Fruit de plus de dix-huit mois d’une profonde réflexion et d’un travail collégial au sein de l’armée de terre dirigé par le Centre de la doctrine et d’enseignement du commandement (CDEC), le CEFT est désormais accessible à tout lecteur qui s’intéresse aux questions de défense. Il doit être compris comme la nouvelle pierre angulaire qui fixe la vision stratégique pour l’armée de terre. Le document d’une soixante de pages dresse le constat d’un monde instable et d’un retour accru de la compétition entre les États.
Ces deux axes d’études développent d’abord le rôle de l’armée de terre dans le cadre d’une stratégie générale et ensuite l’environnement, le contexte, les principes et les structures d’engagement des forces terrestres françaises pour les quinze prochaines années. Dès son préambule, le général d’armée Pierre Schill, chef d’état-major de l’armée de terre, explicite les principales problématiques en écrivant que « de manière claire et concrète, le CEFT apporte des éléments de réponse aux interrogations suivantes : quel est l’environnement stratégique ? Quelle est l’offre stratégique terrestre adaptée pour faire face aux enjeux de l’extension des champs de conflictualité au cours des quinze prochaines années ? Comment l’armée de terre décline-t-elle la notion d’intégration énoncée par le concept interarmées ? Quelles sont les différentes combinaisons tactiques possibles en vue de nos engagements aéroterrestres[1] ? »
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Nouvel environnement, nouvelle conflictualité
Confronté à cette famille de problématique, la stratégie terrestre inscrit l’engagement aéroterrestre dans un environnement résolument interarmées ou interalliés, ce document articulé en trois parties démontre la nécessité pour l’armée de terre de préparer ses forces à tous les types de conflictualités. Envisageant l’engagement dans un conflit de haute intensité, le CEFT étend aussi les champs d’action et de lutte aux milieux immatériels.
Le premier stade de la conflictualité de la guerre, représenté par la compétition entre États, est de plus en plus dynamisée par les champs informationnels. Vient ensuite la contestation, directe ou indirecte, lorsqu’un adversaire cherche à atteindre un objectif stratégique par des combinaisons d’actions politiques, économiques, militaires, matérielles ou immatérielles, conformes ou non au droit international. Dernier niveau, l’affrontement, lorsque la contestation dépasse un seuil de violence au-delà duquel le basculement dans une confrontation militaire, y compris de haute intensité, devient possible.
Aujourd’hui, le milieu aéroterrestre se complexifie, évolue en permanence. La zone d’engagement de la force terrestre s’urbanise et elle peut être saturée en flux matériels comme immatériels et est progressivement dominé par une technologie omniprésente. L’armée de terre, de par son contrat opérationnel, répond à ce défi de plusieurs façons : d’abord par une numérisation croissante, puis par le développement de systèmes autonomes robotisés qui viendraient en appui des unités de la force terrestre tout en conservant l’humain dans la boucle décisionnelle, mais surtout par son programme de combat infovalorisé Scorpion[2] et son prolongement capacitaire Titan[3].
La participation des forces terrestres aux fonctions stratégiques et à l’action interarmées mettent en avant l’ensemble du spectre d’actions de l’armée de terre. Si elle s’intègre naturellement aux fonctions stratégiques (connaissance et anticipation, prévention, intervention, protection-résilience et dissuasion), elle dispose d’atouts majeurs et de modes d’actions propres qui lui permettent de participer pleinement à la posture de dissuasion. Inévitablement, la dissuasion nucléaire favorise les stratégies indirectes adverses auxquelles nos forces armées doivent s’opposer. Par leur posture opérationnelle, leur entraînement durci, leurs forces prépositionnées, leurs forces spéciales et leurs actions de partenariat, les forces terrestres tiennent un rôle incontournable dans la dissuasion globale.
Complémentaire de celle nucléaire, la dissuasion globale repose en partie sur la réputation (expérience et efficacité reconnues), la résilience (humaine et matérielle) et la capacité rapide d’intervention des forces terrestres. Si nécessaire, cette capacité d’action s’exercerait désormais toujours dans un cadre interarmées. Ainsi, la notion d’intégration, centrale dans le concept interarmées, y est déclinée et explicitée pour les forces terrestres.
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Le cœur de l’engagement aéroterrestre : l’affrontement du corps d’armée au sous-groupement
Le CEFT développe ainsi le cœur de l’engagement aéroterrestre dont il précise les périmètres de responsabilités et d’actions de chacun des niveaux de commandement. Face à la complexité du milieu et à l’hybridité des menaces, l’emploi des forces terrestres intègre en effet la profondeur de l’espace de bataille (avant/arrière, flancs et pas forcement linéaire), la sécurisation des empreintes au sol (approches des ports et aéroports, fermes de serveurs, zones d’antennes, dépôts et convois logistiques) ainsi que les effets dans les champs immatériels (cyberespace, électromagnétique et informationnel) pour lui permettre de vaincre l’adversaire en agissant à partir des trois dimensions (2D, 3D, 5D).
Considérant les conditions et principes d’engagement des forces terrestres, ces modes d’actions impliquent une « verticalité souple » à tous les niveaux de commandement. Celle-ci passe par la compréhension de l’intention de l’échelon supérieur, l’intégration de la manœuvre dans l’action globale, gages de l’application du principe de subsidiarité. Les structures de commandement adoptées permettent donc une manœuvre d’ensemble cohérente à tous les niveaux et reposent sur un principe intangible, la nécessité, pour un volume de forces considéré, de disposer de responsabilités de conception, de planification/conduite et d’attribution d’exécution adéquate.
Ainsi, le corps d’armée conçoit et garantit la cohérence de la manœuvre globale, tout en facilitant l’engagement de ses forces. La division, premier niveau de manœuvre complet qui lui est subordonné et pouvant se déployer en autonomie, conçoit la manœuvre aéroterrestre et peut prendre le rôle d’intégrateur et de synchronisateur. À cet effet, la brigade interarmes constitue le premier niveau d’interopérabilité multinationale qui conçoit puis conduit les actions de contact s’inscrivant dans la manœuvre de la division. Elle dispose pour cela de groupements tactiques infovalorisés Scorpion qui exécutent le combat interarmes grâce à leurs sous-groupements tactiques. Le combat collaboratif introduit par Scorpion apportera rapidité de décision et d’exécution par une capacité de dispersion plus large et de concentration successive plus rapide. Fort d’une acquisition et d’un traitement du renseignement en temps quasi réel, Scorpion permettra une combinaison des effets décuplée grâce à une synergie plus grande entre mêlée et appuis, et ce, en dépit des défis logistiques. Incluant saturation et déception, l’imprévisibilité sera alors au cœur de la conception de la manœuvre aéroterrestre.
En conclusion, le lecteur perçoit que la finalité du CEFT est de donner à l’armée de terre les outils doctrinaux pour manœuvrer et vaincre dans les années à venir. Ce document pose pour cela les fondements des réflexions à venir. Il ouvre la voie aux déclinaisons doctrinales et aux explorations sur les sujets de fond tels que l’intelligence artificielle, les effets dans les champs immatériels, l’intégration de systèmes automatisés ou la logique de profondeur du champ de bataille. Cependant, face à l’impétueuse évolution de la guerre, le CEMAT rappelle que « la publication du CEFT ne signifie pas l’achèvement définitif d’un raisonnement. Bien au contraire, ce document a désormais vocation à nourrir toutes les études et analyses qui porteront sur la participation de la composante terrestre aux cinq grandes fonctions stratégiques de notre défense nationale[4]. »
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[1] CEFT, préambule du CEMAT, p. 8.
[2] Le programme Scorpion apporte une réponse moderne à des questions anciennes, voire intemporelles. Par la modernisation de l’ensemble de ses équipements, l’armée de terre permettra d’avoir des chefs « augmentés » (meilleure compréhension du combat et intégration des effets), conduisant une manœuvre fluidifiée (dispersion des effecteurs, concentration des effets …) avec une létalité maîtrisée (meilleure protection des personnes et des équipements).
[3] Dans le cadre du programme Titan, l’armée de terre réfléchit aux prochains renouvellements capacitaires qui seront ceux du segment haut (brigades de décision, matériels lourds et à forte puissance de feu). Titan doit guider l’ambition de réflexion capacitaire de l’AdT pour les quinze prochaines années. L’enjeu est de pouvoir élargir la bulle d’infovalorisation que permettra Scorpion et établir sa connexion avec les autres armées et avec nos alliés tout en renforçant nos moyens les plus puissants, notamment dans l’artillerie.
[4] Op. cit., p. 8.