent l’Asie centrale (Kazakhstan, Turkménistan, Ouzbékistan, Tadjikistan, Kirghizistan) peuvent renforcer leur influence à l’aune d’une position stratégique soulignée par la crise afghane. Parmi ceux-ci, le Kazakhstan, eu égard à son positionnement diplomatique caractérisé par l’efficacité de son modèle de médiation et son voisinage indirect, devrait y jouer un rôle plus important.
Le lundi 22 novembre dernier se tenait à Douchanbé, au Tadjikistan, la 17e conférence ministérielle Asie centrale – Union européenne, consacrée aux Affaires étrangères.
Une influence étendue, bien au-delà de la seule région d’Asie centrale
Ce qui pourrait ressembler, de prime abord, à une énième réunion de coopération de l’Union européenne avec une région voisine révèle en filigrane une volonté pour ces États enclavés d’asseoir leur position aussi stratégique que multilatérale, mais aussi une occasion pour l’UE d’étendre plus fermement son aura au cœur du continent asiatique. Rappelons, à cet égard, que le Kazakhstan a lancé, au niveau onusien, une initiative visant à fédérer les 42 États enclavés ou pays ne disposant pas d’accès à la mer.
Cette rencontre entre la diplomatie extérieure européenne, représentée par le Vice-Président de la Commission européenne et Haut représentant de l’UE pour les Affaires étrangères et la politique de sécurité, Josep Borrell ainsi que Jutta Urpilainen, Commissaire européenne aux partenariats internationaux avec les ministres des Affaires étrangères des cinq pays d’Asie centrale (Kazakhstan, Kirghizstan, Tadjikistan, Turkménistan et Ouzbékistan) a été l’occasion de dévoiler de nouveaux plans stratégiques de coopération.
Cet élan de solidarité inter-régionale dévoile ainsi un nouvel axe bilatéral fort entre l’UE et l’Asie centrale, dont le Kazakhstan présidé par Kassym-Jomart Tokayev s’est fait, ces dernières années, un porte-parole engagé et apprécié. Il intervient surtout pour apporter un soutien stratégique de l’UE à des pays voisins de l’Afghanistan.
La commissaire finlandaise, Jutta Urpilainen a ainsi présenté aux cinq représentants des Républiques d’Asie centrale, qui fêtent cette année, leurs 30 ans d’existence, le programme d’aide de l’UE à l’Afghanistan d’un milliard d’euros, dont près de la moitié est en fait destinée aux pays voisins touchés par la crise engendrée par la prise de pouvoir récente des taliban.
Les participants se sont également engagés à intensifier la coopération entre l’UE et l’Asie centrale dans des domaines tels que la lutte contre le terrorisme, le crime organisé, la traite des êtres humains ainsi que le trafic de migrants et ont déclaré qu’ils espéraient intensifier la coopération entre l’UE et l’Asie centrale en matière de gestion des frontières.
Cela intervient évidemment dans le contexte de la montée des tensions entre la Biélorussie et la Pologne à ses frontières. Pas étonnant, dès lors, d’entendre M. Josep Borell déclarer – à Douchanbé qu’il espérait que les liens entre l’UE et les cinq pays d’Asie centrale s’intensifieraient encore à l’avenir.
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Une intensification des liens
La crise afghane est paradoxalement une aubaine pour l’UE d’étendre son influence dans une zone qui partage ses faveurs entre la politique du Kremlin et les ambitions économiques du programme Belt and Road Initiative (BRI) des nouvelles routes de la soie chinoises :
« Certains pourraient dire que l’UE est trop loin en Asie centrale pour être pertinente pour la région […] non, c’est tout le contraire », déclarait ainsi Josep Borrell à l’issue de cette conférence, ou encore : « Nous sommes très heureux d’être ici […] avec un message fort selon lequel l’UE est un partenaire fiable sur lequel vous pouvez compter à long terme ».
En juin 2019 déjà, l’Union européenne adoptait une « Nouvelle stratégie pour l’Asie centrale », qui soulignait l’importance grandissante de cette région aux yeux des Européens, et ce, en instaurant des accords d’investissements stratégiques et de coopération diplomatique. Cette nouvelle approche du « deuxième cercle » de notre voisinage (en complément du Partenariat oriental, autour de la Mer Noire et dans le Caucase du Sud) a été renforcée, du reste, en septembre dernier, avec l’objectif du « Global Gateway », présenté par la présidente de la Commission européenne, Ursula Von der Leyen, lors de son discours sur l’état de l’UE, visant à renforcer l’interconnexion de l’UE avec le reste du monde.
L’UE a, en effet, de multiples intérêts dans cette zone qui est – tout aussi géographiquement que politiquement – un couloir naturel entre l’Europe et l’Asie, au cœur de l’Eurasie, pourvoyeuse de nombreuses ressources énergétiques et porteuse d’un marché potentiel fort (les cinq pays regroupent 70 millions d’habitants, dont 35% ont moins de 15 ans).
C’est pourquoi les diplomates européens ont présenté, la semaine dernière, à leurs homologues d’Asie centrale un plan de la future initiative « EU Global Gateway » – en tenant compte des ambitions européennes autour de ce portail mondial de l’Union européenne. Il s’agit d’une stratégie de plus de 40 milliards d’euros de dépenses en technologie et en infrastructures, considérée par beaucoup et, à juste titre, comme la matérialisation de cette recherche d’influence en Asie centrale, voulue et perçue, notamment comme une réponse aux nouvelles routes de la Soie, à l’instar de la One Belt, One Road lancée en novembre 2013, en présence des présidents chinois, Xi Jiping et kazakhstanais, Nursultan Nazarbaïev, à Astana, devenue depuis la Belt and Road Initiative.
La situation Afghane qui s’aggrave à mesure que l’hiver s’installe et que les talibans se montrent incapables de gérer le pays et protéger les Afghans
Mais les intérêts européens sont aussi, et surtout, intrinsèquement liés au contexte des derniers mois, en Afghanistan et aux désastreuses retombées de l’installation définitive du régime taliban, le 15 août dernier, qui a fait suite au retrait précipité et chaotique des troupes américaines.
Les Afghans représentaient – déjà en 2020 – la troisième nationalité la plus nombreuse sous la protection du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR), et le retrait précipité des troupes occidentales n’a fait qu’aggraver cette situation humaine désastreuse.
Cette situation permet paradoxalement de sceller l’entente entre le bloc d’Asie centrale mené par un Kazakhstan friand d’ententes multilatérales et l’Union européenne dont les membres ne veulent pas être dépassés par une nouvelle crise migratoire, mais la provoque, hélas, indirectement en maintenant des sanctions économiques strictes contre les taliban.
La primauté des États-Unis dans la région ayant disparu en raison de la débâcle en Afghanistan, les quasi-alliés que sont la Russie et la Chine se retrouvent désormais en concurrence directe pour la domination primaire en Asie centrale – la Russie dominant le paysage stratégique, même si la Chine reste primordiale sur le plan économique. Le Pakistan et l’Iran sont, d’ailleurs, liés à la Chine, et ce pour des décennies. C’est le cas, via le Lion-Dragon deal, scellé en mars 2021, entre Téhéran et Pékin, à hauteur de 400 milliards de dollars pour les 25 prochaines années. Il en va de même avec le China-Pakistan Economic Corridor (CPEC), liant Islamabad et Pékin, dans le cadre du projet BRI, permettant à la Chine de bénéficier à un accès à l’océan Indien, via le port pakistanais de Gwadar, sur les rivages de l’océan Indien, permettant à la Chine de « contourner » l’Inde et de justifier, elle, aussi, d’un agenda indopacifique. C’est, du reste, pour cette même raison que la Chine avait demandé de longue date, au Pakistan et au Myanmar de ne pas adhérer à l’Indian Ocean Rim Association (IOAR), créée à l’initiative de New Delhi, en 1997.
Mais l’UE est toujours un partenaire économique majeur, c’est même par exemple le partenaire commercial principal du Kazakhstan puisqu’elle représente 40% de la balance commerciale du pays.
Cette stratégie d’investissements stratégiques et d’aides « humanitaires » permettant en réalité à l’UE de contenir les flux migratoires du Moyen-Orient, couplés à la multiplication d’initiatives de coopération en termes de développement économique, de sécurité, d’Éducation, de Culture, peut assurer à l’UE une nouvelle place de choix entre Russie et Chine.
Le regard tourné vers l’Occident…mais pour combien de temps ?
Il semble que cette stratégie rencontre la volonté de la coalition informelle d’Asie centrale, dont la politique d’alliances semble globale.
Ce multilatéralisme s’exprime par une volonté forte de coopération internationale tous azimuts : l’idée de créer un conseil coopératif des États turciques, avec la Turquie a été avancée pour la première fois par le président kazakhstanais, Nursultan Nazarbaïev, en 2006, et c’est aussi lui qui a eu originellement l’idée d’un groupement économique avec la Russie, qui deviendra en 2015, l’Union économique Eurasienne (UEE) et qui, a été portée sur les fonts baptismaux, à Astana, le 29 mai 2014.
Mais, l’Asie centrale a le regard bien ancré vers l’Occident, en témoigne la tournée actuelle du président Kassym-Jomart Tokayev, qui s’est déplacé en fin de semaine à l’ambassade du Kazakhstan à Bruxelles, et dont le pays présidera d’ailleurs la conférence ministérielle de l’OMC en décembre.
Une influence positive dont l’UE devrait bénéficier
Si l’Asie centrale souhaite se rapprocher de l’Union européenne et que l’inverse est réciproque, cela ne se fera en revanche pas sans garanties et engagements sur des réformes démocratiques pour ces anciennes républiques soviétiques, qui fêtent, en 2021, trente ans d’indépendance, au contraire des partenariats conclus avec la Russie, la Chine, ou encore la Turquie.
Mais les États d’Asie centrale semblent s’en accommoder et montrer peu à peu « patte blanche », en montrant une détermination grandissante à rejoindre les positions des Occidentaux sur les défis régionaux liés au développement durable, mais aussi dans les domaines de la santé, de l’économie, des droits de l’homme et de l’état de droit.
L’Union européenne trouverait, ainsi, de réels intérêts à valoriser sa relation avec les pays d’Asie centrale à l’occasion de cette crise afghane, et reconnaître le poids de cette région tant que partenaire politique à part entière, notamment par le biais du Kazakhstan qui fait preuve d’une réelle volonté, du reste, fréquemment renouvelée, de coopération internationale, en particulier dans le domaine de la sécurité de ses frontières.
En encourageant ainsi, plus ouvertement, de tels élans de coopération stratégique, l’UE se replacerait comme acteur majeur d’une zone que le bloc occidental a peu à peu « délaissé » à l’influence politique de la Russie, et aux ambitions économiques de plus en plus « gloutonnes » de la Chine.
Les pays d’Asie centrale ne seraient-ils ainsi pas la meilleure chance de l’UE de sortir de son régionalisme extérieur pour redevenir une force de médiation et de stabilisation sur la scène internationale ?
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