La frontière allemande et la ligne Oder-Neisse. Thierry Buron

19 novembre 2021

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Photo : La frontière allemande et la ligne Oder-Neisse. Thierry Buron. Crédit photo : Unsplash

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La frontière allemande et la ligne Oder-Neisse. Thierry Buron

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Les frontières de l’Allemagne n’ont cessé d’évoluer, surtout à l’Est. Ces variations ont engendré des revendications politiques et des souffrances populaires qui se retrouvent aujourd’hui encore dans la pensée politique allemande.

Entretien extrait de l’émission avec Thierry Buron à retrouver ici.

Jean-Baptiste Noé : La Pologne a été découpée à plusieurs reprises entre Allemagne, Autriche et Russie. L’Allemagne considère, au XXe siècle, que la Pologne relève de son empire…

Thierry Buron : La frontière est de l’Allemagne avec la Pologne n’est pas la même que les autres frontières de l’Allemagne. Il y a eu des périodes sans Etat polonais, cette frontière a été germano-turque, et germano-soviétique pendant la Seconde Guerre mondiale avant l’invasion de l’URSS. Il faut se rappeler que la Pologne actuelle a un tiers de son territoire qui est issu de territoires allemands de l’époque … En 1942, la Pologne est gouvernée, directement ou indirectement, par l’Allemagne nazie. Cette variation de la frontière germano-polonaise a toutefois des causes plus anciennes. Premièrement, cette frontière oscille depuis le début de notre ère jusqu’au XXe siècle de façon très ample : du Ier au IVe siècle, les populations germaniques ont refoulé …, les Slaves se sont avancés entre le IVe et le VIIIe siècle jusqu’à la Souabe, et la frontière actuelle correspond à peu près à celle des Xe-XIe siècles, la période des Piastes. De même, le Drang nach Osten a eu lieu entre le XIIIe et le XVe siècle, ce sont des conquêtes, des fondations de villes, de christianisation et de colonisation. C’est donc une frontière instable dans son tracé et au peuplement variable, germanique ou polonais. Jusqu’à la Grande Guerre, l’Allemagne veut …, la Galicie allant à l’Autriche des Habsbourg. Sous Bismarck et Guillaume II, la Prusse, la Poméranie, le Brandebourg et la Silésie sont germanisées, pour partie depuis le bas Moyen-Âge, et dans l’autre partie, la Posnanie, voit les Allemands ne former qu’une minorité. Il y a un effort de colonisation et d’assimilation culturelle et linguistique. Il faut se souvenir d’une bataille, qui a servi de référent sous le Troisième Reich d’un côté puis de l’autre.

JBN : Une frontière n’est pas qu’un tracé politique, des populations y sont présentes, de cultures différentes en l’occurrence…

TB : Il faut ajouter l’imbrication des populations, chacune ayant des ilots : Dantzig est un ilot de population allemande au milieu d’autres populations. Deuxièmement, il y a un aspect moral : les Allemands ont considéré qu’ils menaient à l’est une œuvre de colonisation, de progrès, de civilisation face à des populations jugées barbares voire inférieures. Cette mission serait justifiée par leur supériorité morale, matérielle, politique. De l’autre côté, les Polonais argumentent avec victimisation : les Allemands n’ont fait que détruire et réduire les populations en esclavage, en particulier sous le nazisme, quad des centaines de milliers de Polonais sont exclus des territoires annexés… Ce sont des arguments des Polonais qui demandent réparation en 1945.

JBN : C’est le cas pendant l’invasion mais aussi, en 1945, lorsque les populations allemandes fuient l’armée rouge…

TB : Le drame de cette frontière germano-polonaise voit le transfert de populations d’abord par les nazis puis par les Soviétiques et Polonais. Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, on traçait des frontières selon le principe des nationalités, en les plaçant entre des territoires à majorité de l’une ou de l’autre ethnie. Le plébiscite d’avril 1921 a donné 60% aux Allemands mais les Alliés ont quand même partagé le territoire. On ne déplace pas les populations à l’époque. Hitler initie les transferts de population, suivi par Staline. Avant-guerre, les échanges de population étaient décidés bilatéralement par les gouvernements, sans demander leur avis aux populations. Le double drame de la frontière Oder-Neisse en 1945 est qu’elle est une création nouvelle, artificielle, même si elle suit le cours de l’Oder puis de la Neisse, et en plus on déplace les populations ! Cette frontière s’appuie sur des éléments naturels et permettant aux Polonais de la raccourcir beaucoup, ne faisant plus que 470 km. Cette revendication de l’Oder-Neisse a donc un aspect stratégique pour les Polonais.

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JBN : Les gouvernements se mettent d’accord pour déporter les populations. Comment cela s’organise, les gouvernements affrètent-ils des liens, ont-ils des indemnités, partent-ils à pied ?

TB : Le choix de la frontière Oder-Neisse, en dehors de l’argument stratégique, historique, moral (prendre une revanche) est une conséquence, aussi, de la décision de Staline d’obtenir lui-même une expansion à l’Ouest avec Lituanie, Biélorussie et Ukraine occidentale, privant la Pologne d’une partie de ses provinces d’avant-guerre, ce qu’on compense par des acquisitions au détriment de l’Allemagne. La décision a été prise jusqu’à Yalta de donner des territoires allemands à la Pologne en compensation : en superficie, il n’y a pas compensation, la Pologne est bien diminuée territorialement, mais ces territoires sont plus riches et développés, et vidés de leurs populations. 1 700 000 Polonais des territoires désormais soviétiques doivent y être installés. Tout cela est décidé avant la guerre. Entre Yalta et Postdam, Soviétiques et Polonais de Varsovie prennent des mesures, envisageant de placer les nouveaux territoires sous domination polonaise. Il y a donc eu plusieurs phases de départ des Allemands. D’abord, pendant la guerre, dès l’arrivée de l’Armée Rouge il y a eu des atrocités sur les hommes, les femmes et les enfants ce qui a permis d’ailleurs le développement d’une propagande, mais lorsque la Wehrmacht se retire elle cherche à sauver des civils, à les faire passer par bateaux. Certains bateaux coulent, ça devient compliqué avec les bombardements soviétiques. L’arrivée de l’Armée Rouge sur terre même fait fuir les Allemands par les moyens qu’ils peuvent, sans organisation ou aide, le plus à l’ouest possible. Pas partout toutefois : Breslau résiste jusqu’à la capitulation. A la conférence de Postdam, les Soviétiques exigent Oder et Neisse et on dit que tous les Allemands ont fui, ce qui est faux : des Allemands souhaitaient revenir dès que les hostilités seraient terminées. Anglais et Américains ont accepté que les Polonais expulsent les populations allemandes, « de façon ordonnée et humaine », sous réserve que les territoires soient placés sous administration polonaise en attendant le futur traité de paix avec l’Allemagne… or il n’y a pas d’interlocuteur allemand. Soviétiques et Polonais laissent alors 24h aux populations pour faire leurs valises et partir en train, en charrette… Le principal problème des Anglais et Allemands est la crainte que ces Allemands représentent une charge supplémentaire pour eux. Ces expulsions ont duré jusqu’en 1946, mais il en reste. En 1949, il y a discussion entre RFA et Pologne, qui ne sont pas d’accord sur les chiffres, entre 200 000 et un million. C’est un problème diplomatique.

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JBN : Sous la Guerre froide, tout étant sous orbite soviétique, la question ne se pose plus. Mais c’est le cas en 1990, or finalement il n’y a pas eu de modification des frontières… Était-ce joué d’avance ?

TB : Jusqu’en 1949, la frontière entre Allemagne occupée et Pologne est l’une des frontières les plus verrouillées au monde. Une fois la RDA créée, celle-ci est amenée à établir un traité d’amitié et de paix qui reconnaît au nom de la RDA la frontière Oder-Neisse, décidée par les deux amis socialistes. Facteur humain : de nombreux réfugiés en Allemagne forment une association des expulsés (1,7 million de membres) qui a un poids politique mais non électoral… cela se délite donc avec les dédommagements, l’intégration des réfugiés… Le gouvernement de Bonn revendique entre 1945 et 1969 des frontières que l’Allemagne rejetait comme provenant du diktat de Versailles, donc il refusait de reconnaitre la frontière avant le traité de paix. Peu à peu, non seulement le poids des réfugiés diminue, mais les Allemands sont opposés à plus de 70% à ces frontières dans les années 70. Puis arrive le gouvernement de Brandt, qui appelle à la reconnaître, signant le traité de Varsovie qui reconnait cette ligne comme une frontière intangible, tout en attendant la signature d’un traité de paix par une Allemagne réunifiée. Il y a une suppression des visas en 72, qui sont rétablis en 1981. Les Alliés sont, pour certains, pour la reconnaissance de cette frontière : ainsi, en 1990, l’organisation de réfugiés espère encore qu’on négocie là-dessus, or ils sont désormais minoritaires et Helmut Kohl dut que la réunification doit se faire au sacrifice de ces revendications territoriales. Le 31 août 1990, les parlements des deux Allemagne votent une résolution commune dans ce monde. Le 2 septembre, le traité 2+4 voit un engagement à la reconnaissance de la frontière Oder-Neisse. Après, en novembre 1990, il y a un traité bilatéral entre Allemagne réunifiée et Pologne, puis un nouvel accord de bon voisinage entre les deux plus tard, en juin 1991.

JBN : Le peu de populations allemandes ne justifiait plus de changements de la frontière désormais…

TB : Oui, c’est pour éviter des revendications de minorités dans des territoires sous souveraineté étrangère. On a résolu ce problème de cette manière. Mais depuis les années 2000, la Pologne a reconnu le droit à des communes de Haute-Silésie dont une partie de la population se « proclame » d’origine allemande d’élire un quota d’élus allemands, ou le bilinguisme dans la toponymie. Il y a peu d’Allemands en Pologne (environ 120000) mais ils ont des droits constitutionnels.

JBN : L’hymne national allemand fait référence à cette frontière…

TB : Cet hymne date de 1840, alors que l’Allemagne est morcelée en plusieurs Etats, ses frontières politiques sont compliquées, avec la Confédération germanique, l’Autriche etc. Les territoires sont partagés en plusieurs ensembles. Deutschland Lebt devient l’hymne sous Weimar, en 1922. On y parle de frontières géographiques à revendiquer plus tard. Mais les repères géographiques dans cet hymne sont « de la Baltique à l’Adige » en Italie et « de la Meuse au Niémen » au nord de la Prusse-Orientale, soit les frontières post-Anschluss.

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