Si, le 22 mars 2019, la reprise par les forces arabo-kurdes de la ville syrienne de Baghouz, dernier bastion tenu par les djihadistes, permettait au Président américain de tweeter « la totale élimination du califat et une défaite territoriale à 100 % de l’État islamique » il serait aventureux de penser que la nébuleuse Daech doit être évacuée de la réflexion stratégique.
Quand bien même Daech ne disposerait plus d’assises territoriales, ses épigones régionales et ses métastases internationales déterminent un nouveau type de guerre qui doit focaliser toute l’attention des militaires. Bien loin de cette guerre réglée, elle devrait analytiquement d’ailleurs les occuper pour quelques décennies encore ! Le 10 juin 2014, un petit groupe de djihadistes debout sur un bulldozer brandit un drapeau noir. Ils traversent un mur de sable qui marque la frontière entre l’Iran et l’Irak. À grands coups de tractopelle, ils détruisent les traces physiques symbolisant la domination historique occidentale sur les musulmans au Moyen-Orient. Puis, une colonne de camions-citernes remplis de pétrole prend la direction de Mossoul, première capitale d’un état sans frontière.
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Sur Twitter, on peut lire alors : « Briser la frontière Sykes-Picot »[1]. Dès lors, le monde découvre Abou Bakr al-Baghadi qui vient de s’autoproclamer Calife. Soudain, il ressuscite un « califat », un pays à cheval sur plusieurs pays. L’État islamique, objet stratégique insolite pour un mode de pensée conformiste, est né. Immédiatement, outragée par les tueries de masse mises en scène par la communication de Daech, la communauté internationale cherche à mettre sur pied une large coalition militaire. Aidés par les États arabes de la péninsule (Jordanie, Arabie saoudite, Émirats arabes unis, Bahreïn, Qatar), 70 pays membres forment cette coalition ad-hoc qui commence ses bombardements aériens le 8 août 2014. Mais, militairement parlant, la coalition anti-Daech ne dispose toujours pas d’effet final recherché, c’est-à-dire d’un projet politique clair pour une région en état de décomposition chronique depuis la deuxième guerre du Golfe en 2003.
Le piège stratégique s’appelle désormais Daech… et il véhicule déjà des dizaines d’épigones dans d’autres régions du monde comme en Afrique, dans la bande sahélienne ou encore au Niger. Il place la communauté internationale, les dirigeants politiques, les planificateurs du Pentagone et de Balard dans un état de sidération. La formule de Clausewitz, « la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens », n’est plus opérante.
La question Daesh
Dans ce nouveau cadre polémologique, si dès le 8 août 2014 la France est le premier pays à rejoindre la coalition anti-Daech, la guerre contre l’État islamique devient l’expérience in vivo qui permet d’inverser le regard porté sur la guerre. Pour cela la diffraction du phénomène guerre, le diapolème, doit être articulée autour de quatre éléments distincts : politique, militaire, humain et tellurique. Cette structure hologrammique devient la tectonique des représentations politiques, militaires, telluriques et humaines, grâce à leurs interactions. Elle caractérise la nature de cette nouvelle guerre au cours du temps et sa manifestation ultime de la violence armée portée par le terrorisme urbain et erratique. C’est justement la nature politique de la violence armée qui serait d’un côté légitime, parce qu’étatique pour les membres de la coalition, et de l’autre illégitime, parce que liée à une activité terroriste, alors que du point de vue du précepte théologique, les combattants de l’État islamique sont dans leur droit. N’agissent-ils pas dans les pays où s’applique la charia, « domaine de la soumission à Dieu » ? D’emblée, le diapolème de la terreur fixe une dialectique des contraires autour de la légitimité, ex-post et ex-ante de la violence, qui oppose l’interaction entre deux polarités, « politique-militaire » versus « humaine-tellurique ». La personnalité plastique de l’État islamique ne s’accorde nullement avec le cadre étatique de l’ennemi classique. En effet, l’action de Daech se situe à deux niveaux, d’abord infra-étatique puisqu’il pourrait être comparé à un simple entrepreneur de violence comme les Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem, mais encore supra-étatique, car le califat a une vocation universelle qui serait l’islamisation des sociétés.
Le domaine de la guerre, « Dar al-Harb », s’applique à un cadre géo-historique que l’on se doit de caractériser. En effet, lorsque l’EI débute sa conquête territoriale, son point de départ se cristallise d’abord sur une frontière géographique, symbole de la domination de l’Occident sur le monde arabo-musulman, mais aussi sur un territoire qui doit être compris comme l’expression historique de plus de six siècles du joug ottoman. Ainsi, l’auteur émet l’hypothèse que le démantèlement de la Sublime Porte a le même effet sur les populations musulmanes que la Révolution française sur les sujets du roi de France. En effet, si depuis l’Empire byzantin l’islam a toujours été en contact avec l’Europe, les populations entrent alors, de manière inédite et brusquée, en contact de force avec la modernité et une Europe politique qui serait le modèle de référence pour administrer la vie des hommes en société. Il s’agit alors de définir quelle sera la place du religieux dans la construction des nouveaux États issus du traité de Sèvres en 1920. Soudain, la disparition du cadre administratif rigide de l’Empire ottoman place l’islam en général et l’islam politique[2] en particulier face à un défi immense : quel doit être le modèle d’organisation de la société à suivre pour se déterminer en tant que nation ? Islamiste ? Laïque ? En ce sens, le grand reporter et historien Jacques Benoist-Méchin qui a étudié l’avènement et le règne de Mustapha Kemal prend conscience à la fin des années 50 de ce qui lui avait échappé dans l’entre-deux-guerres, c’est-à-dire le dynamisme des masses humaines arabo-musulmanes et « de leur refus grandissant de se laisser gouverner par nous[3].» Dans Un printemps arabe il écrit en 1959 « Empêcher ce monde de croître et de s’organiser est aussi vain que de vouloir faire rentrer un papillon dans sa chrysalide, un arbre dans la graine dont il est issu. Il faudrait n’avoir pas inventé la radio, qui diffuse des idées ; ni la presse qui les commande ; ni l’avion qui facilite les contacts personnels et permet aux groupes humains les plus éloignés les uns des autres de découvrir leur coexistence et de confronter leur point de vue. Il faudrait arracher les réseaux téléphoniques et télégraphiques, supprimer les écoles, fermer les mosquées, interdire l’accès des universités et raser systématiquement les usines et les chantiers, c’est-à-dire tous les endroits où se forme l’opinion. Cela ne serait pas seulement odieux mais inopérant. »[4]
La permanence de la guerre
Rétrospectivement, il est évident de constater que l’analyse de Benoist-Méchin est particulièrement optimiste. En effet, depuis 1945 le monde arabo-musulman porte en lui les germes de sa propre destruction et il a été incapable de gérer pacifiquement le nouveau voisin israélien. Cependant, Un Printemps arabe devient l’analyse visionnaire d’un dominant, qui vient de saisir que le facteur humain engerbe déjà le terreau des dominés prêts à contester l’hégémonie occidentale. C’est pourquoi aujourd’hui, en parallèle de ce que l’analyse géopoliticienne a nommé Les printemps arabes, le mouvement géo-historique qui s’accompagne d’une dynamique de la terreur portée par la nébuleuse Daech peut donc être analysé à partir du principe philosophique le plus général défini par Aristote, sans lequel rien n’existe. Il s’agit du principe de l’action et de la réaction, exprimant que « l’action est toujours égale à la réaction ; c’est-à-dire que les actions de deux corps l’un sur l’autre sont toujours égales et de sens contraires ». Daech et ses épigones deviennent l’expression humaine et tellurique qui entre subitement en conflit avec le phénomène de néolibéralisme qui vient perturber des valeurs spirituelles. Au prisme du « Dar al-Harb », ce mouvement en réaction pourrait avoir une nouvelle utopie dont la double finalité serait la ré-islamisation des sociétés arabo-musulmanes devenues laïques et l’islamisation des sociétés occidentales.
À l’instar de tout être humain, le combattant de Daech en « Syrak » est un être humain qui lutte initialement de manière défensive pour son sol natal. C’est la dimension spatiale de la guerre qui l’identifie au territoire géo-historique que l’on vient de caractériser et qu’il est le seul à légitimement revendiquer. C’est la pensée de Carl Schmitt qui, dans Le Nomos de la Terre, exprime l’idée que c’est la Terre qui donne naissance au droit de la justice. Pour le penseur allemand, « c’est la Terre qui est vouée à l’homme qui le marque le plus fortement.[5]» Avec elle, le territoire qui en est son essence exclue et divise. Il devient l’expression des grandes lignes de partage du monde. Telle est donc la dimension tellurique. Elle pourrait d’ailleurs, à elle seule, légitimer la violence armée d’une population humaine qui chercherait à revenir à une sorte de statu quo ante. Cependant, dans cette dimension tellurique, ce groupe humain doit se définir dans une acception communautaire. En revendiquant son appartenance collective à Daech, est-il véritablement un État au sens hobbesien, ou une organisation terroriste ? Au cours des années 2014 et 2015, grâce aux raffineries de pétrole qu’il contrôlait sur des territoires situés dans le nord de l’Irak et dans l’est de la Syrie, aux banques qu’il avait dévalisées, à l’armement et aux véhicules militaires américains ravis aux fuyards de l’armée irakienne formatée par M-NSTC-I[6], Daech a été la plus grande organisation terroriste autofinancée que le monde ait connue jusqu’à présent. Cependant, en développant son action sur des parties de territoires appartenant à un État failli comme l’Irak depuis 2003, ou un État en proie à la guerre civile comme la Syrie depuis 2011, Daech manifeste une dimension de Lord protector. En effet il s’est momentanément substitué à des États en redistribuant une partie de sa manne financière pour payer les ouvriers du secteur public pétrolier, afin d’assurer aux populations les biens et services nécessaires à leur vie courante (réseau routier, électricité, distribution d’eau, routes, hôpitaux, écoles, impôts, lutte contre la corruption).
L’idée et le territoire
Avec la dimension humaine du « collectif Daech », l’analyse tellurique se focalise sur l’aspect régional, c’est-à-dire un Moyen-Orient en décomposition. Si la coalition anti-Daech a une dimension internationale, en retour l’État islamique en est le miroir dans la mesure où il a choisi d’internationaliser la guerre. De proche en proche, des combattants individuels sèment la terreur en ciblant les capitales occidentales. En se déclinant aussi au plan individuel, le combattant isolé de Daech doit être vu comme un partisan moderne, au sens schmittien du terme[7]. Il instaure un terrorisme de masse, déterritorialisant le « Dar al-Harb ». De tels objets stratégiques insolites qui dominent furtivement l’espace public à l’occasion d’une action de violence armée doivent prétendre à l’appellation d’armée[8]. Il caractérise ce que Schmitt a eu la prescience de définir en 1963, lorsqu’il a écrit : « Une nouvelle espèce de partisan pourrait alors ajouter à l’Histoire universelle celui d’un nouveau genre de prise de possession du sol[9] ». Voilà donc campées les dimensions telluriques et humaines d’un ennemi réel qui a cessé d’être défensif et dont la violence est une intrication permanente dans des fronts extérieurs et intérieurs.
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[1] Le tweet était rédigé laconiquement en anglais : « # Sykes-Picot over ! »
[2] Sur la thématique de l’islam politique, l’auteur à particulièrement étudié sur les travaux de François Brugat. François Burgat, Comprendre l’islam politique, une trajectoire de recherche sur l’altérité islamique, 1973-2016, La Découverte, Paris, 2016, 310 p.
[3] Jacques Benoit-Méchin, Un printemps arabe, Albin Michel, Paris, 1959, p.28.
[4] Ibidem, p.29.
[5] Carl Schmitt, Le Nomos de la terre, PUF, Paris, 2012, p.47.
[6] Multi-Nation Security Transition Command-Irak, organe qui a instruit, organisé et équipé les forces de sécurité de police et militaires de l’Irak post-Saddam Hussein.
[7] Carl Schmitt, La théorie du Partisan, Champs classique, Flammarion, Paris, 1992, 323 p.
[8] Clausewitz écrit : « une armée, ce sont les troupes massées dans un seul et même théâtre de guerre…d’autre part, il serait pédant de revendiquer l’appellation d’armée pour n’importe quelle bande de partisans qui poursuit ses propres buts dans quelque province éloignée. Il faut toutefois observer que personne ne s’étonne d’entendre parler de l’Armée des Vendéens dans la guerre de la Révolution, bien qu’elle ne fût pas beaucoup plus forte. » Clausewitz, opus cité, p.306 et 307.
[9] Schmitt, opus cité p.287.