Manipulation de l’information, diffusion de mensonges et d’erreurs, l’usage des fausses nouvelles n’est pas nouveau. Mais avec les technologies des réseaux sociaux et la perte du contrôle des États, cette manipulation prend une dimension beaucoup plus importante.
Jean-Baptiste Delhomme et Damien Liccia sont chercheurs à l’Observatoire stratégique de l’information.
S’intéresser aux fake news, pour utiliser le terme anglo-saxon qui, des rédactions des journaux et autres pure players américains, a progressivement essaimé jusqu’au débat public hexagonal, revient à s’intéresser à un objet d’étude en apparence fort récent et corrélé à la montée en puissance du web et des réseaux sociaux au cours de ces dernières années. Il n’est, pour s’en convaincre, qu’à analyser la manière dont le terme s’est répandu sur le Twitter francophone depuis le tournant de la dernière décennie. En 2015, sorte de dernière année zéro du phénomène, ce dernier n’existait pas dans le langage courant ou alors de manière purement résiduelle et périphérique. Comme si avant le succès du concept de fake news en 2016, le réel tel qu’il se manifestait alors sur les réseaux sociaux numériques était parvenu à échapper aux affres de la manipulation d’information.
« Insulte, bénédiction, malédiction, tous les actes de nomination magique sont à proprement parler des prophéties prétendant à produire leur propre vérification : en tant qu’il enferme toujours une prétention plus ou moins fondée socialement à exercer un acte magique d’institution capable de faire advenir une nouvelle réalité, l’énoncé performatif réalise dans le présent des mots un effet futur. » Cet acte magique dont parle Bourdieu dans son maître-ouvrage Ce que parler veut dire ne manque pas de faire écho à cette problématique, dans la mesure où l’institutionnalisation et la popularisation du vocable ont contribué à modifier le réel. La mise à l’agenda médiatique, politique et surtout institutionnel de la thématique a fait de cette dernière un sujet éthéré et hors-sol.
Fake news et fausses nouvelles, blanc bonnet et bonnet blanc
La fascination contemporaine pour nos dispositifs de communication, de Twitter à YouTube en passant par TikTok, avec son cortège de superlatifs destinés à donner corps à l’idée de la rupture ontologique et technologique, dès lors qu’elle s’applique à la question équivoque de la manipulation de l’information, brouille les repères, les grilles de lecture et surtout les perspectives. Cette posture donne à penser que la viralité est un phénomène nécessairement contemporain, à cause de Twitter, à cause des algorithmes ou encore à cause des contenus de type clickbait, alors même que l’histoire de la presse, dans ses formes plurielles, est un rappel permanent de l’existence de cette viralité d’avant internet, pour reprendre le titre d’un ouvrage collectif de chercheurs en science de l’information et de la communication paru en juin 2020.
Des mazarinades aux gazetins en passant par le télégraphe Chappe, jusqu’aux formes plus modernes d’outils de communication, pas un dispositif de communication n’a échappé à des tentatives, plus ou moins sophistiquées et ambitieuses, de manipulation. Après tout, avant la guerre des narratifs sur Twitter, n’y avait-il pas déjà la « guerre des ondes » ? Cette séquence qui, de Radio-Stuttgart de la Propagandastaffel destinée aux « opérations psychologiques » en langues étrangères et sur les ondes de laquelle les équipes francophones de Paul Ferdonnet s’adonnaient à des exercices récurrents de déstabilisation de l’opinion, jusqu’aux passes d’armes entre la Radio-Paris de l’Occupation, qui vit notamment officier des propagandistes comme Jean Hérold-Paquis ou Philippe Henriot, et la mythique Radio-Londres des « Français parlent aux Français » et du génie loufoque Pierre Dac, entremêle à elle seule toutes les problématiques supposément contemporaines de manipulations de l’information et de réponses stratégiques à apporter à ces menées informationnelles. Surtout, il n’est qu’à compulser les archives numérisées des titres de presse français pour se convaincre que les fausses nouvelles ont eu une existence avant les fake news. Derrière le rouleau compresseur terminologique lancé à toute allure en 2016, des décennies de couches documentaires sédimentées peuvent ainsi renaître à la vie grâce à la numérisation et aux outils modernes de reconnaissance optique de caractères (OCR) qui, malgré les faux positifs assez nombreux, n’en permettent pas moins d’en finir avec nombre de faux semblants conceptuels et intellectuels.
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La désinformation est un terme somme toute confidentiel dans la presse française des xviiie et xixe siècles et ne prend réellement son essor qu’à l’orée du second conflit mondial. La tendance s’avère être relativement similaire pour le vocable de fausses informations. Il n’en va pas de même comme l’indique le graphique ci-dessus pour ce qui concerne les fausses nouvelles. L’utilisation du terme y est constante et marquée par des climax correspondant à des séquences majeures dans la vie politique française. Parmi celles-ci, la courbe de volumétrie fait distinctement apparaître la crise politique et institutionnelle de 1877, août 1914 et le début de la Première Guerre mondiale, 1936 et la période du Front populaire ou encore mai 1940 et la bataille de France.
La consultation des dizaines de milliers de brèves et d’articles qui évoquent ces fausses nouvelles est riche d’enseignement, notamment sur le parallèle qui existe avec notre époque. Des fausses nouvelles commerciales, financières et boursières aux fausses nouvelles que les factions, clans et partis s’accusent mutuellement de répandre pour arriver aux plus sensibles, celles que l’ennemi extérieur diffuserait par divers canaux, les préoccupations des Français de la première moitié du siècle dernier sont sensiblement et étrangement les mêmes que les nôtres. Cela appelle nécessairement de la part des observateurs contemporains à une forme de retenue, de distanciation et de contextualisation, car les évolutions qui affectent le médium n’altèrent, finalement, que marginalement le fond du message et le cours de l’histoire. Cependant, réinscrire un phénomène dans son historicité et une temporalité donnée ne saurait équivaloir nécessairement à céder à la facilité d’une vision cyclique et répétitive du réel. Si souligner les similitudes et les parentés d’un phénomène est une approche nécessaire pour se départir des postures faisant de l’effet de mode le seul curseur probant, une telle démarche ne saurait faire l’économie de la mise en évidence des points ouvertement dissonants et contemporains du phénomène décrit qui, par nature, font de ce dernier une nouvelle itération et non une simple réplique.
Les fake news et la souveraineté
Ce qui peut apparaître neuf au regard de l’histoire récente, en revanche, c’est le rapport de plus en plus étroit et critique qu’entretiennent les fausses nouvelles avec la question de la souveraineté. Après tout, les dispositifs contemporains d’informations, et c’est un truisme que de le rappeler, se jouent en partie des limites géographiques et l’attrait, entre curiosité, fascination et inquiétude, que suscite la pléthore récente de médias étrangers numériques dits d’influence, est révélateur de cette singulière nouveauté des fausses nouvelles. Si les frontières ont toujours été plus ou moins poreuses, la guerre des ondes que nous évoquions plus haut pâtissait encore des contraintes géographiques et technologiques de ses conditions d’exercice. Dorénavant, rien n’empêche des puissances étatiques, plus ou moins démocratiques, de prendre pied dans le cœur battant de l’opinion publique de pays cibles, des Qataris d’AJ+ en passant par Sputnik et RT pour la Russie jusqu’aux médias chinois, afin de participer à une co-construction, nécessairement biaisée de par leur statut de state-backed media, des narratifs locaux.
L’intrication entre guerre et propagande et l’apparition de conflits irréguliers dans lesquels la psychologie et l’affrontement idéologique jouent la plus grande part n’ont pas attendu les discours modernes sur la « guerre hybride ». Tromper l’ennemi dans une situation de conflit, semer la panique et la confusion parmi les rangs adverses sont des leviers aussi vieux que l’art de la guerre lui-même. À cet égard, les guerres asymétriques de la seconde moitié du xxe siècle jusqu’aux conflits actuels ont contribué à souligner l’importance stratégique de la bataille de l’information. Du point de vue des guérillas, la bataille de l’information est devenue, comme le souligne le chercheur Nicolas Mazzucchi, une manière « de déplacer le front des opérations du théâtre militaire vers l’opinion publique ». Pour les États occidentaux, et notamment les États-Unis, le renversement du mouvement de la guerre de l’information dans les années 1990, via notamment un contrôle étroit des canaux de diffusion (notamment la télévision), est devenu une manière de « re-symétriser » des conflits insurrectionnels. L’émergence d’internet et de canaux de communication décentralisés a rebattu les cartes en brisant les barrières établies par les grandes puissances et notamment par les États-Unis à l’entrée du marché de l’information mondiale. Au point de voir en 2015 l’État islamique se saisir des fonctionnalités des réseaux sociaux développés par des firmes américaines à des fins de recrutement et de propagande.
La rupture stratégique induite par le numérique est celle qui donne à des acteurs pluriels, étatiques ou non, la capacité de multiplier les actes conflictuels de faible intensité en brouillant leur origine, tout en étendant à l’infini les limites spatiales du théâtre des opérations. Ces opérations ont vu leur coût d’entrée aller sans cesse décroissant, puisque les opérations de désinformation et de guerre informationnelle sont désormais à la portée de petits groupes dotés seulement d’une connexion internet et, le cas échéant, d’abonnements téléphoniques. Cette plasticité opérationnelle se prête particulièrement bien à être déployée de champ de bataille en champ de bataille dans un contexte d’explosion des zones de tension à travers le monde. Elle permet, en outre, de faire la guerre sans le dire, c’est-à-dire de continuer la politique par d’autres moyens que les moyens guerriers, devenus trop engageants dans une époque d’équilibre de la terreur nucléaire. Parce que le monde virtuel reste encore pensé comme étant plus ou moins périphérique par rapport au monde physique, il se prête encore aux affrontements à faible risque d’escalade.
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Réseaux et démocraties
Mais les groupes terroristes et d’insurgés ne sont pas les seuls à avoir pris conscience de l’intérêt pour ces « armes du faible », réputées capables de remporter des batailles sans engagement militaire. En la matière, les régimes autoritaires apparaissent avoir développé des capacités opérationnelles et une vision stratégique qui outrepassent de très loin celles des démocraties. Ce constat suscite l’étonnement à double titre : tout d’abord parce que les démocraties sont généralement parvenues à faire coexister leur raison d’État et leurs impératifs moraux sans que ces derniers ne viennent inhiber leurs capacités opérationnelles (par exemple en matière de renseignement et même de propagande). Ensuite parce que rien ne semblait prédisposer le web, qui s’est originellement construit comme un contre-pouvoir, à devenir un instrument particulièrement efficace au service des régimes autoritaires.
L’émergence des grands géants de la tech, tout en remettant en cause l’utopie libertaire des débuts du web, aura pu paraître mettre les États sur le banc de touche et même accélérer le processus en popularisant à travers le monde de nouveaux moyens de communication et d’échange des idées. Au tournant des années 2010, Facebook a ainsi paru catalyser voire être la cause elle-même des printemps arabes. Progrès des réseaux sociaux et progrès de la cause des démocraties ont ainsi longtemps semblé indissociables.
Plus vulnérables à l’égard du pluralisme, les États autoritaires ont mis en place différentes stratégies pour se prémunir contre les dangers des réseaux sociaux et chevaucher le tigre : création d’un internet en vase clos derrière une grande muraille numérique en Chine, censure, piratage et trolling d’opposants, création de réseaux sociaux alternatifs aux grandes plateformes américaines (comme VK en Russie) ou encore coupure d’internet en cas de situation politique sensible (comme en Iran en novembre 2019, lors de grandes manifestations contre le régime). Dans ces différents cas de figure, il apparaît que les stratégies mises en place par ces États visaient moins à combattre un ennemi extérieur qu’à renforcer son pouvoir de contrôle intérieur. Le corpus des tweets de l’Internet Research Agency rendu public par Twitter en octobre 2018 et qui montre une surreprésentation des messages publiés en russe par rapport aux autres langues tend lui aussi à confirmer ce constat.
D’un point de vue historique, les actions menées par les régimes autoritaires ont donc originellement cherché à conjurer cette vulnérabilité initiale, en empêchant le web d’être instrumentalisé par leurs propres opposants. Elles apparaissent ainsi comme le produit d’un processus de défiance précoce à l’égard du web qui s’est illustré à des degrés différents à travers la mise en place du grand Firewall chinois à la fin des années 1990, ou encore à travers la création des médias russes d’influence tels que RT et Sputnik dans la période suivant les « révolutions de couleur » dans les pays de l’ex-URSS. Ce processus touche désormais depuis quelques années les démocraties occidentales, déclenché notamment par la prise de conscience du détournement des plateformes par des groupes terroristes ou extrémistes, par le référendum du Brexit (2016) et par le référendum catalan (2017), par les élections américaines (2016) ou encore par les élections françaises (2017).
La mise à l’agenda de la question des fausses nouvelles, à travers un vocable renouvelé dont l’effet est en grande partie d’accréditer le caractère de nouveauté et de singularité du phénomène, tout comme le changement de doctrine des États occidentaux à l’égard des actions d’influence dans le cyberespace, peut aussi être appréhendé comme le symptôme d’une poussée de « fièvre obsidionale ». Cette grande peur décrite par François-Bernard Huyghe apparaît comme l’écho du même processus à l’œuvre dans les régimes autoritaires lors de l’émergence des réseaux sociaux, à quelques décennies d’écart. En cherchant à recréer de la centralité et du contrôle via une production législative destinée à garantir l’intégrité des scrutins ou à lutter contre les discours de haine, les États occidentaux cherchent à reprendre la main sur des espaces qui paraissent de moins en moins pacifiés et de plus en plus échapper à leur sphère de contrôle sous l’influence extérieure des Gafam d’une part et des ingérences étrangères d’autre part.
Dans le cadre d’une compétition mondiale redoublée qui passe désormais par un conflit généralisé des narratifs, les États occidentaux ne peuvent pas faire l’économie d’une réflexion sur leur stratégie et les moyens qu’ils se donnent pour faire face à ces nouveaux enjeux et à ces nouvelles menaces. Pour être vraiment opérante, celle-ci gagnerait à dépasser la fascination suscitée par la technologie pour se couler dans le cadre d’une réflexion stratégique globale qui, tout en prenant en compte les spécificités des nouveaux écosystèmes informationnels à l’heure numérique, ne se laisserait pas abuser par des nouveautés sémantiques.