<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> L’influence, ou l’introuvable doctrine

27 septembre 2021

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L’influence, ou l’introuvable doctrine

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Régulièrement abordée dans les cercles de réflexion stratégique, l’influence peine néanmoins à émerger comme mode opératoire des forces armées et reste « fourre-tout ». La faute à une définition approximative du concept d’influence et à la difficulté pour la plupart des armées occidentales à trouver une méthode et des procédés viables.

Saint-Cyrien et breveté de l’École de Guerre, diplômé du CELSA, le Colonel Franck Faubladier a servi plusieurs années au sein du commandement militaire de l’OTAN. Envoyé à plusieurs reprises en opérations au Sahel, dans les Balkans et au Levant, il s’est spécialisé dans la conception et la planification des opérations d’influence.

L’influence, une notion équivoque

Qu’est-ce que l’influence ? C’est le pouvoir social et politique d’un individu ou d’un groupe, qui lui permet d’exercer une action sur quelque chose ou sur quelqu’un, et d’agir sur le cours des évènements. Influencer, c’est donc mettre en œuvre ce pouvoir. Qu’est-ce alors que l’influence militaire, celle d’une force armée, sur un théâtre d’opérations ? La question peut être abordée de deux manières :

  • L’approche politique revient à considérer l’influence comme poids politique naturel de la force militaire. En d’autres termes, il s’agit de l’impact que la force exerce par elle-même sur les parties prenantes de la crise et sur l’ennemi, par son volume, ses armes, la posture de ses troupes, le discours et le charisme de ses chefs.
  • L’approche fonctionnelle consiste à circonscrire l’influence à une famille de fonctions et d’actions spécifiques, en principe non-létales ou « non-cinétiques », parfois en marge de l’action principale.

 

En appliquant la notion très clausewitzienne de « l’affrontement des volontés », il est aisé de comprendre l’approche politique, de considérer que tout est influence, de la menace de frappe nucléaire au déploiement démonstratif de soldats sur notre propre territoire, du bombardement de zones hostiles au déploiement d’un groupe aéronaval à proximité du littoral d’un pays en guerre, ou encore à un exercice OTAN de « réassurance » des États de la mer Baltique face à la Russie … Toute action militaire s’inscrit dans l’affrontement des psychologies, dans la mesure où même l’action la plus destructrice et létale a pour finalité non pas d’accumuler les morts et les ruines, mais d’obtenir la rupture psychologique de l’ennemi et sa reddition comme conséquence directe, à l’instar des bombardements sur l’Allemagne dès 1944 ou des frappes nucléaires sur le Japon en 1945… L’action de guerre n’a donc qu’une finalité psychologique, la soumission de l’adversaire, et les pertes humaines et matérielles ne sont que le moyen de parvenir à cette fin. Est-ce à dire que la guerre n’est qu’influence ? Oui, l’emploi de la force armée n’a pour but que d’exercer son influence sur un acteur, l’ennemi. L’approche politique ou clausewitzienne est donc simple, mais elle ne résout qu’une partie de la problématique de l’influence, traitant l’acte de guerre comme un tout, sans rentrer dans la diversité et de la complexité des fonctions opérationnelles.

A contrario, l’approche fonctionnelle permet d’appréhender l’influence comme une famille d’effecteurs et d’actions à part, non cinétiques. C’est cette approche fonctionnelle que nous aborderons ici, tant elle semble encore se chercher dans les opérations militaires contemporaines. L’influence comme fonction rassemble les stratégies et les actions de communication et de persuasion menées vers la population et les leaders politiques, militaires et civils, ainsi que les discours et les messages qui constituent le narratif d’une armée déployée dans une zone de crise… Cette influence vient naturellement compléter les effets des armes, donner sens et intelligibilité à l’action, afin d’influer sur le cours des évènements et de le maîtriser un peu plus… Les forces armées mettent ainsi en œuvre une « STRATCOM », des opérations d’information, des « PsyOps », des actions de cyber-influence, civilo-militaires ou encore de Key-leaders engagement (lobbying de guerre). Ces 30 dernières années, au fil des opérations menées par l’OTAN, par des coalitions de forces internationales ou par la France, nous avons vu des armées s’adonner à ces activités particulières, non létales, et que certains jugeraient « contre-nature », de façon prégnante en ex-Yougoslavie, plus récemment en Libye, en Afghanistan, au Levant contre Daesh et aujourd’hui au Sahel. Pour résumer cette approche fonctionnelle, nous dirions, en détournant la célèbre expression de Clausewitz, que nos forces armées pratiquent l’influence pour continuer la guerre « par d’autres moyens ».

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L’influence dans les opérations militaires : une vieille histoire

Si sa forme a bien changé, la pratique de l’influence est de toutes les époques, les belligérants ayant souvent tenté d’éviter d’affronter directement la puissance de l’ennemi, en le trompant, en brouillant ses sources d’information ou en dressant la population contre lui. Dans l’Antiquité, les Grecs inventent ce qu’on pourrait nommer le storytelling de guerre par l’intermédiaire d’un espion, qui se laisse arrêter par les Troyens et dissipe leur doute par un récit, celui du cheval en bois construit en offrande à Athéna, dont la possession par les Troyens assurerait à ces derniers invincibilité et puissance sur toute la Grèce. Le récit a précédé la ruse…

Au XIXe siècle, lors des conquêtes coloniales en Afrique, des généraux français (dont le meilleur exemple reste le maréchal Lyautey au Maroc), dotés de prérogatives militaires, mais aussi politico-administratives, se distinguent par des méthodes nouvelles, plaçant la population civile et ses besoins vitaux au cœur de la stratégie en respectant scrupuleusement ses autorités, sa culture et ses représentations.

L’influence prend un aspect beaucoup plus massif à partir de la Première Guerre mondiale, mute en une « propagande » industrialisée, déchainée, dressant deux peuples l’un contre l’autre et devenant une arme de destruction massive et de « bombardement de bobards » pour reprendre l’expression de l’historien Marc Ferro[1] : diffusion du catalogue des forfaits de l’ennemi, mise en accusation, diabolisation, accusation de bombardements de villes non fortifiées, d’utilisation de gaz et de francs-tireurs, d’exactions sur les populations. La propagande est diffusée par tous les moyens de communication de l’époque, presse, radio, tracts dans les pays occupés : gazette des Ardennes et Gazet van Brusseldistribuées par les Allemands dans la Belgique occupée, Die Feldpost diffusée en Alsace par les Français… Si la pratique du mensonge est délibérée entre Français et Allemands, les stratèges américains, plus férus de sciences sociales, mènent des opérations d’influence plus subtiles tant sur l’opinion américaine que sur l’ennemi. Sortant de la propagande de guerre « caricaturale » à l’européenne, le Committee on Public Information[2] fait appel aux méthodes modernes d’influence des foules (« public relations »).

Cette propagande stratégique, nation contre nation, est conduite à outrance pendant la Seconde Guerre mondiale. Il faut évidemment évoquer la célèbre opération Fortitude lancée en 1944 par Churchill, principalement orientée vers la création d’une illusion, celle d’une armée fantôme de centaines de chars et de canons en caoutchouc, appuyée par le largage de leurres en aluminium et la dissémination de fausses informations, simulacre de pré-déploiement destiné à tromper la Wehrmacht sur le lieu principal du débarquement allié.

Après le second conflit mondial, les armées occidentales affinent sensiblement leur méthode d’influence dans leurs interventions militaires, presque exclusivement à l’extérieur de leurs frontières. En effet, le contexte des « petites guerres »[3] (de 1950 à 1990) puis des opérations de maintien de la paix (de 1992 à nos jours) succède à celui des guerres totales de la première moitié du XXe siècle. Par conséquent, le « shaping » des esprits et des opinions dans un but de pacification et d’endiguement d’une idéologie, considérée comme néfaste, devient un enjeu majeur. Il s’agit donc de gagner sur le terrain des idées, en s’intéressant de près aux motivations et aux représentations des acteurs dans la zone de crise. Les armées occidentales recrutent dès lors des spécialistes des sciences humaines et des relations publiques et regroupent ce type d’actions sous des vocables hétéroclites : opérations d’information, « public affairs », opérations psychologiques, actions civilo-militaires…

Enfin, depuis 1991, les opérations militaires post-guerre froide sont marquées par l’émergence de stratégies de communication et d’influence en apparence ambitieuses et globales, répondant aux nouveaux paramètres des conflits : guerre des perceptions, menée au milieu des populations, guerre-spectacle locale et mondiale exposée au jugement et aux opinions. Ces stratégies d’influence, encore balbutiantes, ont au moins l’ambition de prendre en considération un aspect caractéristique essentiel de notre époque stratégique : la guerre se gagne avant tout dans les opinions et les esprits.

L’influence : une fonction inaboutie

Pourtant, trente années et de multiples opérations plus tard, force est de constater que l’influence ne s’est pas imposée dans les armées occidentales, que ce soit comme un véritable mode opératoire ou même comme une fonction cohérente. C’est particulièrement vrai en France. On peine ainsi à se doter des méthodes, du personnel et des capacités suffisantes pour prendre en compte cette incontournable dimension des opérations contemporaines. Pire, il apparait que nos armées sont moins performantes dans ce domaine que par le passé. L’apparition de fonctions dédiées à l’influence, public affairs, PsyOps, InfoOps ou CIMIC aurait classé cette dernière au rayon des spécialités, des expertises, exonérant peu ou prou les chefs, généralistes, de la prise en compte de l’environnement humain et informationnel de leur zone d’action. Introuvable équilibre. Pourtant, si « toute victoire est d’abord d’ordre psychologique » comme l’affirme le général Beaufre, l’influence, action par essence psychologique, ne saurait être un simple accessoire de la force mécanique et une simple éventualité pour un chef militaire.

 

Ces obstacles à l’avènement de l’influence au rang de mode opératoire sont de plusieurs ordres. Retenons-en trois majeurs :

  • L’obstacle conceptuel et sémantique : c’est le péché originel de l’influence… On multiplie concepts et acronymes pour qualifier ces opérations particulières parlant approximativement et alternativement de campagnes STRATCOM, d’actions d’environnement ou encore d’approche globale, de ciblage large spectre… En définitive, on ne sait plus vraiment de quoi on parle parce qu’on ne sait pas nommer ce qu’on conçoit mal. Avec ses deux approches, politique et fonctionnelle, même l’influence est un terme flou. Nommer influence un ensemble de fonctions ayant pour point commun de ne pas être létales est un non-sens, et mettre sous le terme « influence » des actions de communication ou de coopération civilo-militaire revient à en révéler publiquement l’intention cachée et donc à les discréditer. Cette difficulté à trouver les mots pour qualifier des fonctions n’aide pas à les prendre en considération, à les structurer et à les intégrer dans une stratégie d’ensemble. Mal nommées, ces opérations particulières que nous qualifions d’influences par commodité n’échappent pas à l’écueil du « domaine à part », voire au désintérêt et à la relégation…
  • L’obstacle culturel : la culture du combattant dans les armées marginalise l’idée de faire la guerre autrement que par le combat. Nos armées occidentales se détournent des approches indirectes et des manœuvres qui ne sont pas parfaitement visibles, à rebours, par exemple, des stratèges asiatiques. Il existe un récit militaire français qui restreint parfois la réflexion stratégique : l’héritage de l’esprit chevaleresque, la culture du courage d’aller défier la mort imprègnent encore l’imaginaire militaire français (ainsi les assauts en « casoar et gants blancs » en aout 1914…). Le récit militaire repose sur l’attente de l’action de guerre, du fait d’armes héroïques qui, dans l’esprit de celui qui s’engage, constituent la justification de son état militaire. Une telle psychologie collective empêche les opérations d’influence d’occuper une place centrale. L’influence reste considérée comme un champ annexe, la « banlieue des opérations ». Ainsi parle-t-on en France d’« actions d’environnement », terme qui traduit davantage leur caractère accessoire, périphérique. De même, les disciplines de l’influence sont enseignées de façon relativement superficielle dans les écoles militaires : à Saint-Cyr, à l’École de Guerre, l’enseignement de l’usage de la force mécanique est prioritaire. Par habitude, par conformisme peut-être, on continue donc à enseigner ce que l’on sait bien faire, la mise en œuvre technique de la force. Pourtant, si la population est la clé de la sortie de crise, comme on l’entend fréquemment, comment peut-on dès lors considérer comme accessoire l’influence sur celle-ci ?

 

  • L’obstacle politique, ou « la mort du proconsul » : en tant que militaire sur un théâtre d’opérations, concevoir sa stratégie d’influence et se donner les moyens de la réaliser revient à s’octroyer un rôle politique de fait, même modeste. Or ce n’est pas dans l’air du temps : dans l’approche globale de la gestion de crise, la force militaire n’est qu’un levier de puissance entre les mains du politique, au même titre que la diplomatie, l’économie, l’information ou le développement. L’influence, c’est le pouvoir d’activer librement chacun de ces leviers et d’agir sur le cours des évènements : même sur un théâtre d’opérations, ce pouvoir reste aujourd’hui entre les mains du politique et n’est plus délégué comme il le fut dans l’histoire, sur le modèle du proconsul romain, autorité dotée de pouvoirs élargis, civils et militaires. Reste aux armées cette part militaire et fonctionnelle de l’influence, en réalité résiduelle, simple appui à la force mécanique. L’influence est exclusive : si elle réside entre les mains du politique, il ne peut en rester que des miettes entre celles du militaire. En France, le ministère de la Défense est devenu simple ministère des Armées et le chef de l’État plus que jamais le seul chef de la défense et des armées. C’est un fait : le pouvoir politique voit dans les armées un outil, certes puissant, mais simple et soumis, et n’attend pas les chefs militaires sur leur stratégie d’influence. N’oublions pas que c’est à une délégation de pouvoir de leurs gouvernements respectifs que Lyautey au Maroc, Gouraud au Liban ou encore Mac Arthur au Japon devaient leur influence considérable.

Conclusion

Le chemin est encore long pour que l’influence devienne un mode opératoire incontournable, organisé et performant. En réalité, une fonction émerge dans les armées quand le besoin de la détenir devient une évidence, un besoin vital. La communication opérationnelle est ainsi née du besoin urgent de protéger l’image et la réputation des armées engagées en opération, face à leurs détracteurs médiatiques. Les actions d’influence numérique ont pris un essor fulgurant parce que l’ennemi utilisait le cyberespace pour manipuler et recruter ses combattants. En définitive, l’influence émergera naturellement quand le besoin d’influencer deviendra capital et suffisamment fort pour « créer l’organe ».

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[1] Le Point n°2083, 16 aout 2012.

[2] Comité créé par le président Wilson et dans lequel se distingue le père des relations publiques, Edward Bernays, auteur de Propaganda.

[3] En marge de la guerre froide. Référence à l’essai du Colonel Charles E. Callwell, small wars, their principles and practice, war office, 1906.

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Franck Faubladier

Franck Faubladier

Saint-Cyrien et breveté de l’Ecole de Guerre, diplômé du CELSA, le Colonel Franck Faubladier a servi plusieurs années au sein du commandement militaire de l’OTAN. Envoyé à plusieurs reprises en opérations au Sahel, dans les Balkans et au Levant, il s’est spécialisé dans la conception et la planification des opérations d’influence.

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