Plus que sur n’importe quel autre continent, la notion de frontière possède en Europe une évidente pertinence géopolitique. Elle est cependant également liée à la complexité issue de l’histoire du continent modelant, au sein de l’identité globale, des identités particulières.
Parce que la géographie ne peut suffire à déterminer et fixer à elle seule les limites du continent, la question se pose des caractéristiques de l’identité collective européenne comme légitimant ou infirmant l’appartenance de territoires et de sociétés à l’Europe. Ce sont les frontières de l’appartenance. Si les littoraux délimitent aisément le septentrion, l’Occident et le méridional européens, c’est vis-à-vis de la zone orientale que l’élément identitaire et culturel, sous le prisme historique et politique, doit venir se superposer aux apports de la géographie. Aussi évidemment que les récents États baltes, Estonie, Lettonie et Lituanie, la délimitation géographique recouvre la Biélorussie, la Moldavie et l’Ukraine. La Russie est bicontinentale eurasiatique, mais elle possède une population très majoritairement européenne et surtout fixée à l’ouest de l’Oural, même si son territoire est à 75 % situé en Asie ; l’Europe continentale inclut donc la Russie occidentale géographique. Les relations entre la Russie et l’Europe occidentale alimentent depuis longtemps les débats et continuent à déchaîner des passions en Russie et en Occident. L’européisme russe – compris comme la façon dont les Russes appréhendent l’Europe et se perçoivent eux-mêmes au sein du continent européen – a régulièrement agité la société russe, la question européenne étant indissociablement liée à la question identitaire si profondément ancrée dans les particularités nationales du pays. À la suite de Vassili Tatichtchev, deux Occidentaux célèbres avaient notamment fixé cette limite européenne à l’Oural : « Rassemblée de l’Oural à Gibraltar, de la Thrace aux Hébrides ; et suivie de ses cortèges d’empires, [l’Europe] aurait pu défier le monde » (Jules Romains, Les hommes de bonne volonté) et le général de Gaulle dans l’objectif de « créer une solidarité européenne de l’Atlantique à l’Oural », mais anticipant que « l’URSS ne soit plus ce qu’elle est, mais la Russie ». L’Oural manifeste un choix d’européanisation sans fixer un terme politique, puisque Moscou conserve le choix de se projeter aussi sur ses périphéries orientales (Michel Foucher).
Où finit l’Europe ?
La question se pose donc plus particulièrement d’abord pour le Caucase méridional, la Transcaucasie ou ce que l’on a appelé un temps l’Asie occidentale comprenant les États d’Arménie, de Géorgie et d’Azerbaïdjan ; elle se pose également pour l’Asie Mineure ou l’Anatolie, la Turquie pour sa plus grande part.
Le Caucase fut longtemps considéré comme l’axe de séparation entre Europe au nord et Asie au sud, mais son cœur géorgien et arménien bénéficie de l’apport de l’analyse historique et politique servant la profonde compréhension des caractéristiques identitaire et culturelle, pour le reconnaître européen et repousser jusqu’au fleuve Araxe la véritable limite avec l’Orient turc, perse, et les riverains occidentaux de la mer Caspienne. La portion frontalière turque sur le continent européen est la Thrace orientale, frontière politique et qui représente moins de 3 % de la superficie du territoire turc total quasi exclusivement déployé en Asie anatolienne. Ce que la géographie suggère aisément par ce rapport totalement déséquilibré entre Europe et Asie est confirmé par la ligne de séparation stricte entre les deux continents que représente la mer de Marmara. L’origine territoriale des axes de pénétration turque ou ottomane en Europe est bien asiatique et ce sont des projections orientales vers l’Europe appuyées sur leurs arrière-plans religieux, culturel et politique spécifiquement non européens, ce qui explique à chaque fois l’échec de la tentative de créer un continuum sur le territoire européen à partir de la matrice orientale. Première puissance orientale après la ligne de démarcation entre Europe et Asie, la Turquie est pour le continent européen la porte d’entrée vers les horizons proche et moyen-orientaux.
Le continent fragmenté
Si Michel Foucher évoque les « fragments d’Europe », c’est notamment parce que le continent a connu une multiplication de ses frontières intérieures selon un processus continu et accéléré par les crises ; d’ailleurs, « plus que n’importe quel autre, l’Europe est le continent des frontières » (Yves Gervaise). La création puis la généralisation du concept d’État-nation en est la cause principale sur une période inaugurée lointainement par le traité de Westphalie (1648), mais dont l’ampleur véritable se confond avec l’idéologie du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes favorisée par l’écroulement des plus grands ensembles politiques historiques. La disparition des empires russe, ottoman, austro-hongrois et allemand est issue d’un conflit qui voit à son achèvement la création de nouveaux États, notamment l’Autriche, la Tchécoslovaquie, la Hongrie, les trois États baltes, la nouvelle Pologne et la Yougoslavie ainsi que le maintien des revendications d’indépendance d’autres minorités nationales ou leur apparition pour contester les dispositions des traités de Versailles (également Saint-Germain, Trianon, Sèvres). Nouveau conflit, nouveau bouleversement des frontières internes du continent européen : la soviétisation, dénommée plus tard « souveraineté limitée » de l’Europe centrale, orientale et d’une partie des Balkans, la division de l’Allemagne et la récupération des pays baltes par l’URSS. La guerre froide (1947-1991) a représenté une période de glaciation géopolitique pour l’Europe continentale durant laquelle aucun changement frontalier notable de l’espace continental n’eut lieu.
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Puis, brusquement, la chute du communisme a provoqué une reconfiguration de l’espace européen, des États et de leurs frontières respectives, selon des schémas issus de l’histoire ou dans un cadre inédit essentiellement oriental. La chute de l’empire soviétique rend leur pertinence politique aux frontières des régions sous le joug communiste, permet la réunification de l’Allemagne, mais maintient l’enclave de Kaliningrad ou Koenisberg. Plus tard, la Tchécoslovaquie se scinda en deux entités et l’Allemagne provoqua l’éclatement de la Yougoslavie. Au total, c’est à l’apparition d’une quinzaine de nouveaux États en son sein et du nombre de dyades correspondantes, à laquelle assista l’Europe continentale sans compter les États de facto et contestés, comme, par exemple, le Kosovo, Chypre-Nord, la Transnistrie, les Républiques de Lougansk et de Donetsk, le Haut-Karabakh, l’Abkhazie, l’Ossétie du Sud, soit près d’une cinquantaine d’États de facto et de jure. Il est à signaler que l’Union européenne à 27 ne recouvre donc pas, tant s’en faut, la totalité du territoire européen. La particularité principale de cette fragmentation européenne, et ce que l’on a trop tendance à oublier, c’est que ces délimitations politiques des frontières européennes sont le résultat de règlements de crises, d’après-conflits, de rapports de force. Un certain nombre de ces frontières n’ont toujours pas été acceptées par les peuples et conduisent, dans toutes leurs déclinaisons possibles, à des réactions, que ce soit contre l’enclavement serbe politique et pour l’accès aux littoraux de la mer Adriatique, ou la non-adéquation des frontières politiques de la Hongrie avec les populations magyares pour ne prendre que ces deux exemples. Soulignant la place singulière de l’Europe dans le monde, Michel Foucher écrivait il y a plus de dix ans qu’il y avait « 89 dyades soit 28 % du total mondial pour 23 % du nombre des États, 8 % de la population et 3 % des terres émergées. Au total, le continent européen compte pour 26 000 km en plus depuis les années 1990. De ce point de vue, l’Europe est le plus neuf des continents ».
Le cas de l’Union européenne
La particularité du rapport de l’UE avec la frontière est que « toute réflexion voulant définitivement fixer les limites de l’Union est en contradiction avec le processus de construction européenne qui, depuis 1950, est une “création continue” » (Pascal Fontaine). Il résulte du processus d’intégration sur la question des frontières tant intérieures qu’extérieures de l’UE, l’effacement du cadre territorial et la désuétude de la ligne frontière au profit de la notion de grand marché intérieur, l’élargissement d’un espace déterritorialisé géré par les institutions intégrées et une nouvelle identité plurielle garantie par la citoyenneté européenne d’une part, et la multiplication des partenariats, politique de voisinage et gestion de candidats, de l’autre.
Les changements géopolitiques des années 1990 ont eu pour conséquence les adhésions de 2004-2007-2013 à l’Union européenne et ont fait doubler le nombre de ses kilomètres de frontières extérieures et de dyades. L’UE partage ainsi aujourd’hui avec 21 États plus de 14 500 km de frontières terrestres. Des frontières de facto se sont également érigées comme celles délimitant la Transnistrie, le Kosovo, etc. Il existe également des cas particuliers tel l’enclavement de territoires non membres de l’UE dans son espace territorial, comme la Suisse, le Liechtenstein, Kaliningrad (Russie) et les petits États, Andorre, Monaco, Saint-Marin et l’État du Vatican. Les États balkaniques non membres de l’UE peuvent être eux aussi considérés comme enclavés en raison de leur encerclement dans un axe nord-ouest-sud-est, par la Croatie, la Hongrie, la Roumanie, la Bulgarie et la Grèce, et à l’Ouest avec la fermeture littorale par la mer Adriatique. Il existe une situation géographique inversée avec l’enclavement espagnol de Ceuta et Melilla (16 km) en plein territoire marocain depuis l’indépendance de ce dernier en 1956 ainsi que la proximité de l’archipel des Canaries. La vague d’adhésion de 1995, Autriche, Finlande, Suède, vient donner une frontière de 1 300 km avec la Russie, prolongée de 1 000 km supplémentaires avec l’adhésion, neuf ans plus tard, de la Pologne (Kaliningrad), la Lituanie, l’Estonie et la Lettonie. C’est avec l’adhésion de la Bulgarie en 2007 que la Turquie (446 km) peut partager dorénavant une frontière avec l’UE sur le tracé qui avait été fixé en 1923 par le traité de Lausanne. Autre cas particulier, la sortie du Royaume-Uni de l’UE : cette dernière perd ses 244 820 km2 de superficie et les avantages du dispositif géopolitique mondial offert jusque-là par la présence de Londres en son sein. Les négociateurs européens ont cru pouvoir imposer, par le jeu sur le filet de sécurité nord-irlandais et malgré la volonté populaire manifeste du Royaume-Uni pour le Brexit, les règles d’une union douanière avec l’UE en séparant de fait Grande-Bretagne et Irlande du Nord. Or, c’était oublier que le premier motif de la volonté anglaise de sortir de l’UE était son refus de son système d’intégration normatif et juridictionnel. Par ailleurs, il ne faut pas négliger l’impact sur le Brexit de la présence de plus de 3 millions d’étrangers européens au Royaume-Uni. Bien évidemment, la sortie des Britanniques concerne également toutes les régions ultrapériphériques du Royaume-Uni et notamment Gibraltar.
Au sein des dispositifs attachés aux frontières extérieures, les articulations entre l’Union européenne et le continent se font à l’échelle pour partie des Balkans occidentaux ; pour l’autre partie de l’Europe orientale dans le cadre du partenariat oriental : Ukraine, Moldavie, Biélorussie et Caucase méridional. Les articulations entre l’UE et ses marges existent avec la Turquie, la Russie, les États du Maghreb et du Proche-Orient et l’arc de crise moyen-oriental. L’UE a joué dans sa politique de voisinage alternativement la recherche réaliste de pôles de stabilité et le lancement de grandes politiques d’accords d’association étroits au service d’une vision atlantiste volontariste, surtout avec le voisinage oriental, comme on a pu le voir avec la responsabilité écrasante de la Commission européenne à l’origine et dans l’enracinement de la crise ukrainienne, contraignant même les grands États à sortir du cadre de l’UE pour négocier à quatre (format Normandie) les termes des accords de Minsk I et II.
C’est ainsi que se confirme sur un socle identitaire commun la très grande diversité des caractéristiques paramétrant les territoires au sein de la délimitation frontalière de l’Europe continentale. Cette variété européenne est issue de profondes racines notamment mythiques, spirituelles et culturelles. Rien ne peut cependant assurer sa pérennité de manière absolue au regard des différents défis et menaces qui s’accumulent récemment en son sein, sans le rappel régulier des limites qui en constituent le cadre.
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