Une langue ne sert pas qu’à parler, mais aussi à penser. Elle véhicule des concepts, des règles juridiques, des façons de voir le monde. En ce sens, la langue est un enjeu majeur de la puissance. Entretien avec Jean-Yves Bouffet.
Cet entretien est la retranscription d’une partie de l’émission qui peut être écoutée à cette adresse.
Jean-Baptiste Noé : La marine fait usage de langages propres, celui des fanions maritimes et le morse, mais aujourd’hui c’est l’anglais qui est présent. Dans les ports internationaux, quels sont les pays qui imposent leur langue ?
Jean-Yves Bouffet : Clairement, aujourd’hui, l’anglais prend le pas sur la plupart des autres langues. Même des marins qui ont leur langue maternelle usent de l’anglais dans certains usages professionnels, tant ils ont été formatés à l’usage de cette langue.
JBN : Une langue sert aussi à penser… Le domaine maritime a un vocabulaire propre, donc les termes techniques sont peut-être plus faciles à mémoriser en anglais…
JYB : Tout à fait. Au moment de la formation, on apprend des termes en anglais et en français, et à force de les employer en anglais on a d’abord le mot qui vient en tête en anglais.
JBN : Dans la plupart des institutions internationales comme l’ONU, c’est l’anglais qui domine même s’il y a plusieurs langues officielles…
JYB : Tout à fait, on y retrouve l’anglais, le français, l’espagnol, le chinois, le russe et l’arabe.
JBN : Aux Jeux olympiques à Lausanne, le français reste langue officielle…
JYB : Oui même si elle est largement concurrencée par l’anglais. Les Jeux olympiques se sont formés au début du XXe siècle, quand le français était prédominant sur le papier. Beaucoup d’autres institutions se sont formées plus tard au XXe siècle, expliquant la prédominance de l’anglais.
JBN : Vous avez consacré un article à l’alphabet. Vous montrez comment l’alphabet latin s’est imposé : la généralisation de l’informatique voit celle de l’alphabet même dans des aires culturelles où il n’était pas utilisé…
JYB : Avant l’informatique, l’alphabet latin avait pris une certaine importance dans le monde, c’est le seul alphabet universel au sens où il est parlé sur des continents très différents : les caractères chinois ont à peine cours hors de Chine. Et l’alphabet latin est facile d’usage et malléable à la plupart des langues. De même, sur un clavier, disposer de 26 lettres ou davantage est bien pratique si on compare aux innombrables idéogrammes…
JBN : Les Espagnols ont milité pour que le tilde soit présent, il y a les accents aigus et graves en français, mais l’usage d’internet tend à supprimer les accents…
JYB : Au fil du temps, les possibilités des machines permettent quand même d’éviter de gommer ces particularités tout de même.
JBN : Concernant l’alphabet, on voit la diffusion de la culture occidentale, latine… Y a-t-il eu des oppositions dans des pays qui ont souhaité conserver leur alphabet dans l’informatique ?
JYB : Il y a eu des résistances à ces hégémonies, comme chez les Russes. À l’origine, les noms de domaine sur internet ne s’écrivaient qu’en alphabet latin, et assez récemment les Russes ont obtenu des noms de domaine en cyrillique. Dans le sous-continent indien, l’accès à internet n’est pas universel, c’est le fait d’une élite, allant de pair avec la pratique de l’anglais. Au Bangladesh, la plupart des pages Wikipédia consultées sont anglophones : ceux qui vont sur internet parlent anglais et préfèrent s’en servir pour les ressources auxquelles cette langue donne accès. Dans les autres pays, ce qui freine l’émergence d’autres alphabets comme contre-modèles, c’est l’absence d’une élite qui use de sa langue maternelle pour les aspects économiques ou culturels.
JBN : Les cultures fortes ont tendance à mieux s’affirmer quand les cultures faibles s’effacent face à l’hégémonie…
JYB : Ce qui donne du poids à une langue, c’est d’avoir une puissance motrice de l’usage de cette langue. Aujourd’hui, la puissance de l’anglais provient de celle du Royaume-Uni au XIXe et celle des États-Unis au XXe, faisant fructifier cet héritage. Si on regarde le cas indien, aucune langue ne s’imposant pleinement comme la langue de l’ensemble du pays, aucune n’est « puissante ». La démonstration par l’absurde de la nécessité d’une puissance motrice pour la diffusion d’une langue est l’espéranto. Créé à la fin du XIXe, il a été fortement pénalisé par l’absence de pays où on le parle.
JBN : Une langue doit reposer sur une culture, sur un État, un socle culturel identifié ?
JYB : Oui, c’est ce que montre l’histoire. Aujourd’hui, l’espagnol a un caractère universel, mais aujourd’hui aucun des pays où on le parle n’est une puissance internationale de premier plan.
JBN : Aux États-Unis, l’espagnol croît, on le retrouve sur les panneaux du métro de New York… Pourrait-il y avoir une bascule entre anglais et espagnol aux États-Unis un jour ?
JYB : Ce n’est pas impossible, mais la progression de l’espagnol reste assez lente et les populations hispanophones peuvent s’assimiler avant de devenir à ce point majoritaires.
JBN : On connaît l’extraterritorialité juridique, qu’un pays utilisant du dollar est soumis à la loi américaine… Est-ce aussi le cas avec la langue ? Les grands cabinets d’avocats américains ont des contrats qui dépassent les États-Unis, la langue y devient essentielle à l’entrée dans le jeu juridique…
JYB : Tout à fait, mais ça va de pair avec un droit qui subit des influences anglo-saxonnes. En France, les jurisprudences font de plus en plus le droit au détriment des autres sources du droit.
JBN : On pense aussi aux traités internationaux. La traduction peut donner lieu à des interprétations différentes, ce qui peut être délicat en diplomatie…
JYB : Tout à fait. Les conventions internationales de l’organisation maritime internationale sont souvent écrites avec le mot « should », qui ne signifie pas « devrait » comme on l’apprend à l’école, mais a une valeur obligatoire, comme avec « must ».
JBN : L’interprétation juridique est donc importante, imposant un certain ordre juridique…
JYB : Oui, le traité de Rastatt avait imposé le français dans les relations internationales, mais à partir du traité de Versailles en 1919, rédigé en français et en anglais, il y a un basculement. Une fois que les traités sont d’abord rédigés en anglais, c’est la façon de penser anglaise qu’on retrouve à travers la langue. La langue a tendance à influencer la façon de penser, ceux qui ont fait des études de langue le savent.
JBN : Le cas du Rwanda est intéressant. Francophone, il bascule vers l’anglophonie. Il y a eu un changement de langue officielle et pourtant c’est un Rwandais qui a été nommé dirigeant de la francophonie, ce qui avait suscité quelques remous…
JYB : Le symbole est un peu fâcheux. Il faut prendre en compte plusieurs choses. Le plus grand risque pour la francophonie est un détournement des élites de l’usage du français : pour que les gens à travers le monde adhèrent à un modèle, il faut que ceux qui l’incarnent en soient fiers, sinon personne ne s’y intéressera. On lit parfois que le français est promis à un bel avenir grâce à la démographie africaine… mais le cas rwandais montre que cette thèse optimiste ne tient pas tout à fait : pour que la francophonie soit forte du fait de cette démographie, il faut que ces pays restent francophones, ce qui ne va pas de soi.
JBN : Il y a une ambigüité dans la francophonie. C’était à l’origine un moyen de maintenir l’influence de l’ancienne puissance coloniale ou de retisser des liens post-colonisation, et pourtant cet outil a peu été utilisé comme levier de la puissance française…
JYB : Le fait que la francophonie permet de faire perdurer le modèle colonial ne se vérifie pas vraiment : les pères fondateurs de la francophonie sont plutôt Léopold Sédar Senghor et plus généralement des francophones non français qui ont visé à opposer un contre-modèle à l’anglais.
JBN : Rejeter la langue du colonisateur ou du conquérant, c’est aussi une marque d’indépendance…
JYB : Ce n’est pas si simple. EN Inde, le pouvoir cherche à promouvoir l’hindi, mais c’est difficile à imposer au sud de l’Inde qui parle des langues dravidiennes, favorisant l’usage de l’anglais naturellement. Pour les pays d’Afrique non homogènes ethniquement, l’usage du français est un juge de paix.
JBN : C’est alors une langue neutre, pas celle d’une ethnie ou d’un groupe qui l’imposerait aux autres…
JYB : Oui, et s’y ajoute l’aspect économique. L’Inde est le « bureau du monde » avec ses comptables, ses centres d’appels, etc., grâce à la langue anglaise qui lui permet d’accéder à cette manne économique.
JBN : Avec le Brexit, il n’y a plus que deux pays, l’Irlande et Malte, qui ont l’anglais comme langue officielle dans l’UE. Cela fait moins de locuteurs que le français… L’UE pourrait-elle aller jusqu’à supprimer l’anglais de ses instances internationales ?
JYB : La légitimité de l’anglais au sein de l’UE est remise en question. Mais, de même que dans les anciennes colonies, l’anglais sert de juge de paix entre ceux qui ont peut de l’Allemagne et ceux qui jugent la France trop peu puissante pour être moteur de l’Union, et l’anglicisation des élites européennes reste indiscutable et indiscutée.
JBN : L’anglais a-t-il gagné par KO ? Des concurrents possibles pourraient-ils émerger ?
JYB : D’une part, oui. D’autre part, les puissances émergentes aujourd’hui sont les BRICS : la Russie peine à s’imposer plus loin que son ère d’influence historique, l’Inde a ce problème de langue qui s’imposerait sur l’anglais donc son émergence aiderait à maintenir cette influence de l’anglais même si les États-Unis viennent à décliner. La langue chinoise peine à s’exporter aussi. Le portugais du Brésil a une masse critique insuffisante. Il y a aussi le cas espagnol, mais à moins qu’un pays hispanophone devienne une grande puissance ce sera compliqué.
JBN : Le portugais, un peu comme l’anglais, voit l’ancienne colonie devenir plus importante que l’ancienne métropole, donnant un nouveau souffle à la langue…
JYB : Complètement. Le différentiel de puissance est saisissant, et quand on passe un diplôme de portugais aujourd’hui, on préfère ceux prisés par le Brésil, pas ceux du Portugal.
JBN : Cela pose la question de l’évolution d’une langue sur le long terme. Le portugais du Brésil se différencie de celui du Portugal, l’espagnol parlé au Mexique ou au Chili n’est pas celui de Castille… D’ici quelques générations, il pourrait y avoir différentes langues…
JYB : C’est techniquement possible, mais le développement de l’écrit tend à figer les langues. Le français du XVIIe siècle est lisible et compréhensible à 95% aujourd’hui, mais entre le XIVe et le XVIIe siècle c’est plus compliqué. De même, la communication par les médias permet de garder les liens. L’anglais du Royaume-Uni subit l’influence américaine, ce qui est moins net dans le cas du portugais. Le fait qu’au Québec les gens lisent, écoutent et regardent des produits culturels faits en France permet de garder ces liens et ces intercompréhensions, alors que sinon le québécois eût été proche de devenir une langue autonome, comme le néerlandais d’Afrique du Sud est devenu l’afrikaans.
JBN : Dans le cas du Québec, la défense de la langue française est un élément de revendication politique, aussi par rapport à l’autonomie du Québec vis-à-vis du Canada, voire d’indépendance…
JYB : Oui, et on peut penser au catalan aussi. Aujourd’hui, à Barcelone, l’usage du catalan est promu par rapport à celui du castillan. En France, le développement des langues régionales peut être vu comme un symptôme de la fin du modèle de la IIIe République, république unie qui gomme les différences. Ce retour des langues régionales est l’apparition d’un modèle est celui d’une république plus éclatée culturellement, c’est un vrai marqueur culturel.
JBN : En France, il y a une forme de jacobinisme à l’échelle régionale. L’occitan recréé à Toulouse, pas parlé dans les autres régions du sud, s’impose à la région…
JYB : Oui, et c’est valable pour toutes les langues régionales. Le breton enseigné n’est pas celui des grands-mères. C’est d’ailleurs la langue du Finistère, et il y a des panneaux en breton à Rennes. Seule une partie de la Bretagne parle breton, le reste parlant gallo, un dialecte du français. Les identités régionales doivent en grande partie à une recréation. En Asie centrale en revanche, les identités des États doivent largement à des langues construites par des fonctionnaires soviétiques, artificielles, et les frontières de ces États ne sont pas celles des cultures, et ces identités actuelles doivent beaucoup à des constructions, comme dans le cas du basque.