<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> En mer de Chine, que veut Pékin ?

23 novembre 2021

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Photo : Ambitions navales de la Chine. Crédits : Conflits

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En mer de Chine, que veut Pékin ?

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Pékin consacre toujours plus de moyens à son armée. Alors que la croissance économique de la Chine ralentit, le budget de l’armée continue d’augmenter confortablement chaque année, à un taux supérieur à celui du PIB. Au sein de l’armée, c’est, avec l’arsenal nucléaire, la marine dont le budget augmente le plus rapidement. La marine chinoise est aujourd’hui, en tonnage, la première au monde. Et si ses capacités technologiques restent encore inférieures à celles de l’US Navy, la situation pourrait bien basculer avant la fin de l’actuelle décennie.

Ainsi, l’émergence de la marine se fait à un rythme plus rapide encore que celui de la Chine dans son ensemble et de l’armée en particulier. La marine semble constituer un axe d’effort majeur dans le projet de Xi Jinping de « grande renaissance de la nation chinoise ». Pourquoi un tel investissement militaire, alors que la Chine est en paix et que, de son propre aveu, elle reste un pays en voie de développement, confronté à d’immenses défis économiques, environnementaux, sanitaires et démographiques ?

 Mensonge mythique…

En 2015, la présidence taïwanaise était occupée par Ma Ying-jeou, une personnalité acquise à l’idée d’une convergence progressive, économique et politique, des deux Chine, la République de Chine qu’il dirigeait, créée le 1er janvier 1912, et réfugiée à Taïwan après la fin de la guerre civile en 1949, et la République populaire de Chine qui contrôle le « continent » chinois depuis cette date. À Taipei se tenait alors régulièrement des « conférences » réunissant émissaires semi-officiels de Pékin et chercheurs académiques et organiques taïwanais. L’une de ces conférences, consacrée à l’analyse du jeu des acteurs en mer de Chine méridionale, offrit à l’observateur extérieur que j’étais alors à Taipei un spectacle éclairant : celui d’un représentant de Pékin, spécialiste reconnu et écouté des autorités chinoises sur le sujet, morigénant aimablement ses interlocuteurs taïwanais, pour la plupart membres ou proches du Kuomintang, le parti nationaliste alors au pouvoir à Taipei. Il reprochait sur un ton à moitié sérieux le lourd legs de la Chine nationaliste à la RPC que représente la fameuse carte en onze traits qui semble comprendre dans le « territoire » chinois l’ensemble de la mer de Chine méridionale. Cette carte fut présentée en 1947 à la communauté internationale par le régime nationaliste alors en place à Pékin et fut reprise à son compte par le pouvoir communiste sous une forme légèrement amendée (carte en neuf traits, puis, depuis 2013 et la réinclusion de Taïwan, carte en dix traits). Elle n’a aucune base juridique. Sa première version a été tracée dans les années 1930 dans un contexte de rivalité entre la France coloniale en Indochine qui la première s’est intéressée aux îles Spratley, le Japon qui voulait alors étendre sa domination à toute l’Asie, et la Chine nationaliste qui a découvert dans un même mouvement les îles Spratley, les îles les plus méridionales de la zone, et sa souveraineté éternelle sur elles. La revendication chinoise s’appuie sur de vagues arguments « historiques » selon lesquels la présence ancienne de populations chinoises sur ces îlots et récifs (dans la réalité quelques pêcheurs présents de façon très intermittente) implique mécaniquement une souveraineté chinoise pleine et entière. Cette prétention paraît aujourd’hui extravagante non seulement aux voisins de la Chine, le Vietnam et les Philippines notamment, qui occupent parfois depuis des décennies des éléments émergés de la zone, mais à la communauté internationale dans son ensemble. Le 12 juillet 2016, la cour d’arbitrage de La Haye, saisie par les Philippines, a rendu un jugement selon lequel aucun des éléments émergés de la zone ne pouvait être considéré comme un territoire viable et à ce titre ne pouvait être éligible au 200 milles nautiques d’une zone économique exclusive. Sans se prononcer sur le fond des revendications de souveraineté des uns et des autres, ce jugement insistait sur l’absence de fondement juridique d’une simple « carte » qui ne s’appuie sur aucun des arguments de fond qui servent à soutenir en droit international la prétention à la souveraineté.

Faut-il préciser que ce jugement a été balayé d’un revers de main par Pékin ? Au-delà des considérations juridiques et géopolitiques, cette carte présentée comme « factuelle » par le pouvoir chinois constitue une obligation qui pèse sur lui et, veut-il croire, sur ses partenaires et même la communauté internationale tout entière. La publicité qui lui a été faite, sa célébrité à Pékin et ailleurs impliquent qu’elle doit s’actualiser un jour. Si cette carte n’est pas le territoire, elle a vocation à le devenir. Tout se passe comme si cette dernière était performative : comme l’écriture chinoise qui en son origine est sacrificielle et divinatoire[1], cette carte a vocation à produire le réel plutôt qu’à le décrire. Au fond, elle se rattache à une conception qu’on pourrait qualifier de religieuse de la politique : renoncer au territoire chinois, c’est trahir les ancêtres, c’est apostasier la Chine.

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Insister sur la dimension sacrée des revendications territoriales chinoises ne revient pas à les légitimer. C’est au contraire en montrer la puissance potentiellement néfaste et exposer les risques qu’elles font subir à la stabilité régionale et à l’équilibre international. Sur ces questions de souveraineté, et à moins d’une défaite militaire, Pékin ne reculera pas et continuera au contraire à avancer, à petits pas, ces petits pas qui jusqu’à présent lui ont permis d’éviter un conflit ouvert avec la puissance dominante. Toutes les religions ne se valent pas, et il n’est pas certain que la religion politique chinoise soit un bienfait pour l’humanité. Ce n’est pas que la stratégie ou les intérêts économiques soient sans importance, mais ils tirent leur force de cette dimension religieuse qui est à la source de la volonté de puissance du Parti. La stratégie chinoise et la réflexion stratégique procèdent du sens d’une fatalité historique, du sentiment d’un fardeau pesant de tout son poids sur les épaules de la Chine contemporaine. Aujourd’hui, les efforts que déploie Pékin pour poldériser et militariser les îlots de la zone procèdent de cette volonté farouche qui précède et informe les considérations économiques et militaires.

En 2015, Pékin voulait encore croire que tous « les Chinois », des deux côtés du détroit de Taïwan, communiaient dans l’idée selon laquelle la mer de Chine, mais aussi les « Diaoyu », les îles que contrôle Tokyo en mer de Chine orientale, et que les Japonais appellent Senkaku, appartiennent à la « grande Chine » éternelle constituée par l’ensemble des fils de l’empereur jaune. Une réunification pacifique autour de ce grand projet de « renaissance de la nation chinoise » paraissait encore possible. C’était avant l’élection en janvier 2016 à Taïwan de Tsai Ing-wen, la présidente souverainiste opposée à un rapprochement avec la Chine, qui lors de son discours d’inauguration, le 20 mai 2016, proposera à Pékin de déposer « le fardeau de l’Histoire » et de se tourner vers l’avenir.

Inutile de dire qu’elle n’a pas été entendue. Les communistes n’ont aucunement l’intention, ni même les moyens de se débarrasser du lourd fardeau que représente dans l’imaginaire chinois ce grand projet. Ainsi, la carte présentée par le gouvernement chinois comme la conséquence d’une longue histoire durant laquelle la Chine aurait exercé sa souveraineté d’une façon incontestée et incontestable sur ce territoire est tout sauf historique. Elle est au contraire d’essence mythologique, et constitue une forme de compensation symbolique à ce que la Chine nationaliste puis communiste conçoit comme une humiliation imposée à la Chine par les puissances occidentales et japonaise pendant la période moderne.

Avec cette carte, tout se passe comme si la Chine avait unilatéralement décrété qu’elle avait une créance sur le monde. La Chine dans sa faiblesse, lors du « siècle des humiliations », a été contrainte de céder l’usage d’un territoire qui lui appartient « de toute éternité » à des nations barbares sans scrupules, qui ne connaissent que la loi du plus fort et abusèrent de sa faiblesse et de sa naïveté. Maintenant qu’elle est devenue puissante, elle revient frapper à la porte de ses anciens persécuteurs pour réclamer qu’on lui rende ce qui lui appartient. Au fond, le scénario dont rêve la Chine pour les décennies qui viennent ressemble à celui d’un mauvais film de gangsters au manichéisme débridé. Le héros autrefois faible et humilié revient, après avoir acquis une force miraculeuse, demander justice à la bande de mafieux que forme la foule de ses anciens persécuteurs (les États-Unis et ses alliés).

… et réalité géopolitique 

Malheureusement, la réalité géopolitique ne ressemble pas à un film de gangsters. Les revendications de Pékin sur les îles Spratleys et Paracels, ainsi que sur les Senkaku/Diaoyu face au Japon sont contrecarrées par une réalité géopolitique complexe qui implique une grande variété d’acteurs que la puissance émergente de la Chine inquiète au plus haut point. La Chine n’était plus, depuis le xve siècle, une puissance maritime et la rapidité avec laquelle la marine de l’Armée populaire de libération (APL) se dote depuis quelques décennies d’un arsenal qui en fait aujourd’hui la première marine du monde (en tonnage sinon en puissance nette) entraîne aujourd’hui un début de course aux armements en Asie qui neutralise dans une certaine mesure ses efforts. Taïwanais, Japonais, Indiens, Australiens, mais aussi Vietnamiens, Indonésiens et Malaisiens renforcent tous et à des degrés divers leurs capacités militaires, avec en tête le défi posé par la puissance émergente chinoise. Taïwan par exemple se dote de systèmes d’armes asymétriques (sous-marins, missiles balistiques et mines sous-marines notamment) qui visent à compliquer l’équation d’une invasion réussie de l’île. Si la Chine est de loin l’acteur le plus déterminé et aujourd’hui le plus puissant de la région, qui a été capable en quelques années seulement (et malgré ses engagements[2]) de poldériser et de militariser plusieurs îles qu’elle contrôle aujourd’hui parfaitement en mer de Chine méridionale, elle doit faire face à la réaction de ses voisins non occidentaux pour qui c’est elle le gangster sans scrupule qui persécute sans vergogne plus faible que lui…

Dans la région, Pékin tente d’éviter que ne se forme une alliance trop solide qui comprendrait la plupart de ses voisins. Elle redoute dans ce domaine le multilatéralisme et cherche à confiner les questions territoriales dans un cadre strictement bilatéral dans lequel elle est en position de force. Elle n’hésite pas en outre à instrumentaliser le droit international lorsque cela l’arrange en déclarant par exemple « une ligne de base » autour des Paracels afin de sanctuariser ce que le droit international ne considère pourtant pas comme un archipel[3]. Cependant, le « pivot américain en Asie », essentiellement pour faire face à la montée en puissance de la Chine, voulu par l’administration Obama et jamais remis en cause par Trump se poursuit. C’est une des motivations affichées par l’administration Biden du retrait américain d’Afghanistan. Pékin a voulu tirer profit de ce retrait pour intensifier sa propagande et insuffler l’esprit de défaite parmi la population taïwanaise. Cependant, Pékin doit plutôt faire face à un renforcement des alliances dans la région. Les relations sino-taiwanaises sont au plus haut, et le gouvernement japonais affirme même ouvertement aujourd’hui que la sécurité de Taïwan est aussi de son ressort. Tokyo redoute en effet qu’après une éventuelle invasion de Taïwan, l’archipel d’Okinawa, qui abritait jusqu’en 1975 son rattachement au Japon le royaume vassal de la Chine des Ryūkyū, ne fasse l’objet de la convoitise chinoise. L’accès de Pékin aux ports en eaux profondes de Hualien, à l’est de Taïwan, construit durant la colonisation japonaise de l’île, serait en outre une catastrophe géopolitique pour le Japon qui devrait faire face à une marine chinoise en mesure de menacer directement ses centres économiques et industriels tournés vers le Pacifique.

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Cependant, l’effort militaire de la Chine paraît en grande partie organisé autour de la perspective d’une invasion de Taïwan. La Chine augmente ses capacités de projection de forces de façon impressionnante ces dernières années : un troisième porte-avions, d’un niveau très supérieur aux deux premiers, à propulsion nucléaire et catapultes électromagnétiques, devrait être mis en service cette année. Pékin développe aussi des porte-hélicoptères et sa missilerie ainsi que ses drones sont d’un niveau technologique qui est équivalent à celui des Américains. L’APL dispose aussi de capacités cyber d’un niveau mondial. La défense taïwanaise pense aujourd’hui que l’armée chinoise dispose des moyens de paralyser l’île en cas de tentative d’invasion ou de blocus, même si elle manque encore de certains moyens de projection de force qui lui permettraient de prendre un contrôle direct du territoire taïwanais, qui reste protégé par le Taiwan Relations Act adopté en 1979 par la chambre des représentants américaine.

… sans déclarer la guerre

Cependant, malgré la rhétorique guerrière de plus en plus affirmée de sa diplomatie, la Chine s’efforce de rester sous le seuil du conflit ouvert. Elle avance ses pions en évitant de susciter une réaction militaire américaine qui risquerait de lui faire perdre l’ensemble des gains accumulés en mer de Chine méridionale et de lui fermer à jamais la porte du grand large que représente pour la marine chinoise la côte orientale de Taïwan. Un des aspects majeurs de la stratégie chinoise trouve sa source dans le léninisme le plus orthodoxe, mais correspond aussi à un tropisme très profond de la culture chinoise. Il s’agit du brouillage de la distinction entre le civil et le militaire. La fusion du civil et du militaire est un aspect essentiel de la réforme de l’armée chinoise mise en œuvre sous l’impulsion de Xi depuis 2014. « La force de support stratégique », une nouvelle structure au sein de l’APL, vise à catalyser l’ensemble des sources de puissance de l’économie et de la société chinoise au sens le plus large au profit de l’armée et des ambitions stratégiques du Parti. Dans les mers, cela se traduit de façon très concrète par l’instrumentalisation de l’immense flotte de pêcheurs, présentée comme civile et qui a permis la création d’une milice maritime qui comprend sans doute des milliers de bâtiments pouvant servir à la pêche, mais aussi à l’intimidation des pays en conflit avec la Chine. Ainsi, exemple parmi d’autres, en mars 2021 une flotte de 220 bâtiments chinois, « des bateaux de pêches cherchant refuge par gros temps » selon la version officielle de la diplomatie chinoise, ont mouillé pendant plusieurs semaines aux abords du récif Whitsun, revendiqué par les Philippines et le Vietnam. Le but de la Chine est, pour l’instant, de modifier à son avantage le statu quo sans franchir une ligne rouge susceptible de provoquer une réaction américaine brutale qui serait alors considérée comme légitime par les voisins de la Chine, voire par la communauté internationale dans son ensemble. Les rodomontades d’une partie, souvent la plus jeune, de la diplomatie chinoise, ainsi que celle des médias officiels, voire de Xi Jinping lui-même, qui lors de son discours du 1er juillet, pour les cent ans du Parti communiste chinois a affirmé que ceux qui s’en prendraient à la Chine se « fracasseront » sur la muraille d’airain que forment les 1,4 milliard de Chinois, ne doivent pas cacher la retenue dont la Chine fait preuve jusqu’à présent. L’APL n’a pas tiré de coup de feu depuis sans doute la guerre sino-vietnamienne de 1979 et la « fessée » donnée au « petit frère » vietnamien (même si les forces indiennes ont été attaquées à coup de gourdins cet été dans une des zones himalayennes contestées), qui s’est traduite par le retrait des forces chinoises après une incursion faisant plusieurs dizaines de milliers de morts de chaque côté. Elle manque donc d’expérience dans le combat, alors que les États-Unis se sont, depuis leur propre retrait du Vietnam, et avec des fortunes diverses, lancés dans de nombreuses guerres et ont ainsi acquis une expérience qui fait grandement défaut à l’armée chinoise.

Ainsi, on peut estimer que ces rodomontades, venant d’un pays qui rechigne à assumer par un engagement sur les zones de conflits dans le monde le rôle, qu’il revendique par ailleurs, de grande puissance, s’apparentent à celles d’un matamore dont l’héroïsme reste purement déclamatoire. Comme souvent, la Chine joue sur deux tableaux. Elle s’affirme contrairement aux Occidentaux qui seraient belliqueux par essence, pacifique par essence, tout en multipliant les déclarations martiales et agressives qui réjouissent la frange la plus nationaliste de la population. Il faut dire qu’un conflit ouvert avec les États-Unis prendrait la forme inédite d’une guerre chaude entre deux grandes puissances nucléaires. Elle mettrait alors en jeu l’existence même de l’humanité.

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[1] Voir par exemple, Léon Vandermeersch, Les deux raisons de la pensée chinoise, Divination et idéographie, Gallimard, 2013.

[2] En 2015, lors d’une visite aux États-Unis, Xi Jinping s’était semble-t-il engagé à ce que la Chine n’installe pas d’infrastructures militaires en mer de Chine méridionale. Elle n’a cessé de le faire depuis.

[3] Voir à ce sujet la note no 49 de l’Institut Thomas More (juillet 2021) signée par Hugues Adeline et Laurent Amelot, « Du Japon au Vietnam en passant par Taïwan, quelle stratégie pour les Européens face aux revendications territoriales chinoises ? », p. 11-12.

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Photo : Ambitions navales de la Chine. Crédits : Conflits

À propos de l’auteur
Emmanuel Dubois de Prisque

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