La maitrise et la connaissance de la mer sont des enjeux politiques et économiques majeurs. Les acteurs qui tentent le contrôle de ces espaces maritimes sont de plus en plus nombreux. Aux pays maritimes à prendre conscience de cet état de fait.
D’innocents navires de commerce explosent soudainement, des îlots abandonnés se hérissent de missiles sol-air, des navires de prospection scientifique butinent sous la protection de puissantes escadres, des câbles sous-marins sont coupés sans explication. Tout comme il n’y a pas de borne pour jalonner les routes maritimes, il n’y a plus non plus de frontière aux « coups tordus » en mer : l’enhardissement des acteurs, la mondialisation et la vulgarisation technologique y favorisent l’apparition de modes d’action hybrides et ambigus qui frisent la déflagration tout en restant sous le seuil d’attribution ou de réaction. La guerre est un caméléon qui a appris à nager, pour trois raisons au moins.
D’une part, il reste encore possible de se dissimuler en mer, comme en témoigne aujourd’hui l’enjeu de la compétition pour la maîtrise des fonds marins, où se tapissent d’ailleurs les principaux vecteurs de la dissuasion nucléaire. La guerre du Donbass a montré à quel point l’origine des troupes engagées au sol était aisément décelable quand les actions de certains perturbateurs en mer ou sous les mers restent encore difficilement attribuables. Par exemple, personne ne sait officiellement qui a endommagé le cargo iranien Saviz en mer Rouge en avril dernier. Un nageur de combat, une torpille ou une mine dérivante n’arborant pas de pavillon.
D’autre part, la mer, hier simple théâtre des conflits, est devenue « objet de conflits[1] ». Vivier de protéines, ferme d’éoliennes et pas de tir spatial, elle abrite les principales artères du monde numérique et pourrait demain en héberger le cœur – ses data centers[2] – attisant des convoitises difficiles à juguler : le vieux débat entre Mare liberum et Mare clausum n’est toujours pas tranché et personne n’ose ouvrir la boîte de Pandore d’une mise à jour de la vénérable convention de Montego Bay – qui fêtera ses 40 ans l’année prochaine. Ses précieuses dispositions sont fragilisées par les attaques du lawfare, l’explosion des flux physiques et informationnels[3] et la cadastralisation croissante de ce que certains idéalistes nomment encore les Global commons. Rappelons que le droit n’est que « l’intermède des forces[4] » : que peut-il seul face à une nuée de pêcheurs agressifs ? Que vaut-il au large d’un pays failli ? Que protège-t-il encore à 6 000 mètres de fond ?
Enfin, la mer est (re)devenue une arène de confrontation des appétits de puissance. Les marins brossent leurs habits d’ambassadeurs de la heavy metal diplomacy : trois sous-marins nucléaires qui percent la banquise sont plus éloquents qu’un communiqué de presse. En corollaire, chaque nouvelle coque est à la fois un totem de fierté nationale, un étalon de puissance et la carte d’accès à des clubs enviés : si tous les pays moyens disposent de chars et d’avions de combat, ceux qui possèdent de véritables porte-avions ou des sous-marins nucléaires lanceurs d’engins se comptent sur les doigts d’une main. Les océans se muent donc en showroom : la Chine construit une frégate par mois, la flotte sous-marine dépasse les 500 unités après trente ans de décroissance et le nombre de porte-avions devrait croître de 40 % en dix ans. Dès lors, baisser la garde relèverait du suicide : les Britanniques conservèrent les Malouines grâce à des porte-avions qui devaient être désarmés quelques mois plus tard pour raisons budgétaires.
Si certains économistes affirment que « la mer est l’avenir de la terre », sera-t-elle aussi la mère de toutes les batailles aux côtés d’autres espaces fluides comme l’espace ou le cyberespace ? Après soixante-dix ans d’une parenthèse stratégique placée sous le signe de l’équilibre nucléaire et de l’écrasant avantage technologique américain, elle redevient en tout cas un champ de confrontation propice aux tactiques vagues et scélérates.
« La mer, c’est ce que les Français ont dans le dos quand ils sont sur la plage », bougonnait Éric Tabarly. Nous devrons prendre en main les défis maritimes et navals avant qu’ils ne nous prennent par surprise à la gorge. Pour cela, il nous faut continuer à être présent en mer sans relâche pour surveiller, comprendre et éventuellement réagir. Les marins le savent : lors des quarts de nuit, les embruns sont le meilleur remède contre l’assoupissement.
[1] Hervé Coutau-Bégarie.
[2] Refroidis par l’eau de mer, les serveurs immergés seraient huit fois plus fiables que les data centers à terre.
[3] Les flux maritimes ont quadruplé en quarante ans.
[4] Paul Valéry, Tel quel, 1927.