Guerre du Haut-Karabagh : quels enseignements pour la France ?

28 juillet 2021

Temps de lecture : 8 minutes

Photo : November 13, 2020 - Shushi, Nagorno-Karabakh. Armenian forces are setting up new defensive positions after their defeat in and around the strategically important town of Shushi. (photo by Jonathan Alpeyrie/Sipa Press)//ALPEYRIEJONATHAN_0304.10325/2011142317/Credit:Jonathan Alpeyrie/SIPA/2011142317

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Guerre du Haut-Karabagh : quels enseignements pour la France ?

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La guerre du Haut-Karabagh, qui a opposé l’Azerbaïdjan à la république d’Artsakh soutenue par l’Arménie, a défrayé la chronique mondiale du 27 septembre 2020 à la signature du cessez-le-feu sous patronage de la Russie le 10 novembre de la même année. Résurgence d’un conflit territorial ancien, les hostilités ont pris la forme d’une guerre interétatique, symétrique, comme on n’en avait pas vu depuis longtemps. A la fois classique du point de vue de ses enjeux et des parties en conflit et contemporain sur le plan des moyens employés et des équipements, ce conflit apparaît comme un laboratoire de la guerre de haute intensité.

Une synthèse du rapport d’information sénatorial « Haut-Karabagh : dix enseignements d’un conflit qui nous concerne » par Alban Wilfert pour Conflits.

[NB : Les mots ici entre guillemets sont entre guillemets dans le texte du rapport ou visent à citer les mots de personnes interrogées, l’auteur de ces lignes ne les a pas ajoutés].

Quelles leçons les autres Etats, la France en premier lieu, peuvent-ils tirer d’un tel conflit ? C’est pour mieux le comprendre qu’Olivier Cigolotti et Marie-Arlette Carlotti, membres de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat ont remis à la présidence de la chambre haute un rapport d’information dégageant « dix enseignements » de ce « conflit qui nous concerne ». Ce rapport, structuré en deux parties, revient sur des enseignements géopolitiques et militaires. C’est ce second temps de la réflexion, sous le vocable « Une guerre du XXIe siècle ? », qui fera ici l’objet d’une synthèse.

Les drones, nouvel avatar de la guerre aérienne

La guerre du Haut-Karabagh a mis en évidence une nouveauté majeure sur le plan de la conflictualité dans la troisième dimension. Alors même que l’aviation et les hélicoptères y ont très peu servi, en raison de leur vulnérabilité aux défenses anti-aériennes et de leur rapport coût/efficacité, voire de la crainte d’une escalade avec la Turquie, le rôle des drones s’est avéré déterminant.

Plutôt que de s’ajouter à l’arme aérienne, les drones s’y sont substitués, jouant les rôles qui étaient jusqu’alors confiés à celles-ci. Présentant l’avantage d’être moins détectables par les défenses anti-aériennes que les avions et moins coûteux que ces derniers, la trentaine de drones à la disposition de l’armée azérie a servi à effectuer des frappes contre des véhicules peu blindés et à servir d’appui-feu, en plus de remplir des fonctions ISR (pour intelligence, surveillance, reconnaissance, autrement dit des missions de renseignement militaire). En combinant drones « senseurs », chargés de missions ISR, et drones « effecteurs », servant à la désignation d’objectifs et à des frappes aériennes, l’Azerbaïdjan a fait remplir à ces systèmes d’armes la totalité des fonctions classiques confiées aux avions, à moindres frais : la perte éventuelle de drones est bien moins onéreuse. Il s’agit, dès lors, d’un équipement conçu comme « consommable », ce qui s’observe également à travers l’usage complémentaire par l’Azerbaïdjan de 250 « munitions maraudeuses ». Ces loitering munitions importées d’Israël sont télé-opérées et dotées d’une charge explosive, pouvant atteindre une autonomie de plusieurs heures et un rayon d’action de 1000 km, ce qui leur vaut d’être qualifiées de « drones suicides » ou « kamikazes ». Ces armes, dont les progrès de l’intelligence artificielle amélioreront sans doute à l’avenir l’autonomie et l’efficacité, ont notamment servi à la suppression des défenses anti-aériennes ennemies.

L’un des éléments-clés de la victoire azerbaïdjanaise est l’efficacité de son « complexe de reconnaissance-frappe », combinant artillerie et drones avec gain en précision des frappes et raccourcissement de la boucle décisionnelle, accélérant de la sorte les boucles de tir et accroissant leur précision. Jean-Jacques Patry, chercheur à la Fondation pour la recherche stratégique (FRS), y voit une nouvelle doctrine d’emploi des forces, promise à un bel avenir, qu’il nomme doctrine des « salves manœuvrantes », reposant sur le rassemblement de machines communicantes non habitées de manière à leur faire remplir les fonctions d’une flotte d’attaque habitée : « mouvement, brouillage, leurrage, reconnaissance et identification de cibles, destruction et évaluation des dommages »[1]. Si cette guerre n’est pas la première à voir le développement de ce type de dispositifs, dont les Etats-Unis ont déjà fait usage, l’intégration de munitions maraudeuses dans ceux-ci est une innovation de la Turquie, alliée de l’Azerbaïdjan. Ce pays a minutieusement préparé cette campagne interarmées et pensé ce concept d’opération d’usure du potentiel arménien, fondé sur l’usage du binôme drones-artillerie et de munitions maraudeuses, souligne Jean-Jacques Patry[2].

De toute évidence, la France devrait tirer les enseignements de l’émergence d’une telle doctrine nouvelle. Si les forces armées françaises devraient compter un millier de drones armés d’ici trois ans, leur emploi de MALE Reaper et d’Eurodrone reste essentiellement stratégique, quasi exclusivement pour des opérations de haute valeur ajoutée. A contrario, l’Azerbaïdjan a fait un usage tactique d’armes moins coûteuses, « consommables », au profit de ses unités de première ligne.

Un tel constat implique par ailleurs de repenser la défense sol-air (DSA) et la lutte anti-drones (LAD). De fait, dans les armées françaises, la défense sol-air a pâti des coupes drastiques liées à la fin de la guerre froide et au contexte de contrainte budgétaire. Les environnements des opérations extérieures (opex) se caractérisant par une supériorité aérienne française, ces opérations ont favorisé l’abandon des systèmes de défense sol-air à courte et moyenne portée, au point que la spécialisation dans la DSA n’est plus l’apanage que d’un seul régiment français, le 54e d’artillerie. Auditionné à l’Assemblée Nationale en octobre 2019, le chef d’état-major des armées (CEMA) François Lecointre, a souligné le « choix » fait « il y a quinze ans d’abandonner la capacité de défense sol-air d’accompagnement », avant de reconnaître que « le phénomène drone change la donne ». Les auteurs du rapport relèvent donc l’importance que devront revêtir DSA et LAD dans la prochaine loi de programmation militaire. Il faudra en effet se prémunir contre des attaques combinant menaces conventionnelles et éléments plus « rustiques » et nombreux tels que des drones et munitions télé-opérées. En effet, une telle combinaison posant de nouveaux défis en termes de détection, qui devront être relevés par des radars de nouvelle génération, et de neutralisation, impliquant une évolution des moyens de défense, d’autant plus que l’autonomie des drones va croissant. Pour ce faire, la France fait depuis 2014 l’acquisition de moyens mobiles de lutte anti-drones (MILAD) et de fusils brouilleurs destinés à équiper forces terrestres, aériennes et navales tant en métropole que sur un théâtre d’opération extérieure. Toutefois, cela ne fera pas tout : il s’agira également d’arriver à la supériorité par la saturation de l’espace aérien. Cela pose d’emblée la question de la guerre de haute intensité.

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Les défis posés par la guerre de haute intensité

Les sénateurs le soulignent, la guerre du Haut-Karabagh est l’un des premiers conflits interétatiques du XXIe siècle, ravivant le modèle de la guerre classique, symétrique, mais non sans innovations. Elle a vu, écrivent-ils à plusieurs reprises, le retour de la manœuvre, avec une armée azérie à l’offensive, alternant actions de fixation et de contournement et mettant en œuvre tous les matériels à sa disposition.

Le concept de haute intensité, qui a fait beaucoup parler de lui au sein des états-majors ces dernières années, renvoie à une guerre qui changerait d’échelle, touchant aussi bien les domaines politique, économique ou diplomatique que le militaire, « tous les champs et milieux de confrontation, en soumettant nos forces et nos zones arrières à des menaces multiples de désinformation, brouillage, menace aérienne et en provoquant l’épuisement rapide des stocks de pièces et de munitions, voire des pertes humaines élevées », selon les mots écrits en octobre 2020 par le général Thierry Burkhard[3], qui a récemment succédé à François Lecointre au poste de chef d’état-major des armées.

Le récent conflit constitue un exemple de guerre de haute intensité, très consommatrice en termes économiques, humains et matériels. On compte 4000 morts chez les militaires de chaque camp, un chiffre considérable si on le rapporte aux 40 000 naissances célébrées chaque année en Arménie. Si les pertes matérielles sont six fois plus importantes chez les Arméniens que chez les Azéris, ces derniers ont toutefois assisté à la destruction de 26 de leurs drones. Ainsi, alors que la supériorité « 3D » est assurée aux armées occidentales dans bien des opérations de guerre asymétrique qu’elles mènent à l’étranger, ce conflit est l’occasion de réfléchir à de futurs conflits où elles n’en jouiront plus. En effet, c’est le matériel utilisable en opex, plutôt que celui qui devrait servir à une potentielle guerre de haute intensité, qui est privilégié depuis des années par la France dans ses choix budgétaires. Par conséquent, ses forces armées ne comptent plus guère de moyens de minage anti-chars mécaniques ou de moyens de déminage lourds si ce n’est un modèle d’engin blindé du génie… vieux de quarante ans. Le développement du matériel destiné à la haute intensité doit donc, désormais, être planifié, pour retrouver une dynamique de croissance des stocks. En amont, les programmes d’armement doivent tenir compte des modes opératoires nouveaux de nos adversaires potentiels en étant en mesure d’adapter rapidement les défenses. Ces programmes doivent être souples, aptes à des adaptations qui viseraient à y intégrer des éléments d’innovation. L’arbitrage entre la « masse » et la technologie doit aujourd’hui être repensé, arbitrage au centre des enjeux du programme Titan de rénovation du segment lourd de l’armée de terre ou encore de programmes franco-allemands autour du char MGCS (Main Ground Control System) et de l’artillerie CIFS (Common Indirect Fire System). A titre d’exemple de cette alternative entre précision et saturation, l’Azerbaïdjan use de lance-roquettes multiples et de missiles balistiques, quand la France recourt au lance-roquettes unitaire (LRU). Or, dans un conflit de haute intensité, la saturation de l’espace aérien est essentielle, ce qu’a compris l’Azerbaïdjan qui a privilégié la « masse » en usant avant tout de drones « consommables ». Il faut, selon le général Burkhard cité par les auteurs, préférer à la « très haute technologie » des systèmes d’armes qui « soient toujours relativement résilients et stables et qu’en plus, ils soient capables de fonctionner en mode dégradé ». Les équipements doivent être en mesure d’apporter un soutien direct sur le théâtre d’opération, d’aider à la réactivité.

Surprise stratégique et complexification des conflits : le visage des hostilités au XXIe siècle ?

Au même titre que la prise de Mossoul par Daesh, que l’annexion de la Crimée par la Russie (2014) ou que l’engagement de ce dernier pays en Syrie (2015) ou encore, dans un autre registre, que la pandémie de Covid-19, la guerre du Haut-Karabagh est une illustration du risque de surprise stratégique. La notion de surprise, qui a toujours été au cœur de la stratégie dans la mesure où elle donne l’avantage à celui qui prend l’initiative, est encore d’actualité.

Ces opérations courtes, préparées dans la discrétion, permettent de mettre la communauté internationale devant le fait accompli, notamment dans le cas de conflits hybrides, gelés, qu’on ne pensait plus susceptibles de dégénérer en guerre ouverte. En ne laissant qu’un temps de préavis très bref, de quelques semaines dans le cas de la guerre du Haut-Karabagh, entre les premiers signaux d’alerte et le début du conflit proprement dit, l’attaquant bénéficie d’un avantage certain sur une défense qui n’a pas eu le temps de s’organiser. Seul un travail du renseignement, impliquant non seulement des « capteurs » en quête d’informations mais également des moyens d’analyse et de recherche, peut permettre de se prémunir contre ce genre d’opérations.

De fait, alors que les investissements effectués par Bakou dans la défense ces dernières années se sont montrés considérables au point de porter le pays à la 9e place mondiale des dépenses militaires rapportées au PIB, on y a vu un moyen pour lui de rééquilibrer les forces en présence par rapport à la guerre précédente qu’il avait perdu plutôt que le signe d’un conflit prochain. La vente d’armes à l’Azerbaïdjan comme à l’Arménie était soumise depuis les années 1990 à un embargo, embargo toutefois trop peu contraignant pour empêcher toute importation. Des preuves photographiques ont été apportées de la présence d’équipements fournis par des sociétés canadiennes. Dans le même temps, l’Azerbaïdjan renforçait ses liens avec la Turquie quand l’Arménie voyait ses relations avec la Russie se détériorer : la dégradation du contexte international et le retour des « Etats puissances » peuvent faire dégénérer des hostilités gelées en conflits ouverts. Le partenariat avec la Turquie s’est en effet avéré une aide précieuse pour l’Azerbaïdjan qui a notamment pu compter sur l’envoi de 1500 à 2000 mercenaires djihadistes par son allié, tandis que l’Arménie avait à ses côtés quelques combattants français et libanais d’origine arménienne. Le phénomène du mercenariat n’a rien de nouveau, ayant au contraire connu son apogée à la fin du Moyen Âge et au début de l’époque moderne. Toutefois, il monte aujourd’hui en puissance, à l’instar notamment du groupe russe Wagner, présent en Syrie et sur le continent africain, en dépit du droit international humanitaire qui exclut les mercenaires des garanties de protection comme le statut de prisonnier de guerre, et de textes réprimant cette activité, signés par certaines puissances dont la France. Le caractère symétrique, interétatique, de tels conflits, n’empêche pas qu’une composante hybride, faite d’interférences d’acteurs, étatiques ou non, étrangers aux parties en conflit, vienne les complexifier.

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Notes

[1] La « salve manœuvrante » : une avancée décisive dans les combats des 20 prochaines années en attendant l’ère des essaims autonomes, Jean-Jacques Patry, FRS, Défense & Industries, n°15, avril 2021 (cité dans le rapport).

[2] Ibid.

[3] Général Thierry Burkhard, Cahiers de la RDN sur la Vision stratégique de l’armée de terre (octobre 2020) (cité dans le rapport).

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À propos de l’auteur
Alban Wilfert

Alban Wilfert

Etudiant en Histoire et en Expertise des conflits armés, Alban Wilfert est l’auteur d’un mémoire de recherche intitulé « Le soldat et la chair. Réalités et représentations des sexualités militaires au long XVIIe siècle (1598-1715), entre viol et séduction ».

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