1905 est l’année idéale pour marquer le début du xxe siècle « historique », car s’y concentre un ensemble d’événements annonçant une nouvelle ère de l’histoire du monde. Ces événements concernent le monde de la culture (publication des premiers articles d’Einstein, première femme prix Nobel) comme celui de la politique (fondation du premier Soviet) ou de la géopolitique (crise marocaine entre la France et l’Allemagne). Mais celui dont les échos semblent se réveiller à l’aube du xxie siècle est la bataille de Tsushima, concluant la guerre russo-japonaise (1904-1905).
L’affaiblissement de la Chine au xixe siècle a excité la convoitise des puissances colonisatrices, anciennes ou émergentes, dont ses voisins : le Japon et surtout la Russie, qui s’impose en Mandchourie, au nord-est du pays, et occupe la Corée, ce que le Japon considère comme une menace directe pour sa sécurité. La Russie est soutenue par la France et l’Allemagne, mais le Japon obtient l’appui du Royaume-Uni, qui accepte, fait exceptionnel, de signer un traité d’alliance en 1902.
Une puissance ambitieuse
Le Japon est résolu à frapper vite, car la Russie achève le Transsibérien, ligne de chemin de fer qui accélérera le transfert de troupes vers l’Extrême-Orient[1], et a passé commande de nouveaux cuirassés qui devraient lui donner un avantage significatif sur mer. Dans la nuit du 8 février 1904, neuf contre-torpilleurs japonais se glissent dans la rade de Port-Arthur – aujourd’hui Lüshunkou, dans la péninsule de Dalian –, où stationne l’escadre russe du Pacifique, dont cinq cuirassés (la marine japonaise en compte six). Ce coup d’éclat, inspiré des théories de la « Jeune École[2] », précède de deux jours la déclaration de guerre formelle. Son bilan est mitigé, puisque les 16 torpilles tirées n’ont pu qu’endommager deux cuirassés et un croiseur. La flotte russe sera quand même réduite progressivement à l’impuissance par le minage des abords de la base, qui est notamment fatal à son chef, le vice-amiral Makarov, coulé le 13 avril avec le cuirassé Petropavlovsk. À partir du mois d’août, l’armée japonaise assiège aussi Port-Arthur par la terre, après avoir envahi la Corée.
Pour retrouver une capacité d’initiative sur mer, tandis que des renforts terrestres sont acheminés laborieusement, le gouvernement du tsar décide de transférer la flotte de la Baltique en Asie. Toutefois, les préparatifs traînent en longueur, car l’amirauté voudrait lui allouer le plus de navires possible, y compris deux cuirassés de plus de vingt ans et des canonnières certes puissamment armées, mais que les marins surnomment « classes coulent tout seuls »… L’escadre du vice-amiral Rojestvensky (1848-1909) appareille finalement sans eux, mais seulement mi-octobre 1904.
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La croisière ne s’amuse pas
Elle part pour un périple de 18 000 milles marins[3] – de quoi mettre à mal hommes et machines, causant de multiples avaries. Les Russes redoutent la présence sur le parcours de torpilleurs ou de sous-marins japonais, tout juste livrés par des chantiers européens ; cette crainte obsessionnelle provoque plusieurs incidents le long des côtes européennes, dont le plus grave survient dès le 21 octobre, dans le Dogger Bank[4], occasionnant une crise diplomatique que la France et le Royaume-Uni s’emploient à désamorcer pour ne pas se retrouver impliqués dans des camps opposés, alors qu’ils viennent de signer l’« Entente cordiale ».
L’escadre continue son odyssée malgré la pression des Britanniques qui tentent de la retarder en contrariant son ravitaillement. Elle se divise à Tanger, les navires les plus lents et les contre-torpilleurs passant par le canal de Suez et la mer Rouge, où Rojestvensky redoute une embuscade des Japonais, les autres contournant l’Afrique. En janvier, l’escadre se reconstitue à Nosy-Be, une île au nord de Madagascar, qui est alors possession française. Elle y apprend deux mauvaises nouvelles : l’ordre d’attendre de l’amiral Nebogatov et les « fers à repasser » laissés à quai en octobre et, surtout, la capitulation le 5 janvier de Port-Arthur et de son escadre.
Le 16 mars, sans nouvelles de Nebogatov, Rojestvensky reprend la mer. L’escadre traverse l’océan Indien d’une traite et parvient le 14 avril à Cam Ranh, en Indochine française – elle a franchi plus de 4 500 nautiques sans ravitaillement, exploit inédit puisque les navires de guerre de l’époque n’avaient qu’environ dix jours d’autonomie en charbon. Elle y reçoit l’ordre formel d’attendre Nebogatov, car la situation militaire s’est encore dégradée avec une défaite terrestre à Moukden, du 20 février au 10 mars ; le maintien de l’influence russe sur les rives de la mer Jaune dépend désormais uniquement de la « deuxième escadre du Pacifique ». Après un nouveau mois d’attente, Nebogatov rallie enfin et la flotte fait route vers Vladivostok au plus court, par le détroit de Tsushima, entre la Corée et le Japon, où l’attend l’amiral Togo.
« Ciel serein, mer agitée »
L’escadre russe souffre de multiples handicaps. Les navires anciens obligent les plus modernes à naviguer moins vite,l’allure globale étant, de plus, ralentie par les algues et les bernacles accumulées sur les coques pendant les longues escales en eaux tropicales, sans entretien digne de ce nom. La différence de vitesse quasiment du simple (8 nœuds) au double (15 à 16 nœuds) entre les deux flottes joue un rôle essentiel dans la bataille, ainsi que la meilleure qualité des optiques de tir des navires japonais, deux caractéristiques qui annulèrent la portée supérieure de l’artillerie principale des cuirassés russes les plus récents (quatre pièces de 305 mm). L’artillerie secondaire des Japonais – canons de 152 et 203 mm – a aussi une cadence de tir bien supérieure à celle des pièces russes équivalentes et fit la différence dans le combat.
Le 27 mai à l’aube, un croiseur japonais repère les navires russes à l’entrée du détroit de Corée ; Togo envoie un message confiant au quartier général : « Ciel serein, mer agitée. » Vers 13h30, les deux flottes s’aperçoivent, faisant route l’une vers l’autre. L’amiral russe veut passer en ligne de front, dans l’espoir de « barrer le T » aux Japonais : s’aligner sur un axe perpendiculaire à la marche de l’ennemi pour pouvoir utiliser le maximum de canons, alors que les opposants se masquent les uns les autres et ne peuvent tirer que vers l’avant ; mais la manœuvre est mal réalisée, les navires russes se retrouvant en « essaim » désorganisé.
Ayant sans doute constaté la lenteur de l’ennemi, Togo prend à 14h une décision risquée : il ordonne à sa ligne de file de faire demi-tour en gardant l’alignement initial, ce qui signifie que les navires vont défiler dans la même zone pour changer de cap l’un après l’autre, à portée des cuirassés russes puisque les flottes sont maintenant à moins de 7 000 m l’une de l’autre ; mais l’imprécision des tirs russes ne leur permet pas d’exploiter cette manœuvre aisément prédictible. Au bout d’un quart d’heure, la flotte japonaise avance parallèlement aux navires russes puis, profitant de sa vitesse, les dépasse et infléchit sa marche vers l’est pour « barrer le T » à son tour. Le cuirassé Mikasa, navire amiral placé en tête, est le premier touché (sans dégâts majeurs) mais très vite, cuirassés et croiseurs japonais ripostent avec leur artillerie secondaire, car la distance entre les deux flottes est désormais inférieure à 5 000 m, et concentrent leur tir sur les deux cuirassés les plus en pointe, tous deux récents : le Souvorov, navire amiral, et l’Oslyabya. Au bout d’une demi-heure, les deux navires sont hors de combat et l’amiral Rojestvensky, blessé, laisse le commandement à Nabogatov, qui ne s’y attendait pas. À 15h, la flotte russe est désemparée et chaque navire cherche à s’enfuir vers le nord et à rallier Vladivostok comme il le peut, traqué par le feu des unités lourdes ou par les contre-torpilleurs véloces.
Comme à Trafalgar, un siècle auparavant, l’audace tactique, le sang-froid des équipages et des officiers et l’adaptation technologique débouchent sur une victoire totale : 34 des 37 navires russes furent coulés ou capturés, près de 5 000 marins tués et 6 000 prisonniers ; les Japonais n’ont perdu qu’un croiseur et trois torpilleurs et déplorent moins de 1 000 morts et blessés. Plongée dans une spirale révolutionnaire[5], la Russie accepte la médiation des États-Unis, qui aboutit au traité de Portsmouth (New Hampshire), signé le 5 septembre[6]. Le Japon évinçait les Russes de Corée et de Mandchourie, où il prenait le contrôle de la péninsule du Liaodong, avec Port-Arthur et Dalian, et recevait la moitié sud de l’île de Sakhaline ; il était ainsi maître de l’essentiel des côtes de la mer du Japon, à un prix humain et financier néanmoins très lourd (190 000 morts).
Quand une bataille devient syndrome
Pour les stratèges navals, l’ensemble des combats, dont Tsushima est l’acmé, refroidit l’enthousiasme pour les théories de la « Jeune École » : la torpille n’était pas l’arme magique, en raison de sa portée et de sa fiabilité limitées, et les canons de gros calibre paraissaient plus nécessaires que jamais. Les Anglais décidèrent donc de lancer un nouveau modèle de cuirassé, doté de turbines à vapeur (pour la vitesse et la fiabilité) et d’une artillerie all big gun de 10 pièces de 305 mm ; les pièces secondaires, désormais limitées à l’autodéfense, étaient aussi d’un seul calibre (76 mm), ce qui simplifiait la gestion des stocks de munitions et la conduite de tir, les tourelles étant munies d’une direction centralisée permettant de les synchroniser à distance. Le premier navire de ce type, le Dreadnought, entré en service fin 1906, devint synonyme de nouvelle ère de la guerre navale et de relance de la course aux armements.
Géopolitiquement, la victoire du Japon confirme, après celle des États-Unis contre l’Espagne en 1898, l’ascendant d’une puissance neuve sur un titan fatigué, mais marque aussi le triomphe d’une nation non européenne, utilisant les armes qui avaient rendu les Européens invincibles ; elle encourage donc les mouvements de libération des tutelles coloniales, en commençant par l’Asie – dès 1911, une révolution en Chine installe une République avec un programme modernisateur et nationaliste. En marginalisant la Russie en Asie orientale, elle annonce le face-à-face entre les États-Unis et le Japon, encore accentué quand ce dernier reprendra l’essentiel des possessions allemandes de Chine et du Pacifique, à l’issue de la Grande Guerre.
Rien d’étonnant donc à ce que le souvenir de Tsushima hante la géopolitique américaine actuelle, qui définit une conduite politique en fonction de leçons historiques : après le « syndrome de Munich », justifiant la guerre préventive depuis la fin du xxe siècle, le « syndrome de Tsushima » exprimerait la découverte douloureuse que le rival qu’on pensait contrôler est déjà devenu trop puissant pour être arrêté. Difficile en effet de ne pas projeter la situation du début du siècle dernier sur les tensions actuelles dans les mers de Chine : la Chine n’est-elle pas l’équivalent du Japon d’hier, et sa marine de guerre ne se sent-elle pas d’ores et déjà assez forte, avec ses missiles « tueurs de porte-avions », pour contester à l’US Navy son rôle de « thalassokrator », au moins dans la portion de l’océan qui baigne ses côtes ? À un peu plus d’un siècle de distance, une bataille pour Taïwan deviendrait-elle le Tsushima des États-Unis ?
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[1] En 1904, la ligne s’interrompt au niveau du lac Baïkal. La défaite de 1905 oblige la Russie à modifier l’itinéraire initial et la liaison Moscou – Vladivostok ne sera complète qu’en 1916.
[2] L’expression désigne depuis les années 1880 les partisans français d’une stratégie navale fondée sur les navires rapides et légers, armés de torpilles, et sur les sous-marins, plutôt que sur les unités puissantes armées de canons, considérées comme trop chères et vulnérables.
[3]. Soit plus de 30 000 km, les trois quarts d’un tour du monde.
[4]. Zone centrale de la mer du Nord. L’escadre russe tire sur cinq chalutiers anglais et danois, faisant deux morts et six blessés. Les croiseurs Aurore et Dimitri Donskoi, pris pour cibles par erreur, déplorent aussi deux morts.
[5]. La révolution russe de 1905 avait commencé le 22 janvier à Saint-Pétersbourg et connut, en juin, un épisode crucial avec la mutinerie du cuirassé Potemkine, de la flotte de la mer Noire.
[6]. À noter que le traité est intégralement rédigé en français, qui est encore langue diplomatique universelle.