L’enquête destinée à identifier les responsables de l’assassinat du Président Jovenel Moise s’embourbe. La complexité de l’affaire a poussé les autorités haïtiennes à faire appel à l’ONU, afin de coordonner une enquête internationale. Cependant, cette requête est jusqu’ici restée lettre morte. Une passivité qui laisse perplexe de nombreux Haïtiens.
Lancée quelques jours après la mort du président, l’enquête initiée par les autorités haïtiennes piétine depuis deux mois. Rapidement, l’affaire a laissé apparaître que l’assassinat du président dépassait de loin les frontières d’Haïti. Mais sans pour autant identifier clairement les commanditaires. Et cela malgré l’arrestation de plus d’une quarantaine de personnalités et la poursuite des enquêtes parallèles du FBI et de la Colombie.
La police et les autorités haïtiennes sont aujourd’hui conscientes que cette affaire dépasse clairement leur juridiction, en plus de s’avérer politiquement extrêmement sensible. Ainsi, le premier juge d’instruction en charge de l’enquête, Mathieu Chanlatte, a démissionné le 13 août : soit quelques jours après sa nomination [controversée] et deux jours après l’assassinat de son greffier…
C’est dans cette optique que deux courriers officiels ont été adressés, les 9 et 31 août, par le ministre des Affaires étrangères et ex-Premier ministre, Claude Joseph, auprès de l’ONU. Les courriers demandaient la constitution d’une enquête internationale dirigée par l’ONU afin de pouvoir couvrir l’ensemble des pays concernés (États-Unis, Colombie, Argentine) dont Haïti. L’ONU par la voix de son porte-parole a accusé réception de la première demande, mais sans concrétisation. La seconde est pour le moment restée lettre morte.
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Une conjuration internationale
L’enquête haïtienne, menée par la direction centrale de la police judiciaire (DCPJ), a bien mis en évidence une importante composante haïtienne. Notamment via la complicité des chefs de la sécurité du président dans l’assassinat (Dimitri Hérard et Jean Laguel Civil) ainsi que d’autres personnalités issues des sphères politiques et judiciaires du pays.
Cependant le commando qui a fait irruption, la nuit du 7 juillet 2021 dans la maison du président, est composé de vingt-deux anciens soldats des forces spéciales colombiennes accompagnés d’agents de liaison américano-haïtiens. Or parmi ces derniers certains sont réputés avoir été informateurs de la DEA et du FBI (Jean Solage, Joseph Vincent, etc.). De son côté, l’entreprise de sécurité qui a embauché et équipé le commando, CTU Security – fondée par un certain Antonio Intriago, d’origine vénézuélienne – est immatriculée en Floride. De plus, CTU Security aurait été financée par l’entreprise Worldwide Capital Lending (Floride), dirigée par Walter Veintemilla. Enfin, les financements auraient transité, selon des sources haïtiennes proches du dossier, par des banques argentines.
Commanditaires introuvables
Toutefois, malgré ces éléments l’identité des commanditaires et les circonstances apparaissent extrêmement floues. Worldwild Capital et CTU Security semblent avoir été mobilisés par des personnalités haïtiennes telles que le prédicateur et médecin Christian Sannon ou la juge Windelle Coq-Thélot ou l’ancien sénateur John Joël Joseph. Mais, arrêtées ou recherchées, ces personnalités nient avoir participé à l’organisation de l’opération ; ou bien réfutent avoir cherché à assassiner le président.
En effet Christian Sannon avait déclaré à la police haïtienne avoir voulu faire arrêter le président Moise, via un mandat délivré par la juge Windelle Coq-Thélot (ce que cette dernière a démenti). Cela afin de prendre les rênes du pays et le relancer via la mise en place d’un plan Marshall financé par Worldwild capital.
Même son de cloche de la part des membres du Commando (interrogés sans avoir été séparés), qui ont déclaré avoir découvert le président déjà mort à leur arrivée. Ils auraient en fait cru participer à une opération téléguidée par le département d’État américain (plus la DEA et le FBI). Cependant ce dernier, et les agences en question, ont clairement démenti avoir un quelconque lien avec cette opération.
Plusieurs questions restent donc en suspens. Si Christian Sannon s’avérait être le commanditaire, aurait-il eu intérêt à faire exécuter le président ? Dans cette optique, qui aurait commandité le meurtre ? En tout état de cause, la plupart les acteurs de l’opération semblent avoir été pris dans une forme de billard à trois bandes. C’est la raison pour laquelle le gouvernement haïtien considère aujourd’hui les acteurs de cette conjuration comme des hommes de paille. Le gouvernement considère cette thèse d’autant plus crédible que Christian Sannon et ses acolytes haïtiens sont clairement des seconds voire des troisièmes couteaux sur la scène haïtienne. En conséquence de quoi, il est difficile de les imaginer monter une telle opération sans bénéficier de puissants parrainages. Mais lesquels ?
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Attentisme de l’ONU
L’attentisme de l’ONU laisse de nombreux observateurs haïtiens perplexes. En effet, le caractère multinational de l’enquête ne laisse guère de place au doute. En outre, la complexité de l’affaire semble requérir une centralisation, ou à tout le moins une coordination, des enquêteurs haïtiens, américains (FBI) et colombiens, ainsi que d’Interpol. L’ONU, très présente en Haïti, apparaît alors comme légitime pour prendre la tête d’une telle initiative qui pourrait relancer une enquête aujourd’hui de fait au point mort.
Cette passivité onusienne est très mal comprise par la population haïtienne, y compris par de nombreux opposants au président Jovenel Moise. Rendre justice au président est devenu aujourd’hui une cause nationale. Car la crainte est forte qu’une impunité, dans le cadre de cette affaire, soit un signal de faiblesse envoyé à tous les candidats au putsch d’Haïti. Ce qui contribuerait à laisser le pays enfermé dans sa spirale d’instabilité.
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