New Dehli se méfie de la collaboration sino-pakistanaise en Afghanistan, à l’heure où les troupes américaines quittent le pays. La question est à l’ordre du jour de la visite en Inde du secrétaire d’État américain Antony Blinken.
Article de Pranay Sharma paru dans le South China Morning Post, 27 juillet 2021
Traduit par Alban Wilfert pour Conflits
La Chine et le Pakistan ont annoncé qu’ils entamaient une coopération étroite en Afghanistan. Alors que les dernières troupes américaines et internationales se retirent, laissant derrière elles un vide sécuritaire exploité par les insurgés talibans, les décideurs politiques indiens s’inquiètent de cette décision.
Relations tendues
Les relations de New Dehli avec Pékin et Islamabad sont tendues, aussi le plan de collaboration en cinq points annoncés par Wang Yi, ministre chinois des Affaires étrangères, et Shah Mahmood Qureshi, son homologue pakistanais, provoque-t-il une certaine appréhension en Inde. Le pays se prépare également à l’instabilité qui découlera sans doute de la probable guerre civile à venir en Afghanistan.
Selon C. Raja Mohan, directeur de l’Institut d’études sud-asiatiques de l’Université nationale de Singapour, une collaboration plus étroite entre Chine et Pakistan pourrait constituer un « défi de taille pour l’Inde ». « L’empreinte régionale comme mondiale de la Chine n’a cessé de s’accroître, et ce n’est plus qu’une question de temps avant qu’elle ne soit visible en Afghanistan », a-t-il déclaré. L’Inde est coincée dans un conflit frontalier avec la Chine, et perçoit le Pakistan comme son plus grand rival, alors qu’elle voit déjà dans leur coopération bilatérale à travers le corridor économique Chine-Pakistan comme une menace pour son commerce et sa sécurité.
Ces préoccupations seront à l’ordre du jour cette semaine. En effet, le pays accueille le secrétaire d’État américain Anthony Blinken, qui doit rencontrer le ministre indien des Affaires étrangères S. Jaishankar ainsi que le Premier ministre Narendra Modi.
Le général Wali Mohammad Ahmadzai, chef de l’armée afghane, devait se rendre en Inde mardi pour discuter avec des responsables militaires et de sécurité indiens de la coopération en matière de défense. Son voyage a toutefois été reporté lundi en raison de l’offensive en cours des talibans, d’après les médias indiens citant l’ambassade d’Afghanistan.
Les talibans, qui affirment contrôler 85% du territoire, exigent la démission du président afghan Ashraf Ghani, ce que Kaboul cherche à éviter en négociant avec le mouvement à Doha, au Qatar.
L’armée afghane, qui a subi des pertes sur les champs de bataille ces dernières semaines, concentre désormais ses forces sur les villes les plus cruciales et les infrastructures les plus vitales, comme les postes-frontières. Les États-Unis se sont engagés à maintenir un soutien aérien même une fois leurs troupes parties. Ce départ, prévu pour septembre, marquera la fin de vingt ans de présence américaine en Afghanistan.
Li Li, directrice adjointe de l’Institut des relations internationales de l’université Tsinghua de Pékin, a déclaré que la réunion du ministre des Affaires étrangères Wang avec son homologue afghan au début du mois avait permis d’expliciter les espérances de la Chine en Afghanistan. Selon une déclaration publiée à l’issue des entretiens, la Chine souhaite, entre autres, empêcher une guerre civile, veiller à ce que l’Afghanistan ne devienne pas un refuge pour les terroristes et faire en sorte que le dialogue intra-afghan se poursuive.
« La Chine ne peut que contribuer à la stabilité et au développement de l’Afghanistan, mais elle n’est pas en mesure d’apporter une solution [politique] », a déclaré Li Li. Si nécessaire, a-t-elle ajouté, la Chine pourrait aussi rejoindre une mission de maintien de la paix sous mandat de l’ONU dans le pays.
Selon les observateurs, les bonnes relations qu’entretient la Chine avec les différents acteurs politiques d’Afghanistan, y compris les talibans et les puissances voisines, ont des effets positifs pour la stabilité régionale.
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Conflits frontaliers
Le développement économique afghan sera également stimulé par les investissements chinois dans les infrastructures du pays. Le tabloïd nationaliste chinois Global Times a déclaré au début du mois que les responsables de Pékin, d’Islamabad et de Kaboul étaient enclins à étendre le Corridor économique Chine-Pakistan, qui est partie prenante de la nouvelle route de la soie que promeut la Chine, à l’Afghanistan.
Amar Sinha, diplomate à la retraite qui a occupé le poste d’ambassadeur en Afghanistan, a déclaré qu’aucune partie ne s’opposerait à l’amélioration de la connectivité dans le pays. Cependant, le Corridor traversera un territoire indien sous « occupation illégale » pakistanaise, affirme-t-il. Impliquer Kaboul dans le projet reviendrait à obtenir son approbation quant au plein droit du Pakistan à considérer le territoire comme sien.
Dans le même temps, les décideurs indiens ont en tête les soupçons de New Delhi quant au soutien par Islamabad d’extrémistes qui pourraient s’en prendre à l’Inde, ainsi que les efforts du pays pour asseoir son influence en Asie du Sud afin de contrer la Chine. Mais, selon Li Li de l’Université de Tsinghua, il est peu probable que Pékin se précipite en tant qu’investisseur majeur, se concentrant désormais sur l’aide humanitaire avant un règlement politique négocié, même si elle a nommé un diplomate chevronné, Yue Xiayong. « Ce n’est qu’une fois la paix et la stabilité assurées que les investissements chinois joueront un rôle plus important », a-t-elle déclaré.
Ayesha Siddiqa, politologue pakistanaise spécialiste des relations entre civils et militaires en Asie du Sud, a déclaré qu’Islamabad et Pékin avaient une aide mutuelle à s’apporter en Afghanistan. Le Pakistan a entretenu les talibans et souhaite désormais qu’ils fassent partie de la structure de gouvernance de l’Afghanistan, a-t-elle déclaré. Elle ajoute qu’Islamabad est également en mesure de maintenir ouvertes les lignes de communication avec les insurgés pour la Chine, tandis que l’implication de Pékin dans le Corridor a offert une protection aux infrastructures en cours de développement au Pakistan contre les menaces sécuritaires.
Cependant, la prévention des actes terroristes sera une tâche ardue, comme en témoigne l’explosion d’un bus à Dasu au début du mois, qui a vu plusieurs ressortissants chinois perdre la vie. Le Pakistan a déployé son armée pour surveiller la frontière avec l’Afghanistan afin d’éviter que la violence ne déborde.
L’Afghanistan étant connu comme le « cimetière des empires », où plusieurs grandes puissances, Grande-Bretagne, Russie et États-Unis, ont connu la défaite, l’Inde se demande comment la Chine va s’en sortir.
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Stabilité régionale
Mais M. Siddiqa a déclaré que la Chine chercherait avant tout à protéger ses intérêts nationaux.
« Personne n’a de recette miracle pour la stabilité en Afghanistan, et la Chine veillera à ce que son propre territoire et sa population musulmane ne soient pas menacés », a-t-elle déclaré.
Cependant, dans le cas du Pakistan, il n’est pas exclu que les généraux pakistanais envisagent les avantages à court terme d’un soutien continu aux talibans contre Kaboul et d’une mise à l’écart de New Dehli, au vu des relations tendues avec cette dernière. Il s’agirait d’aider les talibans à prendre le contrôle d’un plus grand nombre de territoires malgré la résistance de Kaboul et de ses alliés, dont l’Inde.
Au cours des 20 dernières années, l’Inde a consacré 3 milliards de dollars américains à des projets de développement en Afghanistan, notamment à la construction d’hôpitaux, de ponts, de stations-service et du bâtiment du Parlement.
Selon Rajiv Bhatia, un diplomate à la retraite aujourd’hui membre distingué du groupe de réflexion Gateway House basé à Mumbai, l’une des préoccupations est celle de la focalisation chinoise sur la situation économique de l’Afghanistan. Dans ce cas, le Pakistan pourrait être amené à jouer un rôle plus important dans les affaires de politique et de sécurité, compromettant de la sorte l’accès de l’Inde à l’Asie centrale et à l’Eurasie via l’Afghanistan.
Mais, pour Li Li, il était prévisible que la Chine soit ouverte à une collaboration avec des pays comme les États-Unis, pour promouvoir la paix et la stabilité dans le pays.
Gautam Bambawale, ex-ambassadeur indien en Chine (2017-2018), a déclaré que les voisins avaient discuté de la coopération concernant l’Afghanistan avant que leur différend frontalier connaisse une escalade l’année dernière, et qu’il avait même été question de former conjointement des diplomates afghans à New Delhi et à Pékin. « Mais ces discussions se sont arrêtées à cause de la pandémie et des actions militaires chinoises au Ladakh oriental », a-t-il déclaré. « Elles ne devraient pas reprendre de sitôt ».
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