La rupture du contrat avec Naval Group a fragilisé les relations entretenues entre la France et les États-Unis. Pour certains membres de l’administration Biden, il est urgent de renouer cette relation et de fermer les plaies.
Article de Max Bermann pour War on the Rocks, 21 septembre 2021
Traduit par Alban Wilfert pour Conflits
Il arrive rarement – pour ne pas dire jamais – que les grandes annonces de la Maison-Blanche sur la sécurité nationale pastichent des intrigues de comédies romantiques. Mais l’annonce d’un nouveau partenariat de sécurité entre Australie, Royaume-Uni et Italie (abrégé en « AUKUS ») qui va, entre autres, équiper l’Australie de sous-marins à propulsion nucléaire avancés, entraînant la résiliation d’un précédent contrat de sous-marins de 66 milliards de dollars conclu par l’Australie avec la France, donne lieu à des répercussions dignes de n’importe quelle comédie romantique. La France, laissée seule à l’autel par l’Australie, et trahie par sa fête de mariage, cherche désormais à prendre sa revanche. La France a rappelé son ambassadeur à Washington pour des consultations, n’y aurait rien de drôle à voir les choses mal tourner, ce qui arrivera à moins que l’administration Biden ne prenne des mesures concrètes pour rétablir les liens avec Paris.
Rupture de contrat
L’accord sur les sous-marins, annoncé par le président des États-Unis Joe Biden, le Premier ministre britannique Boris Johnson et le Premier ministre australien Scott Morrison dans le cadre d’un discours virtuel commun, a complètement pris de court la France. Les responsables du gouvernement et de la sécurité nationale française pensaient le pays entré dans un partenariat durable de plusieurs décennies avec l’Australie depuis la signature, en 2016, d’un accord prévoyant l’achat par elle de 12 sous-marins électriques à diesel. Il s’agissait de la plus grande vente d’armes jamais réalisée par la France, et elle s’insérait au cœur de sa stratégie indopacifique. Il y a deux semaines, les ministres français et australiens des Affaires étrangères et de la Défense se sont rencontrés et ont convenu de « l’importance du programme des sous-marins ». L’Australie a eu une attitude choquante en n’informant pas au préalable la France qu’elle annulait l’accord avec cette dernière. La France a donc appris l’accord par la presse, comme nous tous. Elle a de quoi être irritée, ayant été délibérément maintenue dans l’ignorance de ces mois de collaboration de trois alliés anglo-saxons. La France déclare avoir été dupée lors des rencontres bilatérales qui ont eu lieu tout au long de l’été. Le ministre des Affaires étrangères Jean-Yves Le Drian a qualifié cette affaire de « coup dans le dos ».
Pour Washington, cette indignation française a fait perdre un peu d’éclat à ce que la Maison-Blanche considère, à juste titre, comme un accomplissement majeur. L’administration Biden lèguera à celles qui la suivront l’accord sur les sous-marins avec l’Australie et le Royaume-Uni. Le texte consolide la stratégie américaine vis-à-vis de la Chine et cimente les relations des États-Unis avec l’Australie, un allié clé qui a combattu aux côtés des troupes américaines dans tous les engagements militaires majeurs depuis la Première Guerre mondiale. Ces dernières années, l’Australie a fait l’objet d’une coercition économique et politique brutale de la part de Pékin, et le nouvel accord est un signal clé de l’aide que Washington apportera à Canberra en vue de la défense de ses intérêts vitaux en termes de sécurité. Par conséquent, la Maison-Blanche pourrait être tentée de dire que tout est juste en amour et en ventes d’armes, et de rejeter les plaintes françaises comme un simple accès de colère qui passera.
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Le problème américain
Mais les États-Unis ont désormais un énorme problème.
Les relations franco-américaines pourraient bien entrer dans une spirale descendante coûteuse, comme on n’en a pas vu depuis les répercussions de l’opposition française à la l’invasion américaine de l’Irak. Cependant, ce différend pourrait s’avérer bien plus préjudiciable aux intérêts américains, vu l’intensité du sentiment qu’a la France d’avoir vu sa confiance trahie par les États-Unis, le rôle de la France dans l’OTAN et l’Union européenne, et l’importance grandissante de la coopération entre États-Unis et UE sur tout un tas de problématiques géopolitiques d’importance, telles que le climat, le commerce et la réglementation des technologies. La France ne permettra pas qu’on oublie simplement cette affaire.
L’administration Biden doit agir vite pour tenter de rétablir les relations avec Paris. À court terme, Washington devrait inviter le président français Emmanuel Macron à Washington dans le but exprès de construire un nouveau partenariat entre les deux pays. Dans ce cadre, et pour que cela tente la France, l’administration Biden devrait consentir à soutenir l’une des grandes priorités de Macron en politique étrangère : le développement des capacités de défense de l’UE. Cela constituerait un changement majeur dans la politique américaine vis-à-vis de l’Europe, dont le développement des efforts de défense a longtemps rencontré l’opposition des États-Unis, qui craignaient que cela ne sape l’OTAN et le rôle des États-Unis en Europe. La refonte de l’approche américaine de l’Europe n’est pas ce qu’avait en tête l’administration Biden lorsqu’elle a annoncé un partenariat de sécurité renforcée avec l’Australie et le Royaume-Uni. Mais c’est ce qu’exige la situation, si l’on veut éviter une détérioration radicale de l’alliance transatlantique.
C’est grave, et cela pourrait empirer
Il ne faut pas s’attendre à ce que la France cloisonne son indignation ou la mette au placard. La France est, tout comme les États-Unis, une nation républicaine fière, aux ambitions mondiales, et dont les perspectives ont été piquées au vif. Paris a déjà rappelé ses ambassadeurs aux États-Unis et en Australie, annulé un gala prévu à Washington et surtout déclaré qu’elle ne soutiendrait probablement pas la poursuite des négociations commerciales de l’UE avec l’Australie. Elle continuera à se faire entendre.
La France ne se contentera pas de gestes symboliques pour exprimer son mécontentement à l’égard des États-Unis. Cela ne signifie pas qu’elle va simplement s’emporter : elle n’aura guère d’intérêt à chercher des compromis ou un terrain d’entente avec Washington sur des questions qui ne l’intéressent pas ou au sujet desquelles elle accuse des divergences. De réelles répercussions pourraient s’en ressentir, sur l’OTAN et sur les efforts qu’elle déploie à chaque décennie pour l’élaboration d’un nouveau « concept stratégique » pour l’alliance, qui n’est pas une préoccupation majeure de la France. Elle pourrait également chercher à trouver un terrain d’entente avec les États-Unis sur la Chine et l’Indo-Pacifique ou renforcer son engagement envers la Russie, sapant de la sorte les efforts américains en vue d’une unité transatlantique. Si elle s’est parfois aliéné ses alliés d’Europe centrale et orientale de l’UE, la France a toujours gardé l’espoir qu’un engagement avec la Russie vienne modérer l’approche belliqueuse de celle-ci à l’égard de l’Europe.
Cependant, les responsables américains doivent également prendre en considération les conséquences de l’affaire des sous-marins en termes de technologie, de commerce et même de questions climatiques. Si la France ne peut déterminer ou dicter à elle seule les conséquences à l’échelle de l’Union européenne, elle peut à coup sûr bloquer des accords, pousser Bruxelles à adopter d’une ligne plus ferme sur les différends commerciaux et réglementaires avec les États-Unis, réduire la marge de manœuvre de négociation de la Commission européenne et faire de l’UE un partenaire moins flexible dans les négociations. Par exemple, la secrétaire américaine au Tréor Janet Yellen s’est rendue en Europe en juillet et a fait pression sur l’UE pour que celle-ci abandonne ou reporte ses démarches visant à imposer des taxes numériques aux grandes entreprises américaines de technologie. L’administration Biden compte en effet dans ses priorités majeures la non-perturbation des négociations de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) sur un impôt minimum mondial sur les sociétés. L’UE a accepté d’attendre jusqu’au mois d’octobre, ce qui lui a valu un retour de bâton au parlement européen. Peut-être la France poussera-t-elle l’UE à aller de l’avant avec sa proposition de taxe numérique, ou intensifiera ses efforts unilatéraux en la matière, ou mettra les États-Unis au défi de riposter.
Crise diplomatique
La crise diplomatique bilatérale va faire de l’ombre au très attendu « US-EU Trade and Technology Council », qui soit se réunir à Pittsburgh fin septembre. Les discussions y sont essentielles pour aligner les États-Unis et l’UE sur des questions clés centrales pour la concurrence avec la Chine, à l’instar de la technologie 5G, de la réglementation numérique et de la prévention de l’acquisition par la Chine de technologies sensibles, en particulier celles liées à l’intelligence artificielle (IA). Il n’a jamais été simple de progresser dans l’harmonisation des approches transatlantiques dans les domaines de la réglementation interne : la France peut rendre cela presque impossible, si tel est son choix. Qui plus est, États-Unis et Union européenne devront travailler ensemble pour concilier leurs politiques climatiques et commerciales, notamment concernant la création par l’UE d’une taxe sur les importations à forte densité carbonique. Il faudra pour cela des négociations minutieuses et une certaine souplesse des deux côtés. En un mot, la France a bien des moyens de se faire entendre.
À moins que les États-Unis ne consentent à un effort important pour réparer les relations avec la France, la crise actuelle pourrait très bien faire courir le risque d’affaiblir, à long terme, non seulement la coopération bilatérale, mais aussi l’alliance transatlantique dans son ensemble. La gestion maladroite par les États-Unis de l’accord sur les sous-marins australiens a miné la fraction atlantiste de l’establishment français de la sécurité, tout particulièrement ceux qui ont travaillé des années à faire valoir que la France devait travailler avec les États-Unis pour faire face aux préoccupations concernant la Chine et la sécurité indopacifique. Ces points de vue se sont trouvés complètement discrédités par la manière éhontée qu’ont eue les États-Unis d’ainsi humilier la France. Bien au contraire, cet épisode va renforcer ceux qui, à Paris, plaident pour une relation plus froide avec Washington et souhaitent, dans la lignée de la tradition gaulliste de la politique étrangère, être alliés avec les États-Unis sans pour autant être alignés sur eux concernant les questions majeures liées à la Russie et à la Chine. Si ces positions l’emportent, la France sera à même de bloquer les progrès et de bouleverser la coopération transatlantique. Cela exaspérera les fonctionnaires et bureaucrates américains et réveillera le sentiment anti-français qui rôde au sein du gouvernement américain. La suspicion mutuelle qui règne déjà dans certaines composantes des bureaucraties des deux gouvernements empirera. Frustrés et impatients, les responsables américains lèveront les bras au ciel, crieront l’impossibilité de faire avancer les choses et réduiront encore leur engagement envers l’Europe : à quoi bon s’en soucier ? Au lendemain des quatre années difficiles de l’administration Trump, une alliance transatlantique qui a grandement besoin de se renouveler ne fera, au contraire, que dépérir davantage.
La France est un acteur majeur de la sécurité dans le monde entier
Washington doit travailler dur à remettre les relations franco-américaines sur les rails. Si, par le passé, ceux qui travaillent à Washington aux politiques de sécurité ont pu écarter les préoccupations concernant la France, la position de ce pays au sein de l’Union européenne, qui est un marché de taille équivalente à celle des États-Unis et de la Chine, lui confère un poids et un effet de levier considérables. Alors qu’Angela Merkel quitte la scène européenne après 16 ans aux affaires, et que le nouveau gouvernement allemand donnera probablement la priorité à l’établissement de relations franco-allemandes fortes plutôt qu’aux liens avec Washington, le rôle de Macron en Europe ne fera que grandir.
La France s’est également imposée comme un partenaire militaire essentiel des États-Unis pendant la dernière décennie. La France possède de loin l’armée la plus performante de l’Union européenne post-Brexit. Elle consacre 2% de son PIB à la défense et est prête à projeter une force militaire pour défendre ses intérêts. La France a pris la tête des opérations dans le Sahel, en intervenant en 2013 pour empêcher que le gouvernement malien ne tombe entre les mains d’extrémistes islamistes. Elle maintient encore aujourd’hui des troupes par milliers dans la région. Olivier-Rémy Bel, du ministère de la Défense, a expliqué que le « soutien limité, mais essentiel, et en grande partie non combattant » fourni par les États-Unis sous forme de ravitaillement aérien et de surveillance par drones « démultiplient les capacités des forces françaises, européennes et africaines qui se battent et assument la majeure partie du fardeau ». Cet été, France et États-Unis ont signé une feuille de route visant à accroître la coopération des forces spéciales pour les opérations de lutte contre le terrorisme. Le jour même où elle a découvert le nouveau partenariat entre Canberra, Londres et Washington, la France a annoncé que ses forces avaient tué le principal chef de Daesh en Afrique, à qui les États-Unis attribuaient la responsabilité de la mort, au Niger, de quatre soldats américains et d’au moins six soldats nigériens. Macron a mentionné que la France poursuivait sa lutte contre le terrorisme au Sahel « avec nos partenaires africains, européens et américains ».
La France est également un acteur clé dans la zone indopacifique. Elle dispose, dans le Pacifique Sud, d’une collectivité d’outre-mer (une division administrative française proche du protectorat [sic]), la Polynésie française, qui lui donne la deuxième plus grande zone économique exclusive (ZEE) au monde. Elle compte 7000 soldats déployés en permanence dans la région et une marine puissante et performante qui compte des sous-marins nucléaires d’attaque (SNA). La France mène des opérations de liberté de navigation dans la mer de Chine méridionale et le détroit de Taïwan. En avril, elle a organisé des exercices navals conjoints avec les États-Unis, l’Australie, le Japon et l’Inde dans le golfe du Bengale. Elle entretient des relations militaires solides avec l’Inde en lui fournissant 36 avions de combat de pointe, des Rafales, qui moderniseront considérablement la flotte indienne de chasseurs. Tout cela, couplé à l’intérêt croissant de l’UE pour la région indopacifique et à son rôle crucial dans l’établissement de normes en matière de commerce, de technologie et de chaîne d’approvisionnement, rend le rétablissement des liens avec la France essentiel à la stratégie américaine dans l’Indo-Pacifique.
Washington peut légitimement protester en faisant valoir qu’il n’est pas responsable de l’annulation par l’Australie du programme de sous-marins avec la France : c’était une décision australienne et il revenait à Canberra d’informer Paris de cette annulation. Cependant, l’indignation de la France a pour origine fondamentale l’engagement de responsables américains dans une diplomatie secrète sur une question d’importance significative sur le plan stratégique et industriel, et ont visiblement trompé Paris lors de réunions de haut niveau. L’administration Biden et son président devront donc déployer un effort concerté pour convaincre la France qu’elle est véritablement un partenaire précieux des États-Unis. Il faudra plus que quelques mots d’éloge de la part de Biden et du secrétaire d’État Antony Blinken. Organiser un coup de téléphone d’excuse ne suffira pas : des mesures audacieuses devront être prises.
Ce que Washington doit faire maintenant
La Maison-Blanche devrait commencer à réparer les relations avec la France en invitant M. Macron à Washington pour une visite d’État. Si la chancelière allemande Angela Merkel est venue en juillet et si le Premier ministre britannique est attendu en visite la semaine prochaine, Macron n’a pas encore reçu d’invitation à Washington sous Biden. Washington devrait préciser que l’objectif d’une telle visite n’est pas seulement de calmer des égos meurtris, mais, au contraire, de réinitialiser les relations, dans l’objectif de construire un nouveau partenariat franco-américain.
Il devrait s’agir d’inverser la vaste méfiance qui règne entre les bureaucraties de sécurité nationale des deux pays, et de jeter les bases d’une coopération plus intensive. La France, on l’a dit, est d’ores et déjà un proche partenaire des États-Unis sur le plan militaire, mais les relations diplomatiques, militaires et de renseignement pourraient certainement faire l’objet d’un approfondissement. Les États-Unis et les France pourraient convenir de mettre en place des dialogues et engagements plus structurés, comme des entretiens politico-militaires réguliers, qui sont bien plus fréquents avec le Royaume-Uni qu’avec la France. Le but devrait être celui de l’instauration de la confiance par le biais de ces engagements, jetant les bases d’une coopération plus approfondie en matière de défense et de sécurité, particulièrement en ce qui concerne la région indopacifique, le Sahel et les ventes de matériel de défense.
Toutefois, le plus grand geste que pourrait faire l’administration Biden serait de soutenir les efforts de défense de l’UE. Pendant la visite de Macron, Biden devrait faire des commentaires forts et clairs quant au soutien américain. Les deux pays devraient publier une déclaration commune soulignant les principes et les objectifs de défense de l’UE. Il faudra que les États-Unis s’engagent à faire usage de leur influence diplomatique considérable en Europe pour soutenir le développement de la défense de l’UE.
Une nette amélioration des relations en résulterait. Le développement de la défense de l’UE est peut-être la principale priorité géopolitique de Macron. Elle a tant d’importance pour ce dernier qu’il a convoqué un sommet majeur sur la défense de l’UE juste avant les élections présidentielles de l’an prochain. Ce sommet sera probablement le centre de l’attention de la présidence française de l’UE, et Macron souhaitera désespérément qu’un succès en résulte.
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Besoin du soutien américain
Mais pour que ces ambitions se concrétisent, Macron aura besoin du soutien américain. Les autres membres de l’UE, surtout ceux d’Europe centrale et orientale, ne soutiendront clairement pas les efforts de défense de l’UE si les États-Unis ne sont pas de la partie. Les pays confrontés à une menace existentielle de la Russie, à l’instar de la Pologne et des Pays baltes, doivent avoir l’assurance que les initiatives de défense de l’UE ne conduiront pas les États-Unis à réduire leur engagement en Europe ou dans l’OTAN. Longtemps, les États-Unis ont exhorté les gouvernements européens à augmenter leurs dépenses de défenses, mais se sont opposés à une défense européenne au motif qu’elle porterait atteinte à l’OTAN. Ils ont usé de leur influence pour faire pression sur les membres de l’UE, tels que le Royaume-Uni (avant sa sortie de l’UE) et la Pologne, afin qu’ils s’opposent à diverses propositions de défense de l’UE. Ainsi, alors que l’Union européenne a réalisé des avancées majeures, les propositions audacieuses en matière de défense qu’elles ont faites dans les années 1990 n’ont abouti à quasiment rien.
Rien de tout cela n’aurait d’importance si la défense européenne n’était pas dans un tel délabrement. Les armées européennes sortent, à quelques exceptions près, de décennies de déclin. Dans l’ensemble, leur impréparation est choquante. Les budgets de défense européens sont confrontés à la nécessaire recherche d’un équilibre entre l’entretien d’équipements vieillissants et l’investissement dans de nouveaux équipements haut de gamme. Mais le problème n’est pas seulement celui de la faiblesse des dépenses européennes : presque tous les pays européens tentent d’exploiter un spectre militaire complet, ce qui donne lieu à un gaspillage et une fragmentation considérables. L’UE dépense, dans son ensemble, autant pour la défense qu’une grande puissance mondiale, soit environ 200 milliards de dollars par an, mais, ces dépenses étant réparties entre 27 États membres, l’Europe est bien plus faible que la somme de ses parties. Les États membres exploitent plus de 37 types de chars et 19 avions de combat différents, ce qui complexifie incroyablement les opérations communes. De la sorte, si l’UE avait voulu placer des forces à l’aéroport international Hamid Karzai pour évacuer des citoyens européens, elle n’aurait probablement pas pu le faire sans les États-Unis. La sécurité européenne est donc nettement dépendante des États-Unis.
D’une part, l’état de décrépitude des armées européennes remet sérieusement en cause la politique américaine vis-à-vis de l’Europe post-guerre froide. D’autre part, la principale préoccupation des États-Unis dans les années 1990 était leur perte d’influence en Europe. En ce sens, la politique américaine a porté ses fruits, l’Europe étant plus dépendante que jamais. Mais cette situation n’est pas bonne pour les États-Unis ni pour l’Europe. Nous ne sommes plus dans les années 1990, les États-Unis ne se concentrent plus sur l’Europe et ont pivoté vers l’Asie. Pourtant, la politique américaine en matière de défense européenne reste inchangée, comme si elle était aussi attentive aux intérêts de sécurité américains que par le passé, comme si rien n’avait changé sur le plan géopolitique, et comme si l’Union européenne n’existait pas.
La France est exaspérée de cette situation, aussi elle a poussé l’UE à commencer à prendre en main sa sécurité. Si l’administration Biden a tempéré l’opposition passée des États-Unis, elle n’a pas non plus pleinement soutenu les efforts de défense de l’UE. Cela a déçu Macron, qui espérait un changement de la politique américaine sous l’administration Biden. Dans le cadre d’une future visite d’État, les États-Unis devraient accepter de soutenir les efforts de défense de l’UE et proposer d’utiliser leur influence diplomatique pour rassurer les pays d’Europe centrale et orientale sur l’approbation américaine des initiatives de défense de l’UE. En échange, ils devraient insister pour que la France soutienne une forte coordination entre UE et OTAN et qu’elle définisse l’« autonomie stratégique » comme le développement par l’Europe de capacités d’agir par elle-même, et abandonner la conception plus large, parfois avancée, d’un découplage entre l’UE et les États-Unis ou l’OTAN.
Des concessions acceptables ?
Cette concession est acceptable pour la Maison-Blanche, dans la mesure où elle est véritablement dans l’intérêt du pays. Même si l’affaire des sous-marins n’avait pas de conséquences, il serait temps de remanier l’approche américaine à l’égard de la défense européenne post-guerre froide afin de reconnaître le rôle de l’UE et d’encourager ses membres à intégrer leurs forces, à procéder à des acquisitions conjointes, à réaliser des économies d’échelle et à réduire leur dépendance à l’égard des forces américaines. Cela renforcera l’OTAN et non l’inverse, car l’Europe deviendra plus performante militairement : il faut prendre cela en considération. La mission centrale de l’OTAN, à savoir le fait de relier États-Unis, Canada, Royaume-Uni et Europe continentale, resterait inchangée. Le principal changement pour l’OTAN consisterait à intensifier la coordination avec l’UE.
Les craintes selon lesquelles la défense de l’UE pourrait devenir un simple outil de politique étrangère française se heurtent au fait que la France ne contrôle pas et ne dicte pas ce qui se passe au sein de l’UE. Si la France va trop loin sur une question en particulier, la Pologne, l’Allemagne, d’autres membres de l’UE ou la Commission européenne elle-même y feront obstacle. De plus, il ne suffira pas d’un soutien américain à la défense de l’UE pour que celle-ci se matérialise comme par magie. La construction d’une telle capacité de défense est un effort générationnel. Il y a également des divergences de vues au sein de l’Union, en plus du scepticisme compréhensible de certains pays européens à l’égard des motivations françaises. Toute proposition de défense ambitieuse de l’UE devra également passer par le laborieux processus législatif de l’UE, qui regorge de négociations tendues et de points de veto. Il est possible, sinon probable que l’Europe soit incapable de parvenir à un accord sur des propositions de défense de grande envergure même avec le soutien des États-Unis.
Néanmoins, pour adhérer à la défense de l’UE, la Maison-Blanche devra surmonter une opposition interne considérable. Le département d’État a passé les 23 dernières années (depuis que la Secrétaire d’État Madeleine Albright a exprimé ses réserves) à s’opposer vigoureusement à un accroissement du rôle de l’UE en matière de défense. Une génération d’agents des affaires étrangères s’est opposée à ce concept pendant leur carrière entière.
L’industrie de la défense américaine fera également entendre sa voix. Les entreprises de défense américaines sont nerveuses quant à l’avenir de la défense européenne et ont intensifié leur lobbying contre les efforts de l’UE en ce sens. Elles craignent que la France ne domine l’Union européenne et ne tente d’exclure les entreprises de défense américaines du marché européen de la défense. C’est pourquoi Washington veut s’assurer que l’industrie de défense américaine aura sa place dans les achats potentiels de l’UE en matière de défense. Mais il devrait renoncer à exiger que l’Agence européenne de défense signe un « arrangement administratif » avec les États-Unis avant d’entamer des négociations entre États-Unis et UE sur la défense. Washington affirme que cela élargit la coopération entre les deux en matière de défense, mais, pour la France et de nombreux autres membres de l’UE qui se cachent derrière l’opposition française, ce n’est rien d’autre qu’une tentative des États-Unis de s’impliquer dans les achats de défense de l’UE. Une autre inquiétude tient au fait que les exportations de défense de l’UE puissent être soumises à des règles d’exportation américaine strictes si elles incluent des pièces et composantes provenant de sociétés américaines. Les États-Unis doivent simplement accepter le fait que, si les gouvernements européens dépensent davantage pour la défense, ils achèteront européen.
Perspectives d’avenir
Les États-Unis doivent faire un grand geste pour rétablir les relations avec la France. Ils devraient saisir cette occasion pour offrir leur soutien sans réserve aux initiatives européennes de défense, ce qui représenterait un changement radical dans l’approche américaine de l’Europe. Cela permettrait également de jeter les bases de l’intégration de la défense européenne, de renforcer l’UE et, espérons-le, de rétablir un partenariat franco-américain fort. Un rapprochement final entre les États-Unis et la France consécutif à une telle altercation consisterait un beau coup de théâtre. Mais n’est-ce pas toujours comme cela que se terminent les comédies romantiques ? Espérons que les États-Unis y parviendront. Mais, pour ce faire, ils vont devoir agir. Et vite.