L’opération Barkhane fait régulièrement l’objet de critiques qui visent, en réalité, à s’en prendre à la guerre menée par la France au Sahel. Plus qu’un des éléments de cette campagne, il convient de s’intéresser à l’ensemble de ses composantes.
Ancien élève de l’École Militaire interarmes, le colonel Benoit Chamberland est officier de l’arme blindée cavalerie, breveté de l’École de Guerre, et doctorant au CNAM depuis 2020. Il a participé à de nombreuses opérations extérieures, que cela soit dans les Balkans, en Afghanistan ou en Afrique (opération Barkhane), en unités opérationnelles comme au sein des états-majors.
Plus qu’une occasion pour la nation de rendre hommage à ses soldats morts au combat, les pertes subies par les unités de l’opération Barkhane sont malheureusement de plus en plus souvent l’occasion de polémiques sur la conduite des opérations, de passes d’armes sur la bonne façon de résoudre la crise, de longs débats théoriques et sémantiques se focalisant essentiellement sur le volet militaire.
Si la critique de l’opération Barkhane, au sens scientifique du terme, est une chose saine sur le principe, elle peut être réductrice et simpliste si l’on ne prend pas garde à la rigueur académique nécessaire pour mener une étude la plus juste et la plus complète possible et éviter ainsi toute ambiguïté. L’étude d’un conflit, pour lequel l’accès aux sources reste trop restreint, et qui est marqué par la passion et la subjectivité des intervenants, n’est évidemment pas chose aisée. Elle nécessite de la part de l’impétrant un effort dans le domaine de l’épistémologie, de la méthodologie et de l’éthique.
En commençant par un court rappel historique et sémantique, cet article entend contribuer à la réflexion globale sur l’intervention de la France dans cette région d’Afrique en esquissant les contours d’une méthodologie d’étude immédiate d’un conflit, en mêlant à la fois la capacité de réflexion d’un officier et celle naissante d’un aspirant universitaire, esquissant pour se faire une application de la méthode du diapolème présentée par le LCL (HDR) Entraygues dans son dernier livre[1].
À lire également
Nouveau Numéro spécial : Regards sur la guerre
De Serval à Barkhane
Dans la suite logique des nombreuses démarches diplomatiques entreprises dès 2012, le président de la République française déclenche le 11 janvier 2013 l’opération Serval, donnant aux forces armées une mission précisée dans son intervention après le conseil restreint de défense du 12 janvier 2013[2] : « La France, à la demande du Président du Mali et dans le respect de la Charte des Nations unies, s’est engagée pour appuyer l’armée malienne face à l’agression terroriste qui menace toute l’Afrique de l’Ouest… Mais notre mission n’est pas achevée. Je rappelle qu’elle consiste à préparer le déploiement d’une force d’intervention africaine pour permettre au Mali de recouvrer son intégrité territoriale, conformément aux résolutions du Conseil de sécurité. J’ai donné encore aujourd’hui toutes les instructions pour que les moyens utilisés par la France soient strictement limités par rapport à cet objectif ». Cette décision s’est traduite par une intervention rapide de forces françaises au Mali afin de « stopper l’avancée vers le sud des groupes terroristes », « permettre à l’État malien de recouvrer son intégrité territoriale », « faciliter la mise en œuvre des décisions internationales[3] ».
Serval apparait comme un succès tant au regard des objectifs militaires fixés et atteints que, en grande partie, sur le plan diplomatique, puisque les actions menées dans le cadre d’un consensus international s’accompagnent de la mise en place d’une mission multidimensionnelle intégrée des Nations-Unis, la MINUSMA[4], de missions de l’Union européenne[5], et de l’implication croissante des pays concernés au sein du G5 Sahel à compter de février 2014. Le 13 juillet 2014, au vu des résultats obtenus, et dans une dynamique de stabilisation à venir, est annoncée la fin de Serval, mais également celle de l’opération Épervier, qui cèdent la place à une nouvelle opération française : Barkhane. Cette évolution du dispositif militaire français vise alors à répondre à une triple logique : « partenariat avec les pays du G5 Sahel », « soutien à la MINUSMA » et « fournir une réponse adaptée à une menace transfrontalière ». Le nouveau volet militaire de l’intervention au Sahel voit donc le jour le 1er août 2014 avec un déploiement qui s’étend du Mali au Niger en passant par le Tchad. Cette « force apprenante[6] » ne cessera d’évoluer dans sa composition, son articulation sur le terrain, mais s’inscrit bien dans une approche globale (politique, sécuritaire et de développement)[7] dont elle ne constitue qu’un des volets, bien que prépondérants. Cette division du travail répond à une double logique : poursuivre la lutte armée en partenariat avec les forces locales contre les groupes terroristes, et permettre ainsi la mise en place des volets développement et diplomatiques, démarche globale connue sous le sigle de 3D (Défense, Diplomatie, Développement).
Objectifs politiques, moyens militaires
Bien que la France ne soit pas officiellement en guerre (au sens de l’article 35 de la Constitution) et que le terrorisme que l’on cherche à contrer constitue un mode d’action plus qu’une entité à part entière qui puisse être qualifiée d’ennemi et combattue[8], nos armées conduisent sur ce théâtre des actions de guerre aux côtés de nos partenaires locaux et alliés. Ces opérations s’inscrivent dans un plan de campagne, déclinaison militaire des objectifs politiques de notre gouvernement à partir desquels est proposé et validé un état final recherché, modulé par un niveau de risque politique et militaire assumé. En d’autres termes, pour reprendre ce que Raymond Aron appelait « la formule »[9], l’action de Barkhane s’inscrit dans « une simple continuation de la politique par d’autres moyens ». C’est donc bien en commençant par l’analyse des « buts de guerre » et en intégrant les contraintes et les impératifs qui lui sont fixés qu’il est possible de se livrer à une critique objective et constructive d’une opération comme Barkhane qui n’est qu’un des moyens de cette continuation.
L’étude et la critique des résultats obtenus doivent en effet prendre en compte l’atteinte ou non des objectifs fixés, en intégrant par ailleurs les moyens mis à disposition pour atteindre ces objectifs, et en considérant l’action dans son ensemble. On notera par ailleurs, comme le faisait remarquer Adrien Schu[10], que la définition du terme « moyens » n’est pas toujours explicitée ni circonscrite au domaine militaire et laisse libre cours à l’interprétation. Une étude avec mise en perspective devra donc tout naturellement inclure la prise en compte des actions conduites dans le domaine de la sécurité et du développement, de la diplomatie. Alors que le Sahel se trouve confronté à ce que Crisis Group définit comme un « embouteillage sécuritaire »[11], il faut se souvenir que Barkhane n’est qu’un élément de cette mécanique globale visant à la stabilisation de la région et au retour de la souveraineté des différents États sur leur territoire.
Lors de son audition devant la Commission de la défense[12], des affaires étrangères et des forces armées du SENAT le 22 janvier 2020, le général d’armées (2S) Didier Castres mettait en garde contre cinq péchés capitaux lorsque l’on s’attelle à la résolution d’une crise. Le premier est le syndrome du ‘’prêt à porter’’ : « le ‘’sur-mesure’’ suppose que nous prenions le temps de comprendre la crise et de l’apprendre dans sa complexité historique, politique et sociétale et pas dans sa superficialité médiatique avant de chercher à lui appliquer un ‘’protocole médical’’, la plus souvent simple transposition de nos propres modèles. » L’analyse critique de l’action de la France répond à la même logique : ne nous contentons pas de critiquer le volet militaire en le rendant responsable de la non-résolution de l’ensemble des maux mal identifiés inhérents à la crise considérée, mais veillons à prendre le recul nécessaire afin d’embrasser la globalité du sujet et de ne juger que ce qui ressort de l’objet annoncé de l’étude.
La France au cœur d’un effort international dans la bande sahélo-saharienne
Barkhane conduit depuis bientôt 8 ans des opérations avec les partenaires locaux, exerçant ainsi une pression qui, aussi laborieux et long que cela puisse sembler, est un prérequis aux autres volets de l’action des gouvernements locaux et de la communauté internationale. Or, sans ces actions complémentaires, sans identifier clairement et apporter des réponses aux faiblesses des États régionaux qu’il conviendrait de reconnaitre honnêtement, sans s’attaquer aux fractures locales dont jouent les djihadistes, on ne pourra que remettre sans fin l’ouvrage sur le métier sécuritaire. Barkhane fait sa part, sans doute de façon perfectible, mais les résultats sont là.
Pour le grand public, le symbole de l’action de la France au Sahel et, pour beaucoup, la partie visible et connue de l’action internationale dans ces pays, reste Barkhane, qui concentre ainsi les critiques. C’est là faire abstraction trop rapidement des nombreuses autres entités présentes, qu’il s’agisse des vingt envoyés spéciaux de différents pays ou organisations internationales au chevet du Sahel[13] ou des missions européennes et onusiennes (volets civil et militaire). La « guerre » menée sur place n’est pas uniquement celle de la France, et il faut se rappeler qu’elle ne peut être menée qu’avec ou, plus justement, qu’en appui des partenaires locaux puisque c’est sur leur territoire, parmi leur population que les combats sont conduits. D’intervention bilatérale, l’action de la France est devenue une contribution à une action internationale dont la définition de l’état final recherché n’est pas de son ressort, mais bien des pays concernés.
Avec le risque d’erreur qu’amène une trop forte simplification, évaluer une campagne nécessite d’examiner ses objectifs, de définir des critères de mesures d’efficacité et de les évaluer périodiquement. Quel est l’état final recherché de la communauté internationale en Bande Sahélo-Saharienne ? Que veut-on réellement accomplir dans ces pays, et surtout quels objectifs concrets se sont fixé les différents gouvernements locaux, et comment prévoit-on de les aider à les attendre ? Telle est la première question qu’il conviendrait de se poser et les données à partir desquels il serait possible de critiquer l’action menée.
Dans un entretien accordé par François Lecointre le 31 mars 2021 sur France Culture, à la suite de la sortie du rapport de l’ONU sur les frappes françaises à Bounti au Mali, le chef d’état-major des armées rappelait : « Le sujet ce n’est pas tant d’éradiquer le terrorisme et les terroristes. Le sujet c’est de permettre en contenant cette menace et en permettant le retour de l’État de mettre en place les autres actions complémentaires qui permettront la consolidation de ces États. En réalité, il n’y aura jamais de victoire définitive. Et c’est bien cela l’aspect ingrat de nos engagements. Il n’y a jamais de moment où nous pouvons dire : nous avons gagné la guerre ! C’est un travail lent, progressif qui va nécessiter, même quand nous n’agirons plus directement contre les terroristes, qui nécessitera un travail d’accompagnement des armées alliées. »
Camus déclarait : « à mal nommer les choses, on ajoute au malheur du monde ». L’action de Barkhane peut être utilement critiquée, mais ne mélangeons pas analyse globale de la crise et critique de l’action militaire d’un des participants sans s’attacher à contextualiser et prendre le problème dans l’ensemble des plans d’étude nécessaires.
À lire également
L’Afghanistan va-t-il devenir une base arrière du terrorisme mondial ?
[1] Olivier Entraygues, Regards sur la guerre. L‘École de la défaite, Astrée éditions, 2020, p 91-120.
[2] Déclaration de M. François Hollande, Président de la République, sur l’intervention militaire française au Mali, à Paris le 12 janvier 2013.
[3] Présentation de l’opération Serval, site officiel du ministère des Armées, mise à jour le 25 octobre 2013.
[4] Résolution 2100 du Conseil des Nations Unies du 25 avril 2013.
[5] EUTM lancée le 18 février 2013, qui s’ajoute à la mission EUCAP Sahel Niger présente depuis 2012, et qui sera suivie el 15 janvier 2015 par la mission EUCAP Sahel Mali.
[6] Expression souvent employée par le général d’armées (2S) de Saint-Quentin, sous-chef d’état-major Opérations de 2016 à 2020.
[7] https://www.diplomatie.gouv.fr/fr/politique-etrangere-de-la-france/securite-desarmement-et-non-proliferation/crises-et-conflits/l-action-de-la-france-au-sahel/
[8] Le livre blanc de la défense de 1994 qualifie néanmoins la menace terroriste de menace de Défense, et qualifie par ailleurs l’extrémisme islamiste comme étant sans doute la menace la plus inquiétante, p.17-18.
[9] Op. cit.
[10] Adrien Schu, « Qu’est-ce que la guerre ? Une réinterprétation de la « Formule » de Carl von Clausewitz », Revue française de science politique, 2017/2 (Vol. 67), p. 291-308. DOI : 10.3917/rfsp.672.0291. URL : https://www.cairn.info/revue-francaise-de-science-politique-2017-2-page-291.htm
[11] https://d2071andvip0wj.cloudfront.net/258-force-du-g5-sahel-trouver-sa-place-dans-l-embouteillage-sécuritaire.pdf
[12] https://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20200120/etr.html#toc6
[13] https://www.csis.org/analysis/rethinking-crisis-responses-sahel