La mémoire demeure un enjeu politique et diplomatique. Moscou a parrainé une conférence internationale visant à réexaminer les procès tenus en 1949 de douze hommes l’Unité 731, unité japonaise de guerre biologique, accusée de crimes de guerre. Les conservateurs japonais s’y sont opposés, accusant Moscou de mettre l’accent sur les atrocités commises pour favoriser une alliance plus forte avec Pékin et renforcer les revendications russes sur les territoires du Nord et les îles Kouriles du Sud.
Julian Ryall, South China Morning Post, 18 septembre 2021. Traduit par Alban Wilfert pour Conflits
Une conférence internationale de deux jours organisée par le gouvernement russe dans la ville de Khabarovsk début septembre pour réexaminer les procès pour crimes de guerre qui s’y sont tenus en décembre 1949 a suscité la colère des conservateurs japonais qui accusent Moscou de grossir le trait des atrocités commises par l’armée impériale dans l’espoir de gains géopolitiques.
À l’époque, douze hommes de l’unité de recherche en guerre biologique connue sous le nom d’Unité 731, basée dans le nord-est de la Chine pendant la guerre sino-japonaise, ont été déclarés coupables d’avoir fabriqué et utilisé des armes biologiques pendant la Seconde Guerre mondiale. Ces hommes ont été condamnés à des peines allant de 2 à 25 ans de temps de travail.
La conférence était parrainée par la Société historique russe, le Service fédéral de sécurité (le FSB) et le ministère russe des Affaires étrangères. L’occasion a été jugée suffisamment importante pour que le président Vladimir Poutine et le ministre des Affaires étrangères Sergueï Lavrov préparent eux-mêmes des déclarations qui ont été lues pendant l’événement.
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Décrivant les audiences de Khabarovsk comme étant d’une importance égale aux procès de Nuremberg et de Tokyo où furent jugés les dirigeants des puissances vaincues de l’Axe, M. Poutine a déclaré que le tribunal avait « rendu un jugement juridique, moral et éthique sur ceux qui ont déclenché la Seconde Guerre mondiale et se sont rendus coupables de terribles crimes contre l’humanité ». « Par ce tribunal, notre pays a exprimé sa position de principe quant à cette violation flagrante du droit international, y compris concernant l’utilisation d’armes chimiques et biologiques », a-t-il affirmé, ajoutant que les condamnations alors prononcées ont ouvert la voie à la convention des Nations unies de 1972 qui a mis ces armes hors la loi.
Lorsque la tenue de cette conférence est arrivée aux oreilles des conservateurs japonais, elle n’a pas été sans irriter ceux-ci, qui ont invoqué des raisons politiques qu’aurait Moscou à évoquer les crimes de guerre commis par l’armée impériale japonaise en Extrême-Orient pendant la Seconde Guerre mondiale.
Selon eux, la Russie cherche à renforcer sa revendication des îles contestées à l’extrême nord du Japon, appelés Territoires du Nord au Japon et Kouriles du Sud en Russie, et, par la même occasion, à favoriser une alliance plus forte avec Pékin, dont les relations avec Tokyo restent épineuses à cause, entre autres, des atrocités de guerre.
Le pivot de Moscou vers la Chine
Si le Japon a présenté ses excuses pour les souffrances qu’il a causées pendant la Seconde Guerre mondiale, il n’a pas reconnu publiquement les activités de l’Unité 731. Selon les médias d’État chinois, au moins 3000 personnes, majoritairement des civils chinois et quelques Russes, Mongols et Coréens, ont été soumis à des expériences comme cobayes et sont morts entre 1939 et 1945.
Peu avant la conférence, le FSB a publié ce qu’il a présenté comme des documents récemment découverts sur les activités de l’unité 731. Les gros titres des médias internationaux, tels que « Les expériences biologiques japonaises sur les citoyens soviétiques », n’ont pas tardé.
Hiromichi Moteki, secrétaire général par intérim de la Société pour la diffusion des faits historiques, sise à Tokyo, assure que les audiences de Khabarovsk n’avaient pas d’autres fondements que la propagande soviétique.
Selon lui, la Russie fait de nouveau usage de ces allégations pour critiquer le Japon contemporain, car bien des gens « n’ont jamais entendu parler de l’Unité 731, notamment parce que cela s’est passé il y a bien longtemps. Du coup, lorsque la Russie annonce aujourd’hui une conférence sur les crimes de guerre et les allégations de guerre biologique, c’est l’attention du monde entier qu’elle attire. » Moteki ajoute que « ce n’est pas une coïncidence, car cela sert également à accroître le soutien international à la mainmise soviétique sur les îles qu’ils ont saisies après avoir déclaré la guerre à un Japon qui était, de fait, déjà vaincu ».
Un éditorial paru dans une récente édition du journal Sankei a relayé cette opinion, accusant le gouvernement de Vladimir Poutine de « minimiser les actes illégaux commis par l’Union soviétique pendant la guerre, en prônant une vision historique où l’Union soviétique est le gentil et le Japon est le méchant ». « Ce genre de guerre de l’information est inextricablement lié à la revendication du gouvernement de Poutine, selon laquelle les Territoires du Nord sont devenus russes à la suite de la Seconde Guerre mondiale », est-il ajouté.
Pour James Brown, professeur associé de relations internationales au campus tokyoïte de l’université américaine Temple, il s’agit plus probablement pour Moscou de resserrer ses liens avec Pékin pour présenter un front uni contre les États-Unis et leurs alliés, parmi lesquels le Japon. « C’est une autre manifestation du rapprochement croissant entre la Chine et la Russie », a-t-il affirmé, soulignant que Moscou a reporté sa célébration de la fin de la guerre contre le Japon au 3 septembre, coïncidant avec la date officielle de la victoire de la Chine. « Le Japon a de quoi s’alarmer devant un tel alignement entre les deux pays, mais il semblerait que la Russie ait l’intention de forcer le Japon à s’engager plus étroitement et à offrir davantage d’aide économique dans l’Extrême-Orient russe », a-t-il déclaré. « Mais il faut se souvenir que la relation Russie-Chine est avant tout pragmatique, un alignement de convenance », a-t-il précisé.
1950. Brown a ajouté que la conférence de Khabarovsk était le fruit d’un calcul visant à sauver la face de la Russie, puisque l’URSS avait enfreint le pacte de neutralité soviéto-japonais en attaquant et en détenant des dizaines de milliers de prisonniers de guerre en Sibérie pendant bien des années après la capitulation de Tokyo. Sur les quelque 700 000 hommes capturés lors de la capitulation japonaise, pas moins de 340 000 sont morts en captivité, avant le rapatriement du dernier groupe en 1950. « La Russie est probablement un peu inquiète de l’image négative qui entoure l’attaque injustifiée des Soviétiques contre le Japon et se sert des procès de Khabarovsk pour détourner l’attention de ses propres actes », a-t-il déclaré.