La cartographie des actions terroristes en Afghanistan apporte une première explication à la prise rapide de Kaboul le 15 août 2021. Celle-ci montre la très forte augmentation des actions terroristes et de guérillas à partir de 2012, la localisation des attaques et la concurrence entre les talibans et l’État islamique. Des éléments indispensables à maitriser pour comprendre le déroulement de cette guerre.
La prise de Kaboul par les taliban le 15 août 2021 est un évènement géopolitique majeur, dont les conséquences à court et moyen terme seront sans doute considérables. Au-delà de l’humiliante défaite de l’OTAN, de l’effondrement sans combat de l’État et de l’Armée afghane, et de l’impact que cette conclusion (provisoire) à vingt ans de guerre aura pour la dynamique du djihadisme global, il est capital de se mettre en mesure de tirer des enseignements géostratégiques et scientifiques des conditions qui ont rendu ce dénouement possible.
Dans ce but, en poursuivant nos recherches concernant l’espace-temps du terrorisme[1], on s’est attaché à fournir des éléments graphiques et cartographiques qui permettent d’engager une réflexion à vocation scientifique sur l’usage du terrorisme, entendu comme une technique particulière de communication violente[2], dans le contexte, ici, d’une insurrection victorieuse. On ne proposera donc pas maintenant une énième analyse « à chaud » de la situation géopolitique de l’Afghanistan actuel, mais bien quelques données de base qui peuvent servir de socle pour l’élaboration de recherches futures orientées à mieux comprendre le rôle du terrorisme dans l’évolution de la phase la plus récente de la « guerre afghane » qui débute en 2001. Pour ce faire, on procédera successivement à une analyse temporelle et spatiale de la violence (principalement) politique au cours de périodes successives, avant de nous intéresser aux actions de guérilla et terroristes réalisées par deux acteurs irréguliers que sont les talibans et l’émanation locale de l’État islamique.
L’espace-temps de la violence en Afghanistan, 1973-2019
Pour comprendre les changements temporels de la violence (surtout) politique[3] en Afghanistan, on a utilisé les données de la Global Terrorism Database (GTD) dont la couverture débute pour ce pays en 1973 et s’arrête actuellement en 2019[4]. La figure 1 permet quelques constats préliminaires intéressants :
Figure 1 Fig. 1. Évolution temporelle de la violence (surtout) politique en Afghanistan (1973-2019) en fonction de la nature des incidents
En distinguant les actes en fonction des cibles visées il est possible de départager, de façon certes préliminaire, mais cohérente, ceux qui relèvent d’actions de guérilla (s’attaquant aux Forces armées, à la Police et aux fonctionnaires gouvernementaux, porteurs d’une identité fonctionnelle), des autres cibles (civiles en général) dont l’identité vectorielle (susceptible de véhiculer des messages à différentes audiences) correspond au terrorisme proprement dit.
On constate alors une fréquence extrêmement révélatrice de ces deux catégories d’actions en fonction de périodes qui apparaissent clairement, et dont on peut rendre compte à l’aide d’une représentation cartographique adéquate. En tout état de cause le passage à la forme « guérilla » à partir de 2012 est un fait qui se dégage incontestablement de ce graphique, marquant un tournant majeur de l’insurrection. Les cartes rassemblées dans la figure 2 permettent d’approfondir substantiellement l’analyse :
Figure 2 Fig. 2. Distribution spatio-temporelle de la violence (surtout) politique en Afghanistan (1973-2019)
Cette carte rend compte de la localisation de la totalité des incidents violents au cours des quatre périodes qui se dégagent de l’examen de la littérature[5], et des discontinuités qui apparaissent dans la figure 1. La dernière période inclut, en fond de carte, une représentation schématique de la distribution des principales ethnies : donnée d’une énorme importance sachant, par exemple, le poids immense des Pachtounes (et de leurs normes culturelles) dans le mouvement taliban[6].
La première période, antérieure à 2001, correspond essentiellement à la résistance à l’occupation soviétique (1979-1989), et à la guerre civile qui suivit jusqu’à la (première) prise de Kaboul par les talibans en 1996 avec le concours du Pakistan. Dans la mesure où la violence antisoviétique était entretenue et financée notamment par les États-Unis (et en partie canalisée par des relais comme Oussama ben Laden) on comprend que dans une base de données nord-américaine comme la GTD, peu d’actions soient répertoriées comme « terroristes »[7].
La deuxième période (2001-2005), correspond à l’invasion de l’Afghanistan dans le cadre de la « Guerre au terrorisme », et à la restructuration des talibans (et d’al-Qaïda) après leur défaite sur le terrain[8]. L’activité armée qui monte progressivement en puissance est partagée entre terrorisme et guérillas, et tend à se concentrer dans les aires de peuplement Pachtoun. La dynamique insurrectionnelle qui prend son essor en 2006 (troisième période) est perceptible tant sur l’histogramme que sur la carte correspondante. Les zones de violence deviennent plus étendues, et conforment une sorte d’anneau qui fait encore une large part au terrorisme, sans doute en relation avec les difficultés qu’éprouvent les insurgés à contrôler durablement des territoires. La dépendance des groupes armés envers plusieurs voisins (notamment le Pakistan, et dans une moindre mesure l’Iran et les groupes jihadistes des ex-républiques soviétiques au nord) contribue probablement à la localisation des zones d’activité armée à proximité de frontières internationales.
Enfin, la dernière période (2010-2018), correspond aux effets du désengagement graduel des États-Unis et de leurs alliés d’un bourbier afghan de moins en moins gérable aux plans militaire et politique. Cette nouvelle situation se manifeste en décembre 2009, lorsque le président Obama annonce simultanément une augmentation notable des troupes US envoyées en Afghanistan pour faire face à la pression croissante des insurgés, et le retrait, à partir de 2011, des soldats américains (donc de l’OTAN) du pays. Les conséquences de cette bévue stratégique majeure ne se font pas attendre. L’échéance annoncée fournit aux talibans et à l’ensemble de la mouvance insurgée un calendrier pour réoccuper le terrain et saper ce qui reste des institutions étatiques survivant sous perfusion occidentale.
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Dès lors la nature des incidents violents se transforme spectaculairement, comme le montre le graphique inclus dans la partie supérieure gauche de la figure 2. Il s’agit maintenant de conquérir du terrain, et la prédominance de la guérilla est indéniable (avec sans doute une urbanisation croissante du terrorisme, hypothèse qui reste à vérifier). Très rapidement, la dégradation sécuritaire du pays devient telle que les Nord-Américains finissent par entamer en 2018 des négociations avec les « terroristes » talibans, qui aboutirent aux accords de Doha, deux ans plus tard, et à la chute sans combat de Kaboul en 2021[9].
Une analyse comme celle que nous venons d’esquisser n’épuise pas, bien évidemment, toute la complexité du processus insurrectionnel afghan et ne rend que partiellement compte des conditions du recours au terrorisme par différents acteurs. Elle permet, en revanche, de fonder des réflexions et des hypothèses sur des faits contrôlés, ce qui est à la base de la démarche scientifique, notamment en matière d’études sur le terrorisme. Et à partir des acquis de cette première étape de notre recherche, il est possible d’aborder de nouvelles questions. Parmi lesquelles celle de la compétition entre talibans et État islamique sur le terrain afghan mérite un bref commentaire.
La compétition entre talibans et État islamique
La dernière période de l’insurrection afghane a (aussi) vu se développer, à partir de 2014-2015, l’implantation d’une émanation de l’État islamique (souvent désigné dans les sources anglophones comme : Khorasan Chapter of the Islamic State). Les modalités d’adaptation de cette variante du jihadisme salafiste en terrain afghan sont encore incomplètement comprises[10], mais son hostilité aux talibans (considérés au mieux comme infidèles) est hors de doute. Et des affrontements armés se sont déjà souvent produits entre les deux entités, et sont sans doute appelés à se poursuivre, moins peut-être en raison des liens complexes (et souvent surestimés) entre les talibans et al-Qaïda[11], que du fait de l’antagonisme entre le projet national des talibans et les ambitions globales de l’EI.
Partant de ce constat, il était tentant d’explorer quelques aspects qui différencient ces entités sur le champ de bataille afghan. Ainsi, dans la figure 3 on a cartographié l’ensemble des actions attribuées aux deux groupes pour la période 2015-2019, qui comprend le début d’une réelle implantation de l’EI en Afghanistan et la limite des données disponibles dans la GTD.
Figure 3 Fig. 3. Distribution comparée des incidents violents attribués aux talibans et à l’État islamique (2015-2019)
Deux constats majeurs se dégagent de la comparaison de ces cartes. D’abord une très forte concentration de l’activité de l’EI à Kaboul et Jalalabad, qui contraste grandement avec la présence des talibans sur l’ensemble du territoire. Ensuite, la nature des actes est clairement différente au cours de cette dernière période, avec la prédominance des actions de guérilla pour les talibans, ce qui correspond à leur stratégie insurrectionnelle de contrôle territorial, alors que l’EI partage ses actions en faisant une place plus grande au terrorisme proprement dit (plus de la moitié des incidents).
À un moment où les relations entre ces deux protagonistes de la violence en Afghanistan sont appelées à connaitre une rapide évolution, il est intéressant de disposer de ces repères pour mieux comprendre les évènements qui ne manqueront pas de se produire dans un futur plus ou moins immédiat.