Pour sa première visite officielle à l’étranger (en juin dernier), Joe Biden a choisi l’Europe. Il s’agissait pour lui de revitaliser l’alliance atlantique qui s’est mise en place après 1945. Mais l’atlantisme a-t-il encore un sens ?
Le terme d’atlantisme signifie qu’une étroite solidarité unit les deux rives de l’Atlantique, Amérique du Nord et Europe occidentale.
L’atlantisme versions 1949 et 2021
Cette solidarité était humaine et culturelle au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, quand les peuples des deux sous-continents étaient principalement d’origine européenne, avec l’exception notable des Noirs-Américains ; ils parlaient les mêmes langues et partageaient les mêmes religions chrétiennes. Ils adhéraient au même modèle démocratique, libéral et capitaliste face à l’URSS communiste et athée. Ils proclamaient les mêmes principes comme le prouve dès 1941 la Charte de l’Atlantique initiée par les États-Unis et le Royaume-Uni. Pourtant, fait significatif, ce document ne fut pas signé officiellement et Churchill révéla que seul Roosevelt en avait un exemplaire paraphé par le président américain qui avait signé aussi pour le Premier ministre britannique. Sur un plan symbolique, tout était déjà dit.
Heureusement pour lui, l’atlantisme disposait de fondements plus tangibles. D’abord la peur de l’URSS. Il ne faut pas oublier que ce sont les Européens qui ont supplié les Américains de rester chez eux et qui ont souhaité la création de l’OTAN en 1949. L’idée atlantiste s’inscrivait aussi dans la géographie du second océan mondial, parcouru par de puissantes routes commerciales et bordé par des ports, les plus importants du monde à l’époque. Le North Atlantic Track est alors la voie maritime la plus importante du monde (20 % du commerce mondial en valeur à la fin des années 1960, quand les États-Unis expédient un tiers de leurs exportations vers l’Europe occidentale). Il n’y a pas que les idées dans la vie, il y a aussi le dollar.
Cet atlantisme n’est plus de saison. Le lien entre les deux rives du grand océan s’est distendu. La disparition de l’URSS ébranle la dimension stratégique de l’Alliance. On a même pu croire à un découplage entre États-Unis et Europe lors de la guerre d’Irak, quand s’est esquissé un axe Paris-Berlin-Moscou. Mais cet axe s’est brisé sur l’opposition de la Pologne et de la Lituanie, puis sur les affaires ukrainienne et géorgienne que Moscou a interprétées comme une tentative pour faire entrer ces deux pays dans l’OTAN. Par ailleurs, Washington a martelé son opposition à la création d’une défense européenne qui aurait pu faire concurrence à l’OTAN – la secrétaire d’État de Bill Clinton, Madeleine Albright, a été catégorique sur ce sujet. Les divisions de l’Europe, sa dépendance militaire, surtout son incapacité à définir une stratégie alternative à celle prônée par les États-Unis ont entraîné l’incapacité des Européens à s’affirmer comme l’autre pôle de l’atlantisme. On l’a vu lors de la visite de Biden en Europe pendant laquelle les chancelleries européennes se sont contentées d’encenser le nouveau président, Londres baissant la tête sous ses critiques à propos du Brexit, la France courbant le dos devant la volonté américaine de renouer avec une Turquie qui nous avait provoqués il y a peu. Les Européens avaient pris peur devant les menaces de Trump de faire exploser l’OTAN, menaces qui avaient réveillé les peurs de 1945 : les pays européens craignent d’être abandonnés par leur grand frère, ils saluent son retour. De la servitude volontaire.
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Réalignement
Les voilà donc contraints d’accepter les mutations de l’Alliance dans le sens souhaité par Washington. L’Alliance atlantique est de moins en moins atlantique, elle est intervenue en Afghanistan (qui ne faisait pas partie de son champ d’intervention comme une simple carte le démontre), elle a assisté aux transferts de troupes d’Europe vers l’Asie sous Obama et elle approuve Biden quand il explique que le vrai danger est aujourd’hui la Chine. On avait cru comprendre que c’était la Russie dirigée par un « tueur » selon la formule peu diplomatique utilisée par Biden (à laquelle Poutine avait répliqué ironiquement en souhaitant « une bonne santé » à son homologue). En fait, les États-Unis réactivent les anciennes peurs tout en agitant de nouvelles afin de rester les « leaders des démocraties » comme les ont baptisés les médias occidentaux.
La mutation géographique s’accompagne d’une mutation idéologique, la démocratie prônée par l’Alliance s’alignant sur les évolutions américaines. Il suffit de voir comment les pays européens ont accueilli celle-ci, du Black Life Maters au néoféminisme et à la théorie du genre, du genou à terre au changement des noms de rue et au déboulonnage des statues. Les spécificités nationales s’effacent peu à peu, l’atlantisme devient un bloc beaucoup plus aligné sur les États-Unis qu’en 1945. La principale mutation est stratégique. Les États-Unis ont désigné leur adversaire prioritaire, la Chine. Ils l’avaient pourtant aidée à se hisser au sommet, leur principale bourde étant la décision de Clinton de la faire entrer dans l’OMC sans autre garantie que des bonnes paroles. Les Européens ont suivi comme souvent ; ils ont laissé faire les investissements chinois sur leur continent et supporté la concurrence déloyale de Pékin[1]. Ils se reprennent ensuite, il faut dire que les États-Unis de Trump les y incitent. Biden pousse dans le même sens.
L’Alliance affaiblie
Restent deux problèmes.
D’abord quelle attitude adopter envers la Russie ? La ligne de Trump était claire : chercher un accommodement avec elle face à Pékin ; mais toute une partie de l’establishment républicain rechignait et les médias démocrates l’accusaient de compromission. C’est pour satisfaire ces derniers que Biden a adopté un ton plus ferme, pour ne pas dire plus brutal, quitte à se dédire lors de sa rencontre avec Poutine quand il a admis que ce dernier ne souhaitait pas un retour à la guerre froide. En même temps, il a fait une concession de taille en levant l’embargo sur le gazoduc North Stream 2 qui reliera la Russie à l’Allemagne : il permettra à Moscou d’engranger plus de devises, il privera l’Ukraine d’une partie des recettes qu’elle tire du transit du gaz russe, il renforcera les liens, pour ne pas dire la dépendance énergétique de Berlin envers Moscou. Un cadeau à Allemagne, le seul pays de l’Union européenne qui compte aux yeux de la Maison-Blanche, et plus encore à la Russie. On comprend que Poutine ait eu le sourire lors de sa rencontre avec Biden. Quels autres cadeaux devra offrir Biden pour détacher Moscou de Pékin, si cela est encore possible ?
La comparaison avec son homologue américain pouvait aussi satisfaire le président russe. Biden a démontré une inquiétante faiblesse physique et intellectuelle lors de sa tournée européenne. C’est peut-être pour cette raison qu’il a refusé une conférence de presse commune avec Poutine ; craignait-il que la lecture hésitante de son texte préparé à l’avance et que ses réponses hâtives à un nombre restreint de questions fassent pâle figure à côté de ce qu’il faut bien appeler l’aisance de Poutine ? Ne faut-il pas y voir le symbole d’un pays affaibli, divisé, ne sachant plus quel danger privilégier ni où donner de la tête ?
Tel est le second problème de l’Alliance atlantique. À l’image des États-Unis, elle n’a plus la vigueur qu’elle possédait en 1949. En se tournant vers le Pacifique, voire le monde entier, elle s’expose à souffrir de surextension impériale. En se fixant des objectifs trop ambitieux – étendre sa vision des choses dans le monde entier –, elle risque de multiplier ses ennemis. En s’alignant systématiquement sur les États-Unis, elle risque de conforter son image de faux nez de ces derniers.
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[1] Voir François Godement, La Chine à nos portes, Odile Jacob 2018.