La Chine continentale a déjà attaqué Taïwan à plusieurs reprises. Si une 7e attaque hante les stratèges, une prise de l’ancienne Formose n’est nullement une chose aisée.
Le 9 mars 2020, l’amiral Philip Davidson (chef du commandement Pacifique des États-Unis) déclare au Sénat : « Initialement, nous avions prévu que la Chine puisse tenter d’envahir Taïwan d’ici 2050 ; dorénavant nous pensons qu’elle le fera avant 2030. » Ces propos alarmants font écho aux menaces réitérées de Xi Jinping (« la Chine doit être réunifiée, et elle le sera, quels qu’en soient les moyens »), lesquelles prennent après la débâcle de Kaboul un tour encore plus inquiétant (« les autorités de Taïwan doivent comprendre qu’en cas d’invasion chinoise, ses défenses s’écrouleront en quelques heures et que l’armée américaine ne viendra pas à leur rescousse », Global Times, 20 août 2021). Au cœur des « intérêts fondamentaux » de la Chine, Taïwan est donc bien le centre de gravité de la confrontation sino-américaine. Pourtant, pendant des siècles, l’île n’existe pas aux yeux des Chinois. Certes, l’empereur Yang-ti y mène en 606 deux expéditions punitives pour soumettre, en vain, des pirates qui s’y réfugient, mais Formose sombre vite dans l’oubli pendant un millénaire.
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Un point minuscule ?
La deuxième attaque subie par la « belle île » est liée à son émergence sur la scène internationale quand, au xviie siècle, les Hollandais en font une position stratégique de leurs lignes commerciales vers Java et le Japon. Alors que les Hollandais et le clan Zheng (des pirates commerçants proches de l’empereur) se disputent le contrôle du détroit, l’invasion mandchoue et la chute de Pékin (1644) provoquent le repli des Ming vers le sud, imités par les loyalistes Zheng, finalement acculés dans les îles Quemoy et Amoy, comme le sera quelques siècles plus tard, Chiang Kai-shek sous la poussée communiste. Zheng Zhilong – dit Koxinga – attaque alors Formose, enlève le fort de Zeelandia (1662), chasse les Hollandais et installe le petit royaume de Tungning (1661-1683) qu’il façonne en microcosme han, dans l’espoir d’en faire la base d’une reconquête du continent pour restaurer la dynastie Ming. Le rêve ne dure pas. Taïwan est en effet entrée dans la logique séculaire d’expansion territoriale et d’unification de l’empire : en 1683, elle subit la 3e attaque chinoise. L’amiral Shi-lang remporte la bataille navale des Peng’hu, les Zheng se soumettent, et l’île intègre l’empire pour deux siècles, non sans révoltes (1722, 1786-1788), comme simple préfecture du Fujian, puis province à part entière, mais reste toujours une île-frontière négligée : l’empereur Kang Xi ne disait-il pas que « Taïwan est minuscule comme un petit point, sa perte serait insignifiante ».
Sa valeur stratégique se révèle à nouveau quand elle tombe sous domination japonaise (1895-1945) après la victoire de l’empire du Soleil-Levant sur les Qing. En 1945, l’île colonie modèle, développée et nipponisée, est restituée à la « République de Chine » : non pas la République populaire (RPC) proclamée en 1949, mais bien celle des nationalistes du Kuomintang (KMT), repliés à Formose, seule Chine légitime aux yeux du monde, notamment des États-Unis. Pour Washington, Taïwan est un « porte-avions insubmersible » aux portes de la Chine communiste. Les nationalistes découvrent avec stupeur un pays épargné par les destructions de la guerre, prospère, et où l’élite parle le japonais ; rapidement ils considèrent les Taïwanais comme des traîtres, et le gouverneur Chen-Yi mène une politique répressive injuste et humiliante. L’incident « 228 » du 28 février 1947 est le catalyseur d’un soulèvement populaire écrasé dans le sang (plus de 10 000 morts) par les troupes nationalistes débarquées à Taïwan. Cette 4e attaque chinoise est l’acte de naissance du nationalisme taïwanais. Installé en décembre 1949, Chiang décrète la loi martiale (levée en 1987), resinise le pays et installe un État parti répressif férocement anticommuniste.
Le divorce des deux Chine
Un double divorce s’instaure alors : entre nationalistes continentaux et Taïwanais de souche d’une part, et entre Taïwan – la « vraie » Chine – et le continent communiste d’autre part. Dans ce contexte tendu, Taïwan subit deux nouvelles agressions venues du continent. Comme les Qing au xviie siècle, les communistes veulent parachever l’unification territoriale de la Chine : après la conquête de Hainan (1950) doit venir celle de Taïwan. Or le KMT, qui de son côté se perçoit comme le seul pouvoir chinois légitime – « le ciel n’est pas assez grand pour deux soleils » disait Chiang –, est animé du même rêve que Koxinga jadis : reconquérir le continent ! L’affrontement est inévitable. De sanglants accrochages opposent les deux Chine, provoquant deux crises internationales : la première « crise des détroits » (1954-55) – 5e attaque – avec la bataille des îles Yijiangshan (plus de 1 000 morts), puis la seconde « crise des détroits » (1958) – 6e attaque –, marquée par les premiers affrontements aériens entre Mig chinois et F 86 Sabre américains, et surtout le bombardement de Quemoy, île taïwanaise à 4 km de Xiamen, où pleuvent 400 000 obus. Washington impose le cessez-le-feu et le retour au statu quo, mais désormais le sort de l’« île rebelle » reste suspendu à l’état des relations entre la RPC et les États-Unis. Protégée par le traité de défense mutuelle de 1954, Taïwan subit le revirement des États-Unis en 1972 quand Nixon reconnaît la RPC et le principe de la « Chine unique ». Le lien avec Taipei se distend, et le nouvel accord de 1979 n’évoque plus d’assistance militaire en cas d’attaque. Pendant ce temps, les relations interdétroit s’intensifient : flux commerciaux, touristiques, financiers, postaux et familiaux tissent des liens étroits entre l’île et le continent.
Mais le ciel s’assombrit à nouveau avec l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping (2012) et l’élection de la progressiste Tsai Ing-wen en 2016, réélue en 2020. D’un côté le leader communiste fait de la réunification de la Chine et de son accès au rang de puissance globale l’objectif cardinal de sa politique, de l’autre la présidente démocrate veut affirmer la souveraineté de Taïwan où des décennies d’agressions extérieures ont forgé un vif sentiment d’identité nationale, d’autant plus solide que le pays, affranchi en 1987 du joug du KMT, s’enracine dans la démocratie. Dans ce contexte, Washington mène une délicate politique de double dissuasion : dissuader Pékin d’une invasion, et Taipei d’une déclaration d’indépendance. Le spectre d’une 7e agression contre Taïwan reste néanmoins clairement évoqué dans tous les états-majors. Sous quelle forme ? La disproportion des forces est telle que l’issue d’un affrontement militaire ne fait aucun doute. Mais à quel prix ? Au-delà de la rhétorique guerrière, Pékin en mesure bien les difficultés. D’ordre géographique : le détroit large de 130 à 180 km est souvent tempétueux ou noyé dans le brouillard ; l’île montagneuse oppose de hautes falaises, et les rares plages propices à un débarquement sont hérissées de défenses diverses ; l’île est un véritable « porc-épic » truffé d’abris antiaériens et de défenses souterraines. D’ordre militaire ensuite : l’armement taïwanais s’est considérablement renforcé depuis 2010 ; l’armée chinoise n’a pas vraiment combattu depuis la guerre sino-vietnamienne (1979)1 où elle a subi de lourdes pertes ; la marine chinoise très puissante et moderne maîtrise-t-elle la complexité d’une opération d’envergure combinant des forces aériennes, navales et terrestres ? Enfin, n’oublions pas le patriotisme taïwanais : la conquête militaire de l’île risque d’être aussi sanglante pour les Chinois que celles de Saipan ou Iwo Jima pour les marines2. D’ordre géopolitique enfin : l’intervention américaine – et de ses alliés régionaux – est probable ; l’agression ruinerait aussi tout le crédit de Pékin, déjà entamé par sa mainmise brutale sur Hong Kong et ses manœuvres d’éviction de Taïwan à l’OMS dans son entreprise des routes de la soie, et donc son projet mondial. Sans compter l’option nucléaire. Fidèle au principe de Sun Tzu, Pékin veut peut-être « vaincre sans combattre » en installant un rapport de forces insurmontable, mais enregistre des revers diplomatiques (Prague et Vilnius se rapprochent de Taïwan, où se rend, pour la première fois, un haut responsable politique américain en septembre 2020). Enfin, tant que les États-Unis dépendront de TSMC, leader mondial des puces électroniques, Taiwan sera protégée3. Le statu quo, émaillé de crises, demeure le scénario le plus probable à moyen terme.
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- Iwo Jima (21 km2) : 38 % des marines hors de combat, 28 000 morts dans les deux camps ; Saipan (220 km2) : 24 % des marines hors de combat, 50 000 morts dans les deux camps. Taiwan compte 36 193 km2.
- TSMC (Taiwan Semiconductor Manufacturing Company) réserve en priorité à Apple et Intel des puces gravées en 3nm (juillet 2021).