Ce n’est pas parce que la mer est liquide qu’elle n’a pas de frontière. Bien au contraire, les espaces maritimes sont parcourus de lignes de démarcation et, depuis l’Antiquité, les juristes ont réfléchi à la façon de délimiter la mer. Entretien avec Pierre Royer, historien de la mer.
Entretien extrait de l’émission avec Pierre Royer à retrouver ici.
Jean-Baptiste Noé : Quand on parle de l’espace maritime, on a l’impression d’une zone sans frontière, où chacun peut circuler librement. En réalité, cet espace est codifié par le droit et les frontières sont nombreuses…
Pierre Royer : Oui, elles sont nombreuses. Elles ont longtemps été limitées à l’espace des côtes. Depuis la Seconde Guerre mondiale elles ont été appropriées, territorialisées : elles sont traitées comme des territoires avec des délimitations, zonages et droits selon où on se trouve. La mer est de plus en plus quadrillée.
JBN : Si on classifie les espaces maritimes…
PR : Il y a la mer territoriale, à 12 milles marins (20km) maximum. Comme le territoire terrestre, ils voient le droit de la puissance riveraine s’appliquer totalement. Ensuite vient une zone contigüe où l’Etat a le droit de poursuite. Ensuite vient la ZEE, qui va jusqu’à 200 milles marins (370 km), où l’Etat a des droits d’exploitation des richesses mais aussi des responsabilités : c’est une juridiction.
JBN : Les zones au-delà de la ZEE sont-elles libres ?
PR : Oui, les eaux internationales, la haute mer, sont libres. Mais les mers territoriales et la ZEE voient la navigation autorisée pour toutes les puissances. Un bateau qui irait du Havre à New York est libre de traverser ces différentes zones, il doit seulement se signaler au port d’arrivée.
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JBN : La légende dit que la frontière a été tracée au niveau des côtes en fonction de la portée d’un boulet de canon. Est-ce véridique ?
PR : C’est ce que disent les juristes de l’époque moderne… mais ils ne devaient pas beaucoup tirer au canon car la limite était alors de 3 milles nautiques, 5 km, ce qu’un boulet ne pouvait guère traverser. En pratique, c’est à peu près la portée du regard vers l’horizon quand on est sur une plage.
JBN : Le droit a-t-il dû s’adapter à la conquête de la mer, de la haute mer ?
PR : Oui, des questions juridiques se sont posées, entre partisans de la liberté totale d’accès à la mer et la volonté des Etats de s’approprier. Grotius, juriste hollandais du XVIIe siècle, demandait la liberté de navigation, avant qu’on détermine que la mer appartenait à la puissance la plus capable de la contrôler, la Grande-Bretagne.
JBN : Pour la mer, on parle de mille marin, ce n’est pas le mile anglais…
PR : Cela a d’abord été défini par rapport à l’astronomie, mais cela varie en fonction de l’endroit où on se trouve sur la planète. En 1929, on l’a défi comme valant 1852 mètres.
JBN : Au XXe siècle, les aéronefs ont modifié la perception de l’espace maritime…
PR : Oui, la mer est passée d’un espace caché à un espace bien plus transparent, et les bateaux ne sont plus protégés par leur distance des côtes.
JBN : La mer est un espace tridimensionnel, avec les fonds sous-marins. Ont-ils une juridiction spécifique ?
PR : Oui, un droit qui concerne tout ce qui dépasse les 200 milles nautiques. Jusqu’à cette limite, les fonds sous-marins relèvent du même espace que la surface. Au-delà, les Etats peuvent demander une extension du plateau continental, la partie terrestre sous la mer, ce qui peut permettre d’étendre leur droit dans le sous-sol. La France n’a pas seulement le 2e domaine maritime mondial, elle a le premier domaine sous-maritime et peut l’exploiter. Cela peut être les nodules polymétalliques comme des ressources minérales en profondeur.
JBN : Dans le cas de la pêche, la question de la frontière se pose aussi : jusqu’où peut-on pécher ?
PR : C’est là que se rencontrent la tradition du droit maritime et ses nouvelles réalités. Longtemps, la mer a été une chose commune, où on pouvait aller tant que personne d’autre ne le contestait. Ainsi, beaucoup de pêcheurs des nations européennes ont poussé leur zone de pêche très loin, près d’autres continents, et se sont approprié les ressources des pays d’Amérique, avant que ceux-ci ne contestent la présence de ces pêcheurs, et ce d’autant plus qu’il y a de plus en plus de bateaux capables d’aller en haute mer. C’est pourquoi des Etats ont réclamé un droit de protection sur leurs ressources halieutiques : ainsi est lié le droit de la mer.
JBN : Il y a aussi la question des cables qui passent sous la mer pour les communications. Comment est-ce régi, les place-t-on en prenant garde au droit de la mer ?
PR : La pose des cables sous-marins se fait surtout dans la pleine mer mais le statut des câbles peut varier, selon qu’ils appartiennent à des opérateurs privés ou publics. Le problème est l’atterrage, quand ils arrivent à terre en traversant les eaux territoriales, tombant sous le coup de la juridiction des Etats.
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JBN : Quand une compagnie pose une plateforme pétrolière, cela suppose l’autorisation des Etats d’où se trouvent la nappe phréatique…
PR : Oui, c’est généralement dans la ZEE. L’Etat donne alors une autorisation d’exploration puis d’exploitation. Souvent, ce sont en fait des drapeaux de forage et non des plateformes. Les compagnies doivent alors des royalties à l’Etat, négociées.
JBN : La convention de Montego Bay, en 1982, a défini les ZEE…
PR : Oui, elle a synthétisé des évolutions déjà présentes. C’est un droit coutumier, pour lequel l’ancienneté a de l’importance. Elle a établi un compromis : cette ZEE permet l’accès à la richesse pour les Etats riverains tout en garantissant que les grandes puissances continuent de circuler librement. La majorité des Etats l’ont ratifiée et les Etats-Unis, qui ne l’ont pas signée, la respectent et la font respecter néanmoins.
JBN : Cette convention prend-elle en considération la piraterie et sa nécessaire répression ?
PR : C’est repris dans la Convention. Le principe de lutte contre la piraterie fait partie des principes les plus anciens du droit maritime : tout Etat est en droit d’intervenir contre un acte de piraterie. C’est l’entorse majeure au droit du pavillon : hors des eaux territoriales, un bateau qui porte pavillon d’un Etat ne peut être contrôlé que par un navire au même pavillon, et le droit qu’on lui applique est celui de cet Etat. Le cas de la Somalie a permis de développer des conventions, certaines prévoyant que les Etats les plus proches soient chargés de juger les pirates. S’ils sont arrêtés, ils finissent en prison sur l’île Maurice.
JBN : Des bateaux portent un pavillon de pays où ils n’ont jamais mis les voiles. Un bateau peut être immatriculé partout sans lien territorial ou mouillage de port ?
PR : En effet. Un certain nombre de pavillons pratiquent la libre immatriculation, ce qui s’est d’abord vu pendant la Seconde Guerre mondiale, d’abord pour essayer de détourner les torpilles des sous-marins. Cela a été conservé pour l’accès possible à des législations moins contraignantes. Les principaux pavillons actuels sont les pavillons de complaisance : Liberia, Panama, îles Marshall… car il n’y a pas de contrainte en la matière.
JBN : L’Autriche n’a plus d’accès à la mer depuis 1918, mais elle peut encore délivrer des pavillons…
PR : Oui, c’est prévu par Montego Bay. Cela vaut aussi pour le Luxembourg par exemple. Cela peut donner lieu à des recettes fiscales pour le pays, il y a concurrence foscale au niveau maritime.
JBN : Il y a dans la marine française un paradoxe : la France est une grande puissance maritime du fait de son domaine d’une part et de la puissance de son armée d’autre part. Pourtant, il y a une grande méconnaissance de la marine française voire du rôle maritime de la France. Comment présenter la marine française ?
PR : Elle est à l’image de la formule du président Giscard d’Estaing, « une grande puissance moyenne ». La marine française est capable de faire tout ce qu’on peut faire sur mer, surveillance comme projection de puissance, marine de grand large et de plein exercice. La marine française est l’une de celles qui coopèrent le plus avec la marine américaine. C’est donc une puissance de projection et de présence (11 millions de km² de ZEE). Elle sert à la défense du territoire français avec les sous-marins nucléaires lanceurs d’engin, chargés en dernier ressort de défendre la France. S’y ajoute les sous-marins nucléaires d’attaque, les bâtiments classiques et le porte-avions Charles de Gaulle.
JBN : Combien y a-t-il de marins dans la marine française ?
PR : C’est la plus petite des armées. Il y a 32 à 35 000 marins aujourd’hui.
JBN : C’est aussi une arme qui nécessite davantage de moyens techniques qu’humains…
PR : Oui, le poids en capital est assez lourd mais il faut un personnel de haute technicité pour utiliser ces différentes armes.
JBN : Les îles Kerguelen, tout au sud, comptent pour la France. Quel est le rôle stratégique de cet espace pour la marine française ?
PR : Elles relèvent des Terres australes et antarctiques françaises, les terres dans le sud de l’océan Indien qui commencent au sud de Madagascar. Cette zone donne accès à l’Antarctique et à l’océan Indien, océan où se croisent les flux maritimes les plus vitaux, et on y trouve des ressources halieutiques. Les îles Kerguelen ne font pas l’objet de beaucoup de revendications alors que les îles Eparses sont plus disputées, les Malgaches souhaiteraient les récupérer, d’où l’intérêt d’y patrouiller.
JBN : La Polynésie française est également essentielle pour la présence française et la sécurité dans la zone Pacifique…
PR : Oui. Elle n’a pas de base navale mais elle représente 40% de la ZEE française. C’est donc un potentiel de ressources important, les fonds marins en sont peu connus. Ces terres ont servi aux essais atomiques français, ce n’est plus le cas mais la présence française est ancienne, c’est une zone où la proximité du Japon, de la Chine et des Etats-Unis représente un danger.