Le président Sayed s’est appuyé sur la constitution pour évincer le parti islamiste Nahdha du pouvoir et récupérer l’autorité du pays. Il apparait aujourd’hui comme le vainqueur de ce mouvement qui cherche à évincer la corruption de la Tunisie.
En Tunisie, il y a eu un avant 25 juillet et un après. Bien plus qu’une simple date du calendrier, cette journée marque la fête de la République pour les générations de l’Indépendance du pays et la commémoration du huitième anniversaire de l’assassinat du leader de la gauche nationaliste Mohamed Brahmi, abattu devant son domicile en 2013 par un commando terroriste se revendiquant de la nébuleuse djihadiste.
Une crise sociale
Cette année, le pays a connu la pire crise multiforme de son histoire depuis des décennies. Le pouvoir entre les mains des islamistes et de leurs alliés du parti se revendiquant de la ligne laïque, Qalb Tounès, montrait tous les signes d’essoufflement, d’incapacité à répondre aux attentes d’une population esseulée par la pandémie et ses répercussions sur l’économie et surtout d’incompétence. Les très nombreux décès quotidiens, par suite du virus Covid 19 dans les hôpitaux délabrés, l’augmentation inquiétante du taux de chômage dans les rangs des jeunes, les menaces incessantes sur la capacité du gouvernement à assurer le versement des salaires des fonctionnaires et le chaos sous la coupole du parlement ont amené des groupes de jeunes internautes à prôner la nécessité d’un soulèvement pour « chasser les islamistes et leurs alliés mafieux » du Bardo (siège du Parlement) et de la Kasbah (siège de la présidence du gouvernement).
Ces appels au soulèvement contre le parlement et le « système » ont été l’œuvre d’une multitude d’activistes qui animent des groupes fermés sur les réseaux sociaux rassemblant des centaines de milliers d’internautes, en majorité jeunes et instruits, issus des universités et extrêmement portés sur les initiatives de la contestation de masse. Face à cet activisme qui se déployait en marge des institutions et des partis ayant pignon sur les médias et les institutions, les leaders politiques que les sondages, peu fiables et élaborés dans un contexte marqué par l’absence de toute législation en la matière, se sont employés, sans aucun succès, à dénigrer ce qu’ils désignaient par les « appels anarchiques au démantèlement des institutions » et la « déstabilisation du processus démocratique ».
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Quelques heures avant la matinée caniculaire du 25 juillet 2021, rares étaient les observateurs capables de prédire l’ampleur de la mobilisation et l’importance de la participation des manifestants à l’appel des animateurs des pages Facebook. La veille, plusieurs leaders de partis politiques avaient exhorté leurs militants à rester chez eux et à s’interdire à « participer au complot du second printemps arabe ».
Cependant, plusieurs personnalités, notamment issues des milieux universitaires ou de la société civile, ont appelé à manifester et à exiger la dissolution du Parlement et la tenue de nouvelles élections anticipées dans le cadre d’une nouvelle législation du suffrage. Clairement, le pays connaissait, à la veille des manifestations, une très profonde division et une radicalisation des attitudes, dont les lignes de démarcation ne correspondaient pas nécessairement aux alignements classiques de la carte politique, mais renvoyaient dos à dos le microcosme politique des institutions à la large mouvance protestataire qui ne se reconnait pas dans l’architecture du pouvoir établi après l’insurrection de janvier 2011.
Nahdha, un parti qui s’est évaporé
Le dispositif sécuritaire spectaculaire déployé par le gouvernement et le quadrillage de la capitale par des dizaines de blindés afin de filtrer les entrées et de mettre en échec la mobilisation des manifestants se sont avérés inappropriés compte tenu de la nature de la contestation. Cette dernière a pris une forme décentralisée avec des rassemblements dans chaque ville et localité et les participants se sont donné rendez-vous devant les sièges du parti islamiste Nahdha, dont la plupart ont été saccagés. Au Bardo, les foules ont tenté à plusieurs reprises de prendre d’assaut la place qui fait face au siège du Parlement, mais elles en ont été chassées par des jets massifs de lacrymogènes. Les quelques dizaines de membres du parti Nahdha qui ont essayé d’organiser un sit-in devant le parlement n’ont pas résisté aux protestations des cortèges des manifestants et se sont retirées sous la protection des unités antiémeutes. Dans l’ensemble du pays, il n’y a eu aucune réaction de résistance ou de défense de leurs locaux de la part des islamistes, comme si le parti s’était subitement volatilisé. Cette absence de réplique de Nahdha et la multiplication des clivages internes reflètent l’érosion profonde qui touche la popularité du parti et la déliquescence de son organisation une décennie après son arrivée triomphale au pouvoir. Plusieurs voix ont appelé ouvertement à la démission du vieux Cheikh après plus de cinquante ans de règne sans partage sur le parti et l’ensemble de la mouvance islamiste, principalement au sein des sections urbaines de l’organisation.
Le président Kaïs Sayed, l’unique vainqueur
Le soir du 25 juillet, alors que les Tunisiens assistaient à l’effondrement de la coalition au pouvoir et à l’incapacité du gouvernement à contenir les protestations sur l’ensemble du territoire, le président Kaïs Sayed, plébiscité à l’automne 2019 par plus de 72% des électeurs au second tour des présidentielles, a ordonné l’application de l’article 80 de la constitution, prévoyant le transfert des prérogatives de l’exécutif au chef de l’État, le gel des travaux du parlement et surtout la levée de l’immunité parlementaire pour l’ensemble des députés. Cette dernière décision constitue un coup de grâce porté à un hémicycle dont plusieurs membres sont poursuivis pour diverses affaires. Des affaires qui vont du soutien public ou actif à des entreprises terroristes, au blanchiment d’argent en passant par l’atteinte à la législation sur le financement des campagnes électorales. L’immunité parlementaire est perçue par une large frange des gens comme une atteinte à la justice et à l’égalité, puisque plusieurs atteintes aux droits et aux lois du pays ont été sciemment commises par des députés devant les caméras dans une totale impunité.
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L’annonce des décisions présidentielles a donné lieu à des manifestations de soutien dans le pays et il est devenu manifeste que le seul acteur de la scène politique à avoir récupéré la vindicte populaire anti-Nahdha est le président K. Sayed. En effet, grâce aux nouvelles dispositions constitutionnelles d’exception, le chef de l’État a mis la main sur l’ensemble de l’exécutif et a ouvert la voie à l’arrestation de quelques dizaines de députés, principalement affiliés à un bloc parlementaire proche de Nahdha et de la nébuleuse djihadiste. Grâce aux arrestations et à la démission des députés qui lui sont proches, le président K. Sayed tentera, dans le cadre des dispositions d’urgence, dont le délai est restreint à un mois renouvelable, de dissoudre le parlement et de mettre un terme à l’expérience du système hybride institué par la Constitution de 2014. Loin d’être une simple décision dictée par les circonstances, le rejet du système à dominante parlementaire, constitue une revendication chère au cœur du candidat Sayed. En œuvrant de concert avec les forces armées, lesquelles lui ont fait preuve depuis son accession à la magistrature suprême d’une loyauté sans failles et les partis politiques d’obédience révolutionnaire ou radicale, le président K. Sayed va essayer de redresser la barre des politiques de lutte contre la pandémie, entamer la lutte contre le fléau de la corruption, marginaliser les hommes d’affaires dans l’arène politique et améliorer la situation désastreuse des finances publiques.
Autant d’objectifs qui doivent être atteints avant de proposer au pays une série de référendums destinés à remodeler la configuration et l’architecture institutionnelle du pouvoir dans le sens d’un renforcement du rôle et des prérogatives du président au détriment du parlement.
La lutte contre la corruption et la levée de boucliers des hommes d’affaires
Le passage du parti Nahdha à la tête des gouvernements depuis 2011, a été marqué par une série d’amnisties au profit des hommes d’affaires qui constituaient l’armature financière du pouvoir du président déchu Z. Ben Ali. En récupérant ces soutiens, le parti Nahdha ne leur a pas seulement effacé l’ardoise, il leur a surtout offert des opportunités de contrôle du marché et d’alliance avec les « tigres de l’Anatolie », les nouveaux maîtres de l’économie rentière en Tunisie, une Tunisie inféodée de plus en plus aux stratégies de la Turquie d’Erdogan.
Les soutiens algériens et égyptiens
Débouté du parlement et décrié au sein même de son parti, R. Ghannouchi a multiplié les appels auprès des chancelleries occidentales afin d’amener les partenaires traditionnels de la Tunisie à mettre la pression sur le président K. Sayed et l’amener à décréter un « retour au fonctionnement normal des institutions » et donc à son rétablissement au perchoir. Pour contrecarrer ce qu’il a désigné comme une « tentative d’appel à l’ingérence » dans les affaires internes du pays, le chef de l’État a opté pour un rapprochement renforcé et rapide avec le voisin algérien et l’allié égyptien en multipliant les rencontres avec les émissaires des deux pays et en soutenant ouvertement le processus de dialogue entamé entre Le Caire et Alger. Les deux capitales n’ont pas tardé à soutenir les actions entamées par le président tunisien et ont multiplié aussi bien leurs soutiens politiques, qu’en matériel médical et en vaccins.
Loin d’avoir pris parti pour les islamistes de Nahdha, les Occidentaux se sont montrés prudents vis-à-vis des initiatives de K. Sayed et ont appelé à un respect de la constitution et au rétablissement « dans des délais raisonnables » de la fonction parlementaire, sans pour autant arrêter le flux des aides de diverses natures octroyées à la Tunisie.
Fort du soutien large et inconditionnel de la rue et des jeunes en particulier ainsi que des positions des deux pays qui pèsent dans les considérations de la sécurité nationale de son pays, le président K. Sayed ne semble pas pressé de présenter à son peuple et à ses partenaires, notamment européens, une feuille de route détaillant les étapes à suivre pour la période de transition et n’a pas encore mis un terme aux spéculations autour du nom du futur chef du gouvernement. Ces retards constituent des aires de manœuvre pour les opposants au chef de l’État et aussi pour les ingérences des pays et puissances de la région, notamment par le biais de la frontière méridionale du pays, frontière où sévissent des milices proches de la mouvance islamiste et des unités de mercenaires dépêchées par la Turquie.
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Le processus qui semble avoir été mis en œuvre en Tunisie par le président K. Sayed a permis de mettre à nu les réalités de la configuration des équilibres entre les partis et leurs poids respectifs auprès des gens. Il faut, par conséquent, s’attendre à l’émergence de nouvelles formes d’organisation et d’activisme politique qui tranchent avec les modèles, désormais obsolètes, qui ont occupé le devant de la scène depuis 2011. Ce changement est vital dans un pays où les institutions établies par la Constitution se sont avérées incapables de traduire les aspirations d’une jeunesse toujours apte à se rebeller et à se soulever pour rappeler aux tenants du pouvoir que leurs sièges, ils les doivent aux martyrs du « soulèvement de la dignité ».