Un récent rapport de l’Institut des Affaires étrangères et du Commerce extérieur de Budapest met en lumière les graves conséquences de la guerre civile en cours au Tigré en Éthiopie, pour les populations civiles et en particulier pour les chrétiens rapporte Louis-Marie Bonneau, chercheur associé à l’European Centre for Law and Justice (ECLJ).
Le 4 mars 2021, la Haut-Commissaire aux droits de l’homme des Nations unies, Michelle Bachelet, appelait à une enquête indépendante sur de possibles « crimes de guerre et des crimes contre l’humanité » commis en Éthiopie dans l’État régional du Tigré[1], où plus de 90% de la population est chrétienne, essentiellement orthodoxe. Ces crimes sont commis dans le contexte de la guerre civile qui a éclaté en Éthiopie en novembre 2020, entre les Forces de Défense Nationale Éthiopienne (ENDF) et les Forces de Défense du Tigré (TDF). Dans une étude publiée par l’Institut des Affaires étrangères et du Commerce extérieur de Budapest, Philippe Pellet, de l’Institut de Recherche Religion et Société de Budapest, analyse les causes et les conséquences de cette guerre civile.
Le contexte éthiopien
L’Éthiopie est un pays multilingue comprenant plus de 80 ethnies pour une population qui était estimée en 2020 à 114 millions d’habitants. Le pays était jusqu’à récemment un facteur de stabilité régionale au milieu de pays en guerre ou en crise : les deux Soudan à l’Ouest, l’Érythrée au Nord et la Somalie au Sud-Est. Il est le deuxième contributeur mondial de soldats pour les Nations unies. Cette stabilité a placé l’Éthiopie au second rang des principaux pays d’accueil des réfugiés en Afrique. Au début de l’année 2020, il accueillait plus de 735 000 réfugiés, dont 100 000 arrivés en 2019. 99 % des réfugiés sont originaires des quatre pays voisins : le Soudan du Sud (329 000), la Somalie (191 600), l’Érythrée (139 300) et le Soudan (42 300)[2].
Sur la base du recensement de 2007, les chrétiens représentent 62,8 % de la population (43,5 % d’orthodoxes, 18,6 % d’évangéliques et 0,7 % de catholiques). Les musulmans, majoritairement sunnites, représentent 33,9 % de la population. L’Église orthodoxe éthiopienne tewahedo et le Conseil Suprême éthiopien des Affaires islamiques sont reconnus comme religions officielles en Éthiopie. La région du Tigré est chrétienne depuis le Ve siècle. Selon les traditions éthiopiennes, la ville d’Axoum, un centre religieux de l’Église éthiopienne orthodoxe au Tigré, aurait accueilli l’Arche de l’Alliance déposée à l’église Sainte-Marie-de-Sion par Ménélik, le fils légendaire du roi Salomon et de la reine de Saba. Cet héritage chrétien explique la richesse actuelle du patrimoine orthodoxe dans la région où se trouve un grand nombre d’anciennes églises et de monastères parfois perchés sur de hautes falaises. C’est dans ce lieu saint que les troupes fédérales éthiopiennes et les milices Amhara (proches de l’armée éthiopiennes) sont accusées d’avoir tué, le 15 décembre 2020, plus de 750 personnes qui étaient rassemblées dans la Cathédrale Sainte-Marie-de-Sion d’Axoum[3].
Exactions contre des civils et religieux, destructions de lieux saints
Dans une vidéo publiée le 8 mai 2021 sur Twitter, Abune Mathias Ier, patriarche de l’Église orthodoxe tawahedo d’Éthiopie, dénonçait un génocide en cours au Tigré, sans indiquer quels en étaient les responsables. Bien que la fiabilité des informations venant du Tigré puissent être mise en doute en raison de l’interruption des communications internet et téléphonique et de l’interdiction faite aux journalistes d’y pénétrer, de nombreux témoignages concernant des exactions commises sur des civils ont été rapportés par des survivants et relayés par plusieurs ONG.
Les survivants rapportent en particulier des massacres de civils et de religieux, de nombreux viols, ainsi que des pillages et détériorations de lieux saints. Selon la plupart des témoignages, ces exactions ont été commises par des militaires érythréens et les forces fédérales éthiopiennes. Dans le Woreda d’Irob (au nord du Tigré), des sources fiables rapportent que de nombreux civils de l’ethnie Irob, majoritairement catholiques, ont été exécutés par les forces érythréennes, et que des personnes ont fui dans les montagnes pour sauver leur vie.
L’éparchie (diocèse) catholique d’Addigrat rapporte aussi de nombreux pillages et dégradations de bâtiments publics et privés par les forces du gouvernement fédéral éthiopien et par les forces érythréennes. Les bâtiments détenus par l’éparchie, comme la résidence des prêtres, l’université agricole Sainte-Marie de Wuqro, la clinique et l’école d’Edaga Hamus ont été endommagés et complètement pillés. L’association non gouvernementale « Europe External Program with Africa » (EEPA) a également recueilli le témoignage d’un moine décrivant l’attaque du monastère de Debre-Damo à l’artillerie lourde par l’armée érythréenne en janvier 2021. Les soldats avaient alors attaqué ce monastère pensant que des leaders du Front de libération du peuple du Tigré (TPLF) s’y cachaient. La mosquée d’Al-Nejashi de Negash, l’une des plus anciennes d’Afrique, a également été endommagée par des bombardements.
A lire également : L’ONU pointe du doigt l’utilisation du viol comme arme de guerre dans le Tigré
La déstabilisation de la zone
Le Tigré est l’un neuf États régionaux composant la République fédérale d’Éthiopie, frontalier avec l’Érythrée. En 1952, l’ONU avait créé une confédération entre l’Érythrée et l’Éthiopie placée sous la souveraineté de la couronne éthiopienne, mais la volonté centralisatrice de l’empereur d’Éthiopie avait conduit dix ans plus tard à l’annexion de l’Érythrée. Cette annexion jugée illégale en droit international fut abolie en 1993 après un référendum sur l’indépendance de l’Érythrée, dont les résultats ont immédiatement été reconnus par le gouvernement d’Addis Abeba.
Cinq ans plus tard en 1998, la guerre éclata entre les deux pays, en particulier en raison de contentieux sur le contrôle de zones frontalières. Cette guerre fit entre 70 000 et 100 000 victimes jusqu’à la signature des accords d’Alger en 2000. Malgré ces accords, l’Éthiopie ne reconnut pas les frontières établies en 2002 par la commission frontalière créée à la suite des accords d’Alger, et les deux pays restèrent ennemis jusqu’à l’arrivée au pouvoir en 2018 de l’actuel premier ministre Abiy Ahmed. Au pouvoir en Érythrée depuis 1991, Isaias Afewerqi a imposé une dictature considérée comme l’une des plus répressives au monde. Dans son index mondial sur la persécution des chrétiens, Open Doors classe ce pays au 6e rang des pays pratiquant la plus forte persécution envers les chrétiens. Cette situation a poussé de nombreux Érythréens à l’exil en Éthiopie et en particulier au Tigré (Selon l’UNHCR, en 2020, 100 000 vivraient dans des camps de réfugiés).
En 2018, Abiy Ahmed, un chrétien pentecôtiste, est devenu Premier ministre d’Éthiopie. En juillet 2018, il signa avec le Président érythréen Isaias Afewerqi une déclaration de paix et de coopération qui mit fin à l’état de guerre entre les deux pays, ce qui lui valut le prix Nobel de la paix quelques mois plus tard. Les clauses de ce traité qui actait la restitution de certains territoires du Tigré à l’Érythrée, fut l’un des éléments qui contribuèrent à l’escalade des tensions politiques et ethniques entre le nouveau premier ministre et le Front de libération du peuple du Tigré (TPLF).
En 2020, la décision du gouvernement central de reporter les élections nationales en raison de la pandémie a accentué ces tensions, le TPLF y voyant une manœuvre d’Abiy Ahmed pour rester au pouvoir. Le maintien des élections au Tigré contre la décision du pouvoir central provoqua la non-reconnaissance mutuelle de légitimité entre le gouvernement d’Addis Abeba et le nouveau gouvernement élu du Tigré, mené par le TPLF. Cela conduisit à la rupture des relations entre les leaders du TPLF et Addis Abeba, puis au déclenchement du conflit armé au début du mois de novembre 2020. Des tensions marquées comme nous l’avons écrit, d’exactions graves contre des civils et des religieux, ainsi que la destruction et le pillage de biens appartenant à l’église, y compris des lieux saints.
Selon les estimations d’USAID en mai 2021, c’était 5,2 millions de personnes qui étaient en besoin d’aide humanitaire sur une population totale estimée à 6 millions. 350 000 personnes sont également menacées par la famine et ce nombre augmente. L’UNICEF a également averti fin juin 2021 qu’au moins 33 000 enfants gravement malnutris dans les zones difficiles d’accès sont confrontés à un risque imminent de mort, si des aides d’urgence ne sont pas rapidement acheminées[4]. Pourtant, dans une interview donnée à la BBC-News le 21 juin 2021, Abiy Ahmed a nié l’existence de la famine au Tigré[5]. Il est donc à craindre que les forces éthiopiennes ne relâchent pas leur pression sur la zone et maintiennent leur blocus. La crise humanitaire majeure en cours au Tigré et dans les régions voisines combinée aux effets de la profonde crise économique que traverse actuellement l’Éthiopie pourrait avoir de très graves conséquences pour la population qui pourrait être poussée à l’exode.
A lire également : Éthiopie : Le réveil de la tectonique ethnique
[1] OHCHR, https://www.ohchr.org/EN/NewsEvents/Pages/DisplayNews.aspx?NewsID=26838&LangID=E
[2] UNHCR, « UNHCR seeks support for refugees and hosts in Ethiopia », https://www.unhcr.org/news/briefing/2020/1/5e2ab8ec4/unhcr-seeks-support-refugees-hosts-ethiopia.html
[3] Celle-là même qui aurait accueilli l’Arche de l’Alliance.
[4] Associated Press, Cara Anna, “Trapped in Ethiopia’s Tigray, people ‘falling like leaves’” https://apnews.com/article/only-on-ap-united-nations-ethiopia-africa-9540b17507dcb58dd78b79116e6d9aa7
[5] BBC News, “Ethiopia’s Abiy Ahmed: ‘There is no hunger in Tigray”, https://www.bbc.com/news/av/world-africa-57551057