Qu’était réellement le régime soviétique qui, jusqu’à Khrouchtchev, était censé symboliser le bonheur terrestre et l’horizon du futur de l’humanité, et qui a disparu en 1991-1992 dans le grand séisme du XXe siècle, dont les répliques se font encore sentir aujourd’hui ?
Françoise Thom, professeur agrégé de russe, maître de conférences émérite (HDR) en Histoire contemporaine à Sorbonne Université, s’inscrit dans cette lignée tant par l’ampleur de son champ d’investigation que par la profondeur de sa réflexion. Spécialiste de la Russie, elle a publié Le Moment Gorbatchev (Hachette Pluriel, 1989), Fins du communisme (Critérion, 1994), une édition critique des Mémoires de Sergo Beria (Plon/Critérion, 1999) ainsi que La Russie d’Eltsine à Poutine, en postface à l’Histoire de la Russie de Nicholas Ryazanovsky (Robert Laffont, 2014).
Gardons toujours à l’esprit la phrase de Vladimir Poutine : « La disparition de l’URSS est la plus grande catastrophe géopolitique du XXe siècle, celui qui ne la regrette pas n’a pas de cœur, celui qui veut la restaurer n’a pas de tête ». Un ovni politique, quelque chose d’inconnu jusqu’alors dans l’ordre humain, tel qu’il a été vécu par des contemporains qui ont gardé un esprit libre ? Ou bien un pur produit de l’histoire russe, de ses pesanteurs et de ses ornières, du joug mongol, de l’autocratie russe, de la religion orthodoxe, du mythe de la Troisième Rome ? Françoise Thom porte sur toutes les questions un regard aigu mais peut-être excessivement critique, comme si toute l’histoire de la Russie, des origines à nos jours, était une suite de tragédies, de violences, de soulèvements et de répressions.
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En raison du secret qui entoure le Kremlin, le régime soviétique est longtemps apparu comme une boîte noire. La déclassification de nombreuses archives du monde communiste à partir de la période Gorbatchev a changé la donne. Le livre de Françoise Thom porte la marque de la soif de connaissance qui s’est emparée de ceux qui, pendant de longues années, en étaient réduits à étudier l’URSS en interprétant de rares indices. Il aborde les aspects les plus divers de l’histoire de l’URSS, la Russie un État mondial, le temps de Lénine, la guerre contre le monde entier : les débuts de la diplomatie bolchevique, Staline et le renseignement. La « dékoulakisation » et la famine de 1928 – 1933, désormais bien connues. Une série d’articles traite d’événements encore largement controversés, comme le pacte Ribbentrop-Molotov du 23 août 1939 et l’attaque du 22 juin 1941, à laquelle Staline ne croyait pas. L’originalité d’une politique étrangère entièrement possédée par un projet idéologique, à la fois utopique et totalement cynique, suprêmement efficace ; le rôle des services de sécurité de l’État ; l’utilisation des crises dans le renforcement du pouvoir ; le choc de la vraie guerre, l’attaque allemande de juin 1941, dans un État qui menait depuis le début une offensive contre le monde entier ; l’impact de la lutte des clans au sein du noyau dirigeant, facteur essentiel de l’évolution du régime ; le problème de la succession dans un État/Parti désinstitutionnalisé.
À partir des pages 400, nous entrons dans l’après-guerre, le déclenchement de la guerre froide, qui pour Françoise Thom commence en 1946 par la campagne contre « l’adulation de l’Occident », mais le fait que l’URSS se referme sur elle-même signifie-t-il qu’elle veut déclencher un conflit idéologique avec l’Occident ? De nombreux chapitres de la période 1946 – 1985 sont regardés d’un œil nouveau. Paradoxalement, l’évolution de la Russie postcommuniste, qui fait l’objet de la troisième partie de ce livre, a apporté un éclairage nouveau sur l’histoire de l’URSS et de la Russie des tsars. Elle révèle des continuités que la nouveauté radicale du régime de Lénine avait masquées. Il est désormais possible de penser la Russie sur le long terme – et c’est la seule approche qui permette de mieux comprendre ce monde si différent du nôtre, dont l’ombre continue de s’étendre sur l’Europe. Enfin, une quatrième partie, de près de deux cents pages, traite de la période postcommuniste, de Eltsine à Poutine. Une lecture rapide de Françoise Thom donne l’impression que peu de choses ont changé depuis la Russie de Custine en 1839. L’impression de force et de faiblesse du géant russe, le sentiment de précarité du pouvoir, le développement de l’état policier, le lien entre le régime autocratique et la xénophobie. Elle reprend et amplifie la thèse de Georges Sokoloff sur la « puissance pauvre » : la trajectoire ascendante de la Russie est brisée par la volonté de puissance de ses dirigeants. Mais que serait la Russie, si vaste, avec ses quelque 160 groupes ethniques, sans ce corset politico-administratif-policier ? Sûrement serait-elle délabrée et n’aurait-elle pas résisté à Hitler, comme le disait Nicolas Berdiaev, ni aux sirènes de la mondialisation et aux seules règles du marché, comme le déclarait Dmitri Medvedev. Après tout, conclut judicieusement Françoise Thom, l’exemple russe peut servir de leçon aux autres nations, car en Russie les tendances qui existent chez tous les peuples sont poussées à l’extrême. Ce fut le cas en Espagne pendant l’Inquisition, en France pendant la Terreur, dans l’Allemagne nazie, pendant le Grand Bond en avant et pendant la Révolution culturelle maoïste, sans même parler des exemples plus proches et plus présents.
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