La standardisation des montures a fait disparaitre un grand nombre d’ateliers du Jura. Certains se maintiennent, voire se créent, tels les ateliers Baudin, fondés en 2016 pour poursuivre la tradition de la lunette d’excellence.
Les lunettes sont d’abord des objets utilitaires, nécessaires pour soutenir les carreaux de verre qui permettent au myope de mieux voir. D’une prothèse indispensable elles deviennent carte de visite et expression de la personnalité de son propriétaire quand, sous la main de l’artisan lunetier, les jeux de lumière brillent dans les matières, les formes, les polissages. Il y a autant de formes de lunettes que de formes de visages et que de personnes. Les lunettes réussies ne sont pas celles qui cachent, mais qui révèlent.
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C’est dans le Jura que s’est déployée cette industrie de la lunetterie à partir du XIXe siècle. Disposant d’énergie abondante grâce aux nombreuses rivières, une eau utile pour produire l’électricité nécessaire au fonctionnement des forges et des usines, c’est toute une industrie de la minutie et de la haute précision qui s’est développée dans les villages jurassiens : horlogerie, pipe, lunettes. Une industrie mêlée à la paysannerie qui a commencé par le travail à façon, dans les fermes, puis qui s’est concentrée dans des usines dédiées. Les hivers rigoureux du Jura et les longues nuits hivernales rendant impossible le travail aux champs une grande partie de la journée, c’est dans l’antre des foyers que les paysans ont développé cette autre activité permettant de compléter celle des champs.
À Saint-Claude, la production des pipes, à Morez celle des lunettes. Tout part de la production de clous et de pièces métalliques qui servent à l’industrie horlogère. En 1796, Pierre-Hyacinthe Caseaux emploie un fil de fer pour fabriquer une paire de lunettes. L’idée est reprise et développée par son filleul, Pierre-Hyacinthe Lamy qui en 1820 crée la première usine dédiée à la fabrication de montures métalliques. De là débute la grande histoire de Morez et de la lunetterie, visible aujourd’hui au musée de la lunette ouvert en 2003. Plus de 50% des lunettes fabriquées en France le sont toujours à Morez.
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Disparition et renaissance
La standardisation et l’attrait des bas salaires asiatiques ont détruit une grande partie des usines françaises ; les lourdeurs administratives et la fiscalité propre à la France y étant aussi largement responsable. L’Italie, avec les mêmes contraintes mondiales, n’a pas connu une telle désindustrialisation et demeure le grand pays d’Europe pour la fabrication de lunettes. Une activité de passionnés et d’artisanat s’est toutefois maintenue, qui propose aujourd’hui des lunettes sur-mesure réalisées dans des matériaux naturels.
L’atelier Baudin est l’un d’eux. Créé en 2016 par Guillaume Clerc et Paul de Labriffe, descendant des forges de Baudin, installé à Champagnole, à quelques encablures de Morez, les ateliers Baudin font rencontrer les visages et les matières naturelles pour en révéler la lumière.
Écaille de tortue ou corne de buffle, d’antilope, de mouton, ce sont la texture et les reflets qui sont recherchés. Le façonnage d’une matière qui révèle le visage, les lignes des yeux, l’inclination du regard ; les zébrures et les éclats des cornes polies par les machines, sous le contrôle de l’œil de l’artisan et la dextérité de sa main. Les verres s’effacent et deviennent superflus, les lunettes ne sont plus une prothèse incontournable ou un masque qui camoufle le visage, mais une ligne de lumière qui révèle la personne.
De la mesure et de la précision
Après la prise de mesure et le dessin de la face et des branches, les plaques de corne sont découpées et façonnées pour donner naissance au projet de lunettes. Le polissage permet de révéler les couleurs, de réduire parfois la matière pour donner plus de transparence et donc plus d’éclat, de réveiller des luminosités. La lumière passe dans les verres pour éclairer la rétine et dans les lunettes pour révéler le visage. Tout est travail de minutie et de précision pour ne pas choquer les branches ou donner un coup de polissage en trop.
Des hommes et leurs lunettes
Intellectuels, politiques, acteurs, leurs lunettes sont plus qu’un instrument de vision ; une révélation d’eux-mêmes.
Le Corbusier (1887-1965) qui non seulement transforma l’architecture et la façon de concevoir les espaces, mais qui imposa son modèle de lunettes, copiées par de nombreux architectes en mal du maître. Comme pour la villa Savoye ou la cité Radieuse : de l’espace, du volume, des lignes, de l’ouverture. Ni ronde ni carrée, ces lunettes expriment la pensée de l’homme qui regarde et qui crée.
Autre style, plus policé et utilitaire, les lunettes du général de Gaulle (1890-1970) ici en visite dans une mine de charbon du Nord en 1959. Veste de travail et gants de protection, casque et lumière sur la tête et une petite paire de lunettes rondes et noires qui s’effacent dans le grand visage. Ici une lunette purement utilitaire, pratique, qui sert d’abord à voir, comme un instrument d’optique indispensable pour celui qui a des problèmes de vue. Pas de fioriture et d’extravagance, une sobriété démonstrative qui reflète l’austérité de l’homme d’État qui doit renouer avec le destin de la France.
Toutes autres sont les lunettes du Magnifique Jean-Paul Belmondo (1933-2021) ici à Roland-Garros en 1993. Des lunettes larges, rayonnantes, couleur miel, se fondant dans le bronzage du visage. Des lunettes qui expriment un caractère, un baroudeur qui se montre et qui cabriole, qui se fait remarquer et dont les binocles servent autant à attirer et à capter les regards des autres qu’à voir soi-même son entourage.
Retour à la sobriété avec Alain Delon (1935) pour des lunettes d’acier qui ajoutent tranchant et mordant au regard bleu de l’acteur. Ces lunettes amplifient le regard et rehaussent pommettes et arêtes du visage. Des lunettes de samouraï et de cercle rouge, qui savent créer une distance entre la star et ses admirateurs. La froideur de l’acier contraste avec la chaleur douce des teintes miellées des lunettes de Belmondo.
À chaque personne ses lunettes, là est l’art du sur-mesure, qui ne consiste pas uniquement à sculpter des formes adaptées aux mensurations d’un visage, mais à capter l’essence d’une personne et à la révéler dans ses lunettes, comme une présence immédiate de l’être. Pour ce faire, il faut des artisans passionnés qui savent créer et transmettre leur savoir, des matériaux nobles et précieux comme la corne et la tradition historique d’une région comme le Jura où les racines industrielles en matière de lunetterie permettent de surmonter les modes et les crises pour perdurer, toujours nouveau, toujours ancien.