Nuits de Chine, nuits câlines, nuits d’amour… Le centenaire de cette chanson[1], enregistrée pour la première fois en 1922, ne sera pas suffisant pour que les diplomates règlent, dans une improbable extase consensuelle et bienveillante, tous les conflits qui s’accumulent dans cette Méditerranée d’Extrême-Orient que sont les mers de Chine. Depuis un demi-siècle, voire depuis 1945, tous les riverains ont cherché à placer leurs pions, parfois en bousculant ceux des voisins, comme sur un plateau de go deux fois plus étendu que la Méditerranée.
Malgré son très long littoral (plus de 14 000 km), la Chine ne borde totalement que la mer de Chine orientale, bordière également de la Corée et du Japon, lequel s’étend jusqu’à l’archipel des Ryu-Kyu, occupé au xixe siècle, et à celui des Senkaku, dont l’île la plus occidentale est à 200 km de Taïwan. Cette dernière marque, avec son détroit, la frontière avec la mer de Chine méridionale, dont les côtes chinoises ne couvrent que le nord, l’essentiel baignant les péninsules indochinoise et malaise, et les archipels philippin et indonésien. La mer de Chine orientale s’étend sur environ 1,2 million de km², sa voisine méridionale sur près de trois fois cette superficie.
D’une expression géographique…
Ces mers, littéralement cernées par de grands archipels les séparant des océans Indien et Pacifique, comportent de très nombreux vestiges de terres émergées à certaines périodes glaciaires : depuis dix mille ans, le niveau des mers a progressé d’environ 65 mètres, créant une « poussière » d’îlots et de hauts-fonds. Les îlots de la mer de Chine méridionale sont réunis arbitrairement en deux archipels : les Spratley, au centre, entre les Philippines, Bornéo[2] et le continent asiatique, et les Paracels, au nord-ouest, à quasi égale distance de l’île de Hainan (chinoise) et des côtes de l’Annam (Vietnam central). Chacun comprend une centaine d’« objets », la plupart inhabités, étalés sur environ 400 000 km² pour le premier, contre moins de 20 000 km² pour le second. Les Spratley font l’objet de revendications concurrentes de tous les riverains (Vietnam, Philippines, Malaisie, Taïwan… et, bien sûr, Chine populaire) tandis que la dispute sur les Paracels semble réglée, le Vietnam ne paraissant pas en mesure de contester l’occupation chinoise, effective à la suite d’un débarquement de vive force et d’une bataille navale en 1974.
Les îles du détroit de Taïwan – les Pescadores, Quemoy (ou Kinmen) et les îles Matsu… – constituent un cas à part : l’ensemble relève officiellement de la République de Chine (Taïwan), mais se trouve à proximité des côtes de Chine continentale – et même très près pour Quemoy, située à l’entrée du port de Xiamen, sur la côte est de la Chine. Ces conflits de délimitation maritime sont de fait liés au contentieux plus global sur l’indépendance de Taïwan, que la Chine populaire refuse de reconnaître – et que l’île rebelle n’a d’ailleurs pas officiellement proclamée.
La partie orientale des mers de Chine comporte moins d’îlots que la partie sud, mais presque tous sont disputés. Outre les tensions frontalières avec sa sœur ennemie du Nord, la Corée du Sud occupe les rochers Liancourt, appelés Dokdo, que le Japon revendique sous le nom de Takeshima. Mais le conflit le plus connu, parce que le plus médiatisé depuis son réveil dans les années 2010, porte sur les îles Senkaku, aussi connues sous le nom chinois Diaoyu, puisqu’elles sont revendiquées par Taïwan et par la République populaire de Chine (RCP). Les Senkaku sont un groupe de huit « cailloux » dont deux seulement peuvent héberger une population humaine, et se situent à 400 km dans l’ouest des Ryu-Kyu. Avant la Seconde Guerre mondiale, les îlots étaient détenus par les Japonais, qui colonisaient alors Formose (Taïwan), et étaient fréquentés assidûment par des pêcheurs. Quand les États-Unis rétablirent la souveraineté nippone sur les Ryu-Kyu (dont la principale île est Okinawa) en 1971, ils restituèrent par la même occasion les Senkaku, malgré les protestations chinoises, à l’unisson pour une fois.
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… à une réalité géopolitique
Quand il s’agit de droit maritime, les positions des deux Chine sont en effet convergentes – à part sur le détroit qui les sépare, évidemment ! La RPC reprend l’argumentaire déjà présenté par la Chine nationaliste depuis 1945, voire avant. La situation maritime de la Chine est, il faut le reconnaître, paradoxale : malgré son important littoral, elle est quasiment un État enclavé puisqu’elle ne peut nulle part pousser jusqu’à ses limites théoriques sa zone économique exclusive, dont l’étendue « officielle » se réduit à 880 000 km² – moins que l’Espagne ou l’Équateur ! L’importance des échanges maritimes, sa dépendance vis-à-vis de son commerce extérieur dont 90 % transitent par les mers de Chine, ont incité les dirigeants chinois à rompre avec une culture géopolitique ayant tiré un trait sur les horizons maritimes pendant cinq siècles.
La continuité dans les positions officielles est bien illustrée par la célèbre « ligne en neuf traits » tracée sur des cartes pour délimiter les zones relevant de la souveraineté chinoise. Ce tracé est apparu sur une carte de 1935 pour contester l’annexion des îles Paracels à laquelle venait de procéder la France, dans le prolongement d’une appropriation par un souverain du Vietnam dès 1806. Il est repris depuis par les gouvernements chinois, avec quelques variantes dans le détail, car les neuf traits ne correspondent pas à des coordonnées géographiques précises, mais suivent plutôt l’isobathe -200 mètres – ce qui n’est pas anodin, nous le verrons – et il figure désormais dans une revendication officielle déposée par Pékin en 2009 à la Commission de l’ONU pour l’extension du plateau continental. Cette ligne délimite un espace en forme de « U » ou de « langue de buffle » incluant les Paracels (appelées Xisha en chinois), mais aussi les Spratley (Nansha), et couvrant un espace maritime de quelque deux millions de km² soit près de 60 % de la mer de Chine méridionale, dans lequel se trouvent à peine 15 km² de terres naturellement émergées – dix pour les Paracels, les seules où habite une (petite) population permanente, cinq pour les Spratley. Pékin veut clairement faire des mers de Chine ses mers au sens juridique et géopolitique, et peut compter sur le soutien de Taipei dans ce domaine.
La situation sur le terrain est cependant plus complexe. Les Spratley, que la France avait aussi essayé d’annexer à l’Indochine dans les années 1930, comprennent une quinzaine d’îlots émergés en permanence, qui sont tous occupés par les riverains proches : Philippines (sept îlots), Vietnam (six), Malaisie (un) ; la plus grande île, Itu Aba (Taiping en chinois), est occupée depuis 1946 par Taïwan, qui a repoussé une tentative de débarquement philippin en 1977. En conséquence, la majeure partie des revendications de la RPC dans les Spratley s’appuient sur des objets immergés ! Ainsi du banc de James (James Shoal), à 24 nautiques des côtes malaisiennes, qui est à plus de 20 mètres de profondeur, ou du banc Macclesfield, à proximité des Paracels, à équidistance entre les Philippines et le Vietnam, recouvert par au moins 16 à 25 mètres d’eau. Alors que Taïwan a démilitarisé l’île de Taiping, la RPC a choisi une politique du fait accompli pour appuyer ses revendications, en aménageant depuis 2013 sept récifs ou hauts-fonds[3] en îles artificielles, créant des bases logistiques ou militaires (quais, appontements, logements, bâtiments de service, pistes d’aviation pour gros porteurs), parfois sous couvert de recherche scientifique.
La « grande muraille de sable »
Pour ce faire, les Chinois ont dû brasser 40 à 50 millions de m3 de sable et de coraux broyés, pris dans l’environnement immédiat de ces hauts-fonds, afin de constituer environ 13 km² de ce que l’amiral Harris, commandant la VIIe flotte américaine, a baptisé en 2015 la « grande muraille de sable ». Et s’appuient désormais sur ces territoires pour réclamer une mer territoriale autour de chacun et une ZEE qui les réunirait tous, au grand dam des pays voisins comme les Philippines, dont la ZEE déclarée intégrait ces îlots, récifs, ou bancs de sable. En 2012, lorsque la RPC a interdit l’accès au récif de Scarborough, au nord des Spratley et à 200 km de l’île de Luçon, le gouvernement philippin a porté l’affaire devant la Cour permanente d’arbitrage (CPA), qui a rendu en juillet 2016 un avis attendu, dans les deux sens du terme : espéré et conforme aux prévisions.
La CPA a refusé de reconnaître à la Chine tout droit historique sur la zone contestée et a surtout rappelé que les éléments sur lesquels s’appuie Pékin pour délimiter sa « ligne en neuf traits » ne peuvent donner lieu à une mer territoriale, donc pas davantage à une ZEE, puisqu’il s’agit de récifs inhabités ou de hauts-fonds (à peine) découvrants, dont la convention de Montego Bay stipule bien qu’ils n’ouvrent pas de droit en la matière, pas plus que les îles artificielles désormais édifiées en surface (art. 13 et 60.8). Mais la RPC n’a pas reconnu la validité de cet arrêt, ne le contestant que sur la forme, puisqu’elle écarte le recours à la CPA pour les questions de délimitation. Elle a donc poursuivi ses actions unilatérales, comme en mer de Chine orientale où elle a proclamé depuis 2013 une « zone de défense aérienne » s’étendant en partie au-dessus des Senkaku, qui oblige théoriquement tout aéronef à s’identifier auprès des autorités chinoises et à faire connaître son plan de vol.
Pourquoi un tel intérêt pour ces pseudo-territoires ? La satisfaction d’amour-propre nationaliste n’est pas à négliger : les querelles sur les délimitations maritimes prolongent le désir de revanche sur la période coloniale du xixe et du début du xxe siècle, quand la Chine courbait l’échine devant les grandes puissances européennes, voire devant le Japon, et c’est un registre mobilisateur pour l’opinion publique. L’autre raison tient aux « trois ors » de la région : l’or noir, le sud de la mer de Chine, où les délimitations sont à peu près reconnues entre Indonésie, Malaisie, Brunei et Vietnam, est déjà une zone majeure de production off-shore, le reste pourrait le devenir, ainsi que le secteur des Senkaku, même si l’identification des ressources est freinée par les querelles d’appropriation et les incidents navals à répétition ; l’or bleu des ressources halieutiques, la Chine, le Vietnam et la Thaïlande comptant parmi les dix premiers exportateurs mondiaux en la matière ; l’or blanc du guano (un engrais naturel), abondant sur les îlots ou récifs émergés.
Les conflits d’intérêt économique pourraient cependant se résoudre par des transactions ; depuis l’arrêt de 2016, Pékin a laissé les pêcheurs philippins s’approcher des zones litigieuses. Alors que l’enjeu stratégique, sans doute primordial pour les dirigeants chinois, ne prête pas à compromis : l’île de Hainan, au sud de la Chine, héberge la principale base de sous-marins nucléaires de la marine chinoise, à Longpo (près de Sanya). Les fonds de la mer de Chine à proximité des côtes ne permettent pas aux sous-marins de descendre rapidement hors d’atteinte des outils de détection d’éventuels observateurs étrangers – ce que les marins appellent « dilution » du sous-marin et qui nécessite une profondeur d’au moins 200 mètres. Or, la zone des Spratley, dont la bathymétrie est encore approximative, comporte selon les travaux du géographe François-Xavier Bonnet des couloirs à grande profondeur (jusqu’à 2 000 mètres, voire au-delà), parfaits pour accéder discrètement aux sorties de la mer de Chine vers le Pacifique, ou pour abriter des SNLE porteurs de missiles intercontinentaux capables de frapper toute l’Asie du Sud et de l’Est et les terres les plus peuplées d’Océanie. Contrôler les Paracels et la partie septentrionale des Spratley permet donc à la marine chinoise de tracer un corridor de déploiement de ses sous-marins et… d’en éloigner les autres flottes.
Qui sont les « tigres de papier » ?
Les autres riverains ne font en effet pas le poids face à une puissance devenue la seconde marine de guerre du monde en tonnage. Cela pourrait expliquer l’évolution de la position des Philippines, et la conduire à durer au-delà de la présidence Duterte[4]. Ce dernier se réclame en effet de la ligne d’autonomie stratégique défendue après l’indépendance par Renato Constantino (1919-1999), préconisant une prise de distance avec les États-Unis, ancien colonisateur, et un rapprochement avec la Chine et la Russie. Cette option stratégique, d’autant plus à considérer que la RPC est devenue le premier partenaire commercial de l’archipel, n’est aujourd’hui plus tempérée par l’admiration que Duterte vouait à Donald Trump ; le besoin d’un appui américain contre les guérillas islamiste et maoïste, affaiblies, mais non éradiquées, devrait toutefois différer le grand renversement d’alliances. La Malaisie est elle aussi hésitante, achetant des patrouilleurs à la RPC en 2016, et aujourd’hui agacée par les incursions de pêcheurs ou de garde-côtes chinois dans sa ZEE au nord de Bornéo (89 recensées en trois ans).
Tous les riverains semblent en fait suspendus à l’attitude du maître des mers traditionnel, et singulièrement en Asie du Sud-Est : les États-Unis. Ces derniers ont repris en 2015 les patrouilles « pour la liberté de navigation » (FONOP[5]) dans les mers de Chine, consistant à faire transiter des navires de guerre dans des zones contestées pour matérialiser leur interprétation du droit international[6]. Des bâtiments isolés, voire des task forces, ont ainsi croisé dans les eaux controversées en s’approchant parfois à moins de 12 nautiques des îlots contestés – la limite de la mer territoriale affichée. Les démonstrations ne se limitent d’ailleurs pas aux territoires occupés par la Chine, pour éviter l’accusation de partialité. La Chine répond par une montée en puissance de ses incursions dans la zone : alors qu’elle engageait surtout ses flottes auxiliaires (garde-côtes, garde-pêche…), elle commence à déployer, notamment près des Senkaku, des navires militaires qui se sont ainsi confrontés à des navires américains ; et ses incursions aériennes, y compris au-dessus de Taïwan, deviennent de plus en plus fréquentes et massives, comme en octobre 2021.
D’autres puissances navales assurent également des missions d’affirmation de la liberté de navigation : la marine française croise régulièrement dans ces parages, où a transité la dernière mission Jeanne d’Arc[7] en début d’année 2021. Le déploiement de forces occidentales a été particulièrement important cette année, puisque la VIIe flotte américaine et le groupe aéronaval britannique du Queen Elizabeth ont sillonné les mers de Chine, y compris la zone ultra-sensible du détroit de Taïwan. Considéré comme passage international par les puissances libérales, Japon et Corée compris, ce détroit relève en revanche de la souveraineté chinoise selon Pékin, qui avait rappelé la France à l’ordre en avril 2019 après le passage de la frégate Vendémiaire. Plus que le jeu de go en mer de Chine méridionale, le point de friction le plus inflammable reste en effet Taïwan, Xi Jinping ayant rappelé justement en 2019 que « la Chine doit être réunifiée et elle le sera », n’excluant pas « le recours à la force » pour faire rentrer l’île rebelle dans le giron national. Rappelons-nous que la question des îles du détroit, en particulier Quemoy et Matsu, a déjà été l’occasion de crises internationales majeures en 1955 et 1958, quand Mao traitait les États-Unis de « tigres de papier ». Xi Jinping ira-t-il aussi loin dans son imitation du Grand Timonier ?
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[1] Typique d’un certain exotisme colonial d’avant-guerre, elle est restée dans la mémoire des boomers grâce à l’immortel duo de « princes de la cuite », Gabin et Belmondo, dans le film Un Singe en hiver (1962) et est parvenue jusqu’aux millenials grâce à sa reprise par Bambou, seule puis en duo avec Marc Lavoine.
[2] L’île de Bornéo (Kalimantan en indonésien) est partagée entre trois États souverains : l’Indonésie, la Malaisie et le sultanat de Brunei.
[3] Il s’agit de Fiery Cross, Hugues, Mischief, Gaven, Cuarteron, Subi et Johnson sud que les Chinois ont occupé en 1988 au prix de 70 morts vietnamiens.
[4] Duterte ne pourra pas se représenter en 2022, mais, fort d’une popularité exceptionnelle (91 % de Philippins satisfaits selon une enquête d’octobre 2020) malgré les difficultés dues à la pandémie, il a déjà annoncé sa candidature à la vice-présidence, en accord avec un sénateur qui serait un président-paravent.
[5] Pour Freedom of Navigation operations.
[6] Il faut noter que les États-Unis, contrairement à la RPC, n’ont pas adhéré à la Convention sur le droit de la mer de l’ONU, mais qu’ils en défendent scrupuleusement les acquis majeurs.
[7] La mission Jeanne d’Arc est une croisière de quatre à cinq mois environ opérée par un porte-hélicoptères d’assaut et une frégate pour achever la formation des élèves-officiers de l’École navale.