Relation terrorisme-tourisme : quand les cartes sont des atouts

31 juillet 2021

Temps de lecture : 10 minutes

Photo : Abou Simbel, Egypte, un site touristique frappé par le terrorisme (c) Unsplash

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Relation terrorisme-tourisme : quand les cartes sont des atouts

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Mener une attaque terroriste dans un lieu fortement touristique est l’assurance de disposer d’une grande couverture médiatique et de toucher ce qui est un secteur économique vital pour certains pays. L’efficacité de l’acte est donc forte, non pas tant en terme de morts mais surtout en termes de conséquences politiques. La cartographie des actes terroristes en zones touristiques permet d’éclairer d’un jour nouveau cette relation.

La relation entre terrorisme et tourisme est à la fois permanente et assez ancienne. En effet, depuis le début des années 1960, de ce qui a été désigné comme le « terrorisme international », des attaques contre des touristes et/ou des infrastructures associées au tourisme (hôtels, aéroports, moyens de transport utilisés par les touristes, etc.) ont eu lieu. En raison de la nature des victimes, ces attentats ont eu des impacts médiatiques considérables, mettant en évidence l’efficacité de l’identité vectorielle de leurs victimes[1]. C’est ainsi que des actions comme celles qui ont affecté l’aéroport de Lod (Tel-Aviv, 30 mai 1972) ; Louxor (17 novembre 1997) ; Bali (12 octobre 2002), ou encore le musée du Bardo et une plage près de Sousse en Tunisie en 2015 ont marqué durablement les mémoires collectives en tant que manifestations spectaculaires du terrorisme international.

Cette seule donnée, à laquelle s’ajoute la menace constante que le terrorisme fait peser sur les touristes et l’industrie touristique presque partout dans le monde suffirait déjà à justifier que la relation terrorisme-tourisme fasse l’objet de recherches scientifiques interdisciplinaires approfondies. Pourtant, malgré quelques travaux pionniers à caractère surtout descriptif, les spécialistes du tourisme ont peu abordé cette question ; alors que les chercheurs se consacrant à l’étude du terrorisme n’ont prêté qu’une faible attention au tourisme, même si quelques ouvertures récentes sont perceptibles, surtout en fonction d’une problématique géopolitique[2].

Il nous a donc semblé intéressant d’explorer cette thématique complexe à l’aide d’une démarche cartographique novatrice, permettant d’avancer vers une meilleure formulation des hypothèses de travail à partir de données empiriques contrôlables. Ce faisant, tout en poursuivant notre réflexion méthodologique sur les défis inhérents à la représentation cartographique d’un phénomène aussi complexe que le terrorisme[3], on présentera une vision inédite de sa relation avec le tourisme. Il en résultera, une sorte de ligne de base solide pour engager de futures recherches sur la relation terrorisme-tourisme, d’abord à l’échelle mondiale, puis en examinant plus en détail le cas de l’Égypte pris ici comme exemple.

Les actes terroristes contre les touristes et les infrastructures touristiques (1970-2019)

Comme on l’a dit plus haut, les attaques contre les touristes, les locaux qu’ils fréquentent et les moyens de transport qu’ils utilisent sont assurées d’être fortement médiatisés, et donc de remplir au mieux la fonction communicationnelle propre à l’acte terroriste. À ce titre les touristes constituent en quelque sorte des « victimes idéales » pour les terroristes, ce qui confère à l’étude de ce type d’incidents un intérêt particulier.

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Pourtant, lorsque l’on examine les données contenues dans la Global Terrorism Database (GTD)[4], et compte tenu de quelques incertitudes liées à la codification des cas, on constate que les attaques prenant spécifiquement les touristes pour cible sont extrêmement peu nombreuses. En effet, elles représentent seulement 0,23 % (vérifier) des cas, soit 455 des 201 183 évènements répertoriés. La figure suivante permet de visualiser leur fréquence au long de la période 1970- 2019) :

Fig. 1 Fréquence annuelle des actes terroristes (1970-2019) : total et attaques contre les touristes

On remarque d’abord l’énorme différence entre l’échelle concernant les actes visant les touristes (à droite, en rouge) et celle qui sert à rendre compte de l’activité terroriste dans son ensemble (à gauche, en noir). Mais surtout que la variation annuelle des attaques contre les touristes ne suit pas les tendances générales de l’activité terroriste dans son ensemble, sans que l’on puisse proposer une interprétation robuste de ce fait en raison du faible nombre des incidents concernés. Ce qui se dégage, en revanche, de cet histogramme est l’évidence de la menace permanente que le terrorisme fait peser sur les touristes et (donc) les lieux qu’ils fréquentent.

La carte suivante représente la distribution spatiale de ce type d’attaques, leur corrélation (éventuelle) avec les sites accueillant le plus grand nombre de touristes internationaux et l’origine nationale des victimes létales d’attentats.

Fig. 2. Distribution spatiale des actes terroristes ciblant des touristes (1970-2019) en relation avec l’importance des destinations et la nationalité des victimes.

Une telle carte ne permet pas une interprétation à elle seule, et son utilité est surtout de servir d’appui à des questions et hypothèses ultérieures. En effet, s’agissant de la représentation sur un planisphère d’incidents très rares répertoriés sur une longue période de presque un demi-siècle, seuls des constats généraux peuvent être avancés, avec l’avantage, toutefois, qu’ils reposent sur des données contrôlées et non de vagues impressions. Ainsi, sur un fond de haute dispersion (beaucoup de pays peuvent être le théâtre d’au moins un incident), apparaissent des aires de forte concentration des attentats (Europe de l’Ouest, Égypte, Israël, la zone Afghanistan/Pakistan ; et dans une moindre mesure le Pérou et les Philippines). À ce stade du raisonnement il est seulement possible de comprendre que la plupart de ces actes, si bien ils affectent par définition des touristes étrangers, concernent des conflits qui peuvent être purement locaux. Mais les victimes sont « occidentales » dans leur immense majorité, ce qui ressort de l’observation des flèches brunes de la carte. Enfin, les cas du Yémen et de la Chine, par exemple, montrent que la prévalence (relative) du terrorisme tend à être indépendante de l’importance du pays en tant que destination touristique.

Pour enrichir la réflexion et affiner les hypothèses, il est indispensable de changer de niveau d’analyse, ce que nous entreprenons ici en considérant le cas de l’Égypte.

Une étude de cas expérimentale : l’Égypte

On a choisi le cas de l’Égypte pour explorer de nouvelles techniques graphiques et cartographiques destinées à rendre compte du fait terroriste, ici spécifiquement dirigé contre le tourisme, du fait de la persistance des attentats terroristes dans ce pays tout au long de la période pour laquelle on dispose de données de la GTD, mais suivant des séquences différentes qui se dégagent clairement de l’histogramme suivant :

Fig. 3. Égypte, Distribution temporelle des attaques terroristes ciblant les touristes et du total des attentats.

La comparaison de ces deux fréquences permet deux constats préliminaires importants. D’abord l’extrême rareté des attaques contre des touristes qui se traduit par le fait qu’il a fallu réduire par un facteur 100 l’échelle servant à représenter les attentats contre les touristes (échelle de droite sur le graphique, correspondant aux barres rouges), par rapport à celle qui concerne le total des attentats s’étant produits en Égypte (échelle à gauche, et barres grises).

Ensuite, si le total des attentats correspond à une distribution clairement bimodale, répondant à des changements de situation géopolitique qu’il s’agit d’élucider, en revanche les (rares) attaques contre des touristes se produisent de façon irrégulière, mais constante. Ce qui renforce l’hypothèse de leur efficacité redoutable ainsi que de leur « polyvalence ».

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Ces premiers aperçus nous serviront pour l’examen des cartes suivantes, dont la première représente la distribution spatiale du total des attentats en Égypte répertoriés dans la GTD.

Fig. 4. Distribution spatiale et temporelle des attentats terroristes en Égypte (1970-2019)

Sur la base de l’histogramme de la figure 3, on a distingué deux périodes qui correspondent à des ruptures temporelles et, schématiquement, aux deux moments du jihadisme en Égypte tel qu’ils ressortent de la consultation de quelques références usuelles en la matière[5]. Et on voit qu’à la discontinuité temporelle précédemment identifiée correspond aussi une distribution spatiale contrastée. Au cours de la première période, on perçoit que les attentats se produisent principalement au sud, dans la vallée du Nil. La carte suscite donc aussi immédiatement un questionnement à propos des audiences concernées par la stratégie communicationnelle des terroristes. Car en ciblant des touristes il est possible de générer plusieurs effets qui s’inscrivent dans le cadre de conflits internes et/ou internationaux variables. Dans le cas des attentats de la première période les audiences et les effets visés étaient principalement internes : rejet des perversions occidentales importées par les touristes et, surtout, provoquer l’effondrement de l’industrie touristique égyptienne. Les touristes victimes des attentats servant majoritairement de vecteurs aux messages sapant l’autorité de l’État égyptien[6]. Cet objectif est partagé avant la décennie 2010 par un ensemble de groupes jihadistes plutôt centrés sur un combat local. Même si des connexions de plus en plus fréquentes s’établissent au cours des années 1990 avec une mouvance internationale en voie de constitution, qui aboutira à la consolidation d’al-Qaïda avec une forte composante égyptienne dont Ayman al-Zawahiri est le représentant le plus célèbre.

Vers 2011 commence une nouvelle période où l’activité terroriste se développe principalement dans le nord (Le Caire et sa région, le delta du Nil et surtout le Sinaï). Ce changement dans la localisation des attentats correspond dans une grande mesure à l’émergence de l’État Islamique, dont les actions s’adressent aussi à d’autres audiences. Par exemple, la destruction de l’avion de MetroJet (31 octobre 2015, 224 morts) répond principalement à la volonté de l’EI de châtier la Russie pour son intervention en Syrie, et beaucoup moins à des considérations locales. Une étude détaillée, qui sort du propos de cette note, de chaque attentat devrait confirmer la nature dominante des audiences visées au cours de cette période récente.

En tout état de cause, la « polyvalence » des attaques contre les touristes ressort également de l’examen de la figure : en montrant la localisation des (rares) attentats contre des touristes en relation avec les sites touristiques égyptiens, elle rappelle une autre donnée importante. Pour parvenir à produire un impact maximal, l’attentat qui vise les touristes (cibles excellentes, en soi, comme on l’a déjà souligné) gagne beaucoup à se produire dans un lieu célèbre et mondialement connu. Dans le cas que nous examinons ici ce principe paraît avoir été soigneusement respecté par les générations successives de terroristes : les attentats commis à Louxor, près des pyramides de Gizeh et Sakkara et à Alexandrie ont eu un retentissement considérable dans les médias occidentaux, tout comme ceux – moins nombreux – qui ont atteint les stations balnéaires de Sharm el Sheikh, sur la mer Rouge. En revanche l’oasis de Siwa, une des attractions touristiques du pays, n’a pas connu d’attentats, l’ouest égyptien n’intéresse visiblement pas les terroristes, faute de cibles à toucher. Les quelques attentats centrés sur de hauts lieux touristiques sont donc bien plus efficaces, ils donnent de l’Égypte une image de dangerosité qui contraste avec la réalité de la menace telle qu’elle se dégage de l’analyse quantitative et spatialisée des incidents.

Enfin, la figure 5 permet de synthétiser la réflexion :

Fig. 5. Égypte : espaces et temps du terrorisme (1970-2019)

Avec cette carte on parvient à une étape additionnelle de la recherche : celle où se dégagent à la fois les espaces et les périodes de l’activité terroriste la représentation des périmètres à l’intérieur desquelles se situe la majeure partie des actes terroristes de chaque période montre bien qu’elles ont eu des localisations différentes, vallée du Nil avant 2010, delta du fleuve et Sinaï ensuite. Et le calcul des barycentres (centres de gravité tenant compte du « poids » des évènements) indique bien que c’est le nord du Sinaï qui est l’une des localisations principales des actes terroristes. La combinaison de ces deux techniques cartographiques[7] montre bien le déplacement spectaculaire de la conflictualité violente que le terrorisme exprime dans ce cas.

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Conclusion

Cette note avait pour ambition de montrer quelques développements récents en matière d’utilisation des techniques graphiques et cartographiques pour l’étude du terrorisme. Il s’agit d’une orientation jusqu’à présent peu explorée systématiquement, en comparaison avec les avancées actuelles que connaissent les études sur le terrorisme grâce à l’usage d’autres méthodes, notamment quantitatives[8]. Pourtant la carte, judicieusement construite sur la base de données solides et contrôlables, est un excellent instrument pour explorer méthodiquement ce que Xavier Raufer appelle le champ préalable d’inspection[9], c’est-à-dire les conditions spatio-temporelles qui déterminent la nature d’un problème qu’il s’agit d’affronter pratiquement (antiterrorisme) et/ou théoriquement dans une perspective scientifique. Les études sur le terrorisme ont trop longtemps souffert d’approximations intéressées, de généralités infondées et de proclamation à l’emporte-pièce. Dans la mesure où l’approche cartographique que nous proposons permet de surmonter, au moins partiellement, ces insuffisances, il nous paraît opportun d’en poursuivre l’exploration.

Notes

[1] Sur la notion d’identité vectorielle des victimes directes du terrorisme, c’est-à-dire leur capacité à transmettre par le spectacle de leur victimation et de leur souffrance les messages que les terroristes adressent à différentes audiences, voir : D. Dory, « Le terrorisme comme objet géographique : un état des lieux », Annales de Géographie, N° 728, 2019, 5-36.

[2] On trouvera une orientation concernant l’état actuel de la question et une bibliographie de base dans : D. Dory, « Terrorisme et tourisme : pour un cadre d’analyse géopolitique », Sécurité Globale, N° 21, 2020, 75-103.

[3] Voir, notamment : H. Théry ; D. Dory, « Espace-temps du terrorisme », Conflits, N° 33,  2021, 47-50, https://www.revueconflits.com/herve-thery-daniel-dory-espace-temps-du-terrorisme/ ; H. Théry ; D. Dory, « Solhan : cartographier le terrorisme et la dynamique territoriale d’une insurrection », Mappemonde, N° 131, 2021, en ligne : https://journals.openedition.org/mappemonde/6129 ; D. Dory ; R. Somain, « Quando o mapeamento do terrorismo se torna preditivo », Confins, N° 50, en ligne : https://journals.openedition.org/confins/38244 ; H. Théry ; D. Dory, « Le terrorisme au Brésil : réalités, évolutions et incertitudes », Sécurité Globale, N° 26, 2021, 17-35, https://www.cairn.info/revue-securite-globale-2021-2-page-17.htm . D. Dory, « Tourisme et terrorisme international : une approche cartographique », Via [En ligne], 19 | 2021, http://journals.openedition.org/viatourism/7223  ; DOI : https://doi.org/10.4000/viatourism.7223

[4] Il s’agit de la base de données la plus complète et librement accessible sur le terrorisme : https://www.start.umd.edu/gtd/ . Nous en avons exposé les principales caractéristiques et limites dans les travaux cités à la note précédente.

[5] Pour la période 1970-2010 : T. Orr, Egyptian Islamic Jihad, Rosen, New York, 2003 ; Jacques Baud, Encyclopédie des Terrorismes et Violences organisées, Lavauzelle, Panazol, 2009, (entrée Égypte, 305-307) ; G. Martin (Ed.), The Sage Encyclopedia of Terrorism, Sage, London, 2011, (entrée Gama’a al Islamiyya, 226-227). Pour la période post-2010 : O. Hanne ; T. Flichy de la Neuville, L’État Islamique. Anatomie du nouveau Califat, Bernard Giovanangeli, 2015, (pp. 121-172). Pour un utile survol complémentaire sur l’histoire de l’antiterrorisme en Égypte, lire : D. Al Raffie, « Extremism in moderation : Understanding state responses to terrorism in Egypt », in : M. J. Boyle, (Ed.), Non-Western Responses to Terrorism, Manchester University Press, Manchester, 2019, 294-322.

[6] Voir à ce propos : H. Aziz, « Understanding attacks on tourists in Egypt », Tourism Management, Vol. 16, N° 2, 1995, 91-95.

[7] Présentes dans le logiciel Cartes et Données (Articque), que nous avons utilisé. Les modules « envelope » et « barycentres », conçus pour optimiser les localisations commerciales, trouvent ici une application inédite.

[8] Cf. D. Dory, « Les Terrorism studies à l’heure du bilan », Sécurité Globale, N° 22, 2020, 123-142.

[9] X. Raufer, Les nouveaux dangers planétaires, Ed. du CNRS, Paris, 2012, 189-191.

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À propos de l’auteur
Hervé Théry et Daniel Dory

Hervé Théry et Daniel Dory

Hervé Théry est géographe, directeur de recherche émérite au CNRS-Creda et professeur à la Universidade de Sao Paulo. Membre du Comité Scientifique de Conflits. Daniel Dory. Chercheur et consultant en analyse géopolitique du terrorisme. A notamment été Maître de Conférences HDR à l’Université de La Rochelle et vice-ministre à l’aménagement du territoire du gouvernement bolivien. Membre du Comité Scientifique de Conflits.

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