<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Trente ans d’attente stratégique

24 octobre 2021

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Photo : Trente ans d’attente stratégique. Crédit photo : Unsplash

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Trente ans d’attente stratégique

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Trente ans après la fin de la guerre froide, notre concept de défense, usé par les circonstances et éprouvé par les transformations du monde, paye toujours les inconséquences et le manque de lucidité des responsables des années 1990.

Sauf événement notable comme la fondation d’un système de sécurité européen, nous risquons, faute de courage stratégique, de traîner avec nous longtemps encore une conception archaïque de la défense, notablement déconnectée des réalités du moment et absente des préoccupations de sécurité des Français. Comment un tel aveuglement a-t-il été rendu possible ?

Le Général Lucien Poirier publie en 1994 chez Economica La Crise des fondements, en contrechamp du Livre blanc sur la défense paru au début de la même année. Son diagnostic est sans appel dès l’avant-propos : « l’issue de la guerre froide… fracture assez radicale pour que fût ébranlé le socle des grands principes sur lesquels la France des années 1960 avait édifié sa politique de défense ». Le Général Poirier n’était pas n’importe qui : il fut l’inventeur de la dissuasion du faible au fort qui proposa ce concept au Général de Gaulle avec le succès que l’on sait. Intellectuel brillant et respecté, il avait néanmoins été tenu en marge de l’appareil militaire dans des organismes discrets comme le Centre de Prospective et d’Évaluation (CPE dirigé alors par Hugues de l’Estoile) puis la Fondation des Études de Défense nationale (FEDN présidée par Pierre Dabezies). Hormis quelques conférences à l’École de Guerre (dont j’ai profité à l’époque), son influence dans les armées était insignifiante, en partie de son fait, car il s’était par intérêt personnel réfugié dans la recherche théorique. Sa généalogie de la stratégie était, de fait, assez hermétique. C’est pourquoi le double constat fait dans son livre d’une rupture stratégique radicale suivie d’une incertitude sur les avenirs possibles ne marqua guère des esprits focalisés sur le tout nouveau Livre blanc censé traiter des mêmes sujets, mais avec un pragmatisme plus séduisant que le jargon du stratégiste. Le Livre blanc enregistrait certes la rupture, mais sans pour autant conclure à la vacuité de la dissuasion, puis se devait par destination d’extraire de l’incertitude un faisceau d’éventualités sur lesquelles les Armées pourraient s’appuyer pour faire évoluer leur modèle.

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Un contexte défavorable à la réflexion

La concomitance de ces deux publications cadenassa de fait un cycle de réflexion stratégique post-guerre froide qui n’avait d’ailleurs jamais été officiellement ouverte. Les circonstances politiques plutôt chaotiques n’y étaient guère favorables : la déchéance physique du président Mitterrand, la démission de Jean-Pierre Chevènement de sa fonction de ministre de la Défense en janvier 1991, la valse annuelle des gouvernements (quatre en quatre ans) puis la cohabitation avec le Premier ministre Édouard Balladur. Sur le plan militaire, outre l’absence délibérée de chefs militaires d’envergure, la guerre du Golfe suivie du conflit yougoslave déstabilisèrent des armées déjà affaiblies par les « dividendes de la paix » – moins 7 milliards de francs en 1990 – et occupèrent à plein temps des états-majors par ailleurs peu enclins à remettre en cause leur gestion routinière d’un appareil endormi par la guerre froide. Outre cette conjoncture, deux « dogmes » ont alors interdit qu’on touchât au système de défense : l’armement nucléaire et sa doctrine de non-emploi, les grands programmes d’armement (porte-avion, chasseur-bombardier, char de bataille) conçus par André Giraud lors de son passage au ministère de la Défense de 1986 à 1988. Trente ans plus tard, les Armées en sont toujours prisonnières, car ces deux « monuments » accaparent la plus grande part des investissements d’équipement.

S’agissant du Livre blanc de 1994, les conditions de sa préparation méritent qu’on s’y intéresse. Alors que la rédaction du Livre blanc de 1972-73 avait été confiée à une équipe d’experts militaires (Poirier, Lacoste…) qui se trouvait logés au cabinet du ministre Michel Debré, la présidence de la Commission du Livre blanc fut confiée en mai 1993 au vice-président du Conseil d’État Marceau Long dont les compétences d’ordre stratégique ne semblaient pas assurées. En toute cohérence, elle aurait dû être exercée par le Secrétaire général de la Défense nationale dont j’étais le conseiller militaire et auprès duquel j’aurais pu remplir pleinement le rôle qui m’avait été dévolu de secrétaire de cette Commission. Déporté au Conseil d’État, si j’avais encore prise sur l’organisation et le déroulement des travaux, je n’avais en revanche pas accès aux manœuvres ourdies par les autres secrétaires de la Commission, Jean-Claude Mallet et Marc Guillaume, tous deux issus de ce corps de magistrats qui, in fine, s’arrogèrent le droit de rédiger le document. Depuis, la mainmise du Conseil d’État sur les affaires stratégiques ne s’est jamais démentie, cantonnant les responsables militaires à leurs seuls rôles opérationnel et gestionnaire.

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Des occasions manquées

Malgré une telle emprise, la rédaction finale du Livre blanc ouvrait aux Armées une série d’opportunités, mais que l’absence d’orientation stratégique allait rendre inopérante. Ruinées par les grands programmes d’armement, affaiblies par les reculs budgétaires – le budget de la Défense étant devenu la variable d’ajustement de lois de finances contraintes par les critères de Maastricht -, elles n’eurent d’autre recours qu’une professionnalisation annoncée sans étude sérieuse en février 1996 et réalisée dans la précipitation. Cela se traduisit pour l’armée de Terre par une réduction de son modèle sous l’étiage de 100 000 personnels, désormais à la seule mesure d’un « corps expéditionnaire » ; la Force d’Action Rapide (FAR), créée en 1984 par Charles Hernu pour agir dans le troisième cercle de nos intérêts, s’était emparée de l’armée de Terre au détriment des autres missions de celle-ci sur le territoire national et européen. Le concept de défense était non seulement en rupture comme l’avait souligné le Général Poirier, il était en outre rendu incohérent entre une dissuasion devenue sans objet et une force d’action extérieure sans fondement politique. Malgré des ajustements périodiques dictés plus par des contraintes financières que par des révisions stratégiques, les ambiguïtés et les incohérences nées de la procrastination des années 1990 sont encore à l’œuvre en 2021. Il faut ajouter que, dans l’incertitude de ces années post-guerre froide, les évolutions du modèle américain eurent une influence considérable sur nos Armées jusqu’à son aboutissement en 2008 où la France abandonna ce qui faisait sa singularité et son indépendance par un retour dans les instances de l’OTAN. Les fondements n’étaient plus en crise, ils étaient en ruine.

De la fin 1990 à mai 1994, je me suis trouvé en fonction au SGDN comme Conseiller chargé du Secrétariat des Conseils de Défense (CSCD), ayant pour mission d’en préparer les dossiers, d’en faire le verbatim et d’en relever les décisions. Dans de telles circonstances, le poste d’observation était remarquable ; il poussait notamment à faire, au moins par bribes et in vivo, l’analyse que je viens de rapporter. Mais le poste était isolé, nécessairement discret et ne conférait aucune influence dans les instances de décision. Pour l’état-major particulier du Président, je n’étais qu’un rouage secondaire et sans doute inutile, voire dangereux, si j’avais la prétention de remplir ma mission et de me mêler des affaires politiques de Défense. Pour les états-majors centraux, où je n’avais pas de relais, n’y ayant jamais servi, les interrogations stratégiques n’importaient qu’en raison des interférences budgétaires qu’elles avaient avec la cohérence de leur propre modèle (Armées 2000). Enfin, ayant passé les douze dernières années dans des fonctions opérationnelles, je n’appartenais à aucune chapelle et n’avais aucun soutien politique. Je ne pouvais donc m’appuyer sur quelque réseau que ce soit pour faire entendre ce qui n’était même pas l’esquisse d’un projet, mais seulement une critique modérée du système existant. Or, les militaires ont horreur des critiques et les politiques ne s’intéressent qu’aux projets. La voie était donc impraticable et, si j’ai accepté en 1994 de reconstruire la Fondation pour les Études de Défense (FED), c’est sans doute par excès de confiance dans mes capacités à faire bouger les lignes, mais aussi, soyons honnêtes, parce que l’armée de Terre, pour me remercier d’avoir osé faire mon travail, avait menacé de m’exiler comme adjoint territorial à la Région militaire de Lille ou… comme attaché de Défense en Allemagne dont j’avais oublié de parler la langue !

Au moment où les affaires stratégiques sont affectées par une complexité croissante et où seul un nouveau concept de sécurité peut contribuer à en saisir la globalité, la réflexion stratégique ne peut désormais s’exercer qu’au niveau du président de la République à travers l’installation, devenue urgente, d’un Conseil National de Sécurité. C’est la leçon que je tire de mon expérience dans le champ stratégique et la seule solution à mon avis pour effacer, sinon oublier, trente années d’errements en la matière.

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À propos de l’auteur
Eric de La Maisonneuve

Eric de La Maisonneuve

Le Général de division (2S) Éric Pougin de La Maisonneuve, saint-cyrien, a effectué l’essentiel de sa carrière (1960-1990) dans des postes de commandement et en écoles. Officier général, il a servi dans des postes de responsabilité stratégique, comme conseiller chargé du secrétariat des Conseils de Défense au Secrétariat général de la Défense nationale puis comme directeur de la Fondation pour les Etudes de Défense. Il a publié plusieurs ouvrages et une centaine d’articles. Il a, par ailleurs, enseigné dans plusieurs universités.

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