<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Mitrovica : la séparation dans la séparation

12 août 2021

Temps de lecture : 4 minutes

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Mitrovica : la séparation dans la séparation

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Kosovska Mitrovica (en serbe), Mitrovicë (en albanais), Mitrovitza ou Mitrovitsa (pour la prononciation, dans la graphie française d’autrefois) est devenue, depuis la séparation du Kosovo de la Serbie en 1999, un embarras et un symbole : une ville divisée ethniquement (entre Serbes et Albanais) dans un État nouveau à 90 % albanais reconnu par une moitié des pays du monde.

Tous les atlas et les géographes des XIXe-XXesiècles placent Mitrovica sur la limite ethnique ou linguistique. Sous la domination ottomane, le Nord-Kosovo n’était pas considéré comme faisant partie de la Haute-Albanie, contrairement au reste du Kosovo. Jusqu’en 1902, l’administration turque le rattachait à la province de Bosnie et au sandjak de Novi Bazar, plus à l’ouest. La frontière actuelle a été créée en 1878 au congrès de Berlin, pour séparer la Turquie d’Europe de la Serbie agrandie au sud. Son tracé, au nord de Mitrovica, obéit à des considérations stratégiques (la ligne de partage des eaux, les monts Kopaonik peu peuplés, le terminus du chemin de fer de Salonique), et administratives (la limite du sandjak de Nis de l’Empire ottoman), mais pas ethniques. Au Moyen Âge, la forteresse de Zvecan, juste au nord de la ville, était la résidence royale et l’avant-poste de l’État serbe face aux Byzantins, puis aux Ottomans. La région de Mitrovica n’est rattachée qu’en 1902 au vilayet ottoman de Kosovo créé en 1877, beaucoup plus vaste que l’État actuel (il englobait le sandjak et une partie de la Macédoine).

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Logique identitaire et logique internationale

Cette frontière disparut en 1913 du fait de l’annexion du Kosovo par la Serbie et de son intégration dans l’État yougoslave centralisé (1918-1941). Mais elle reparaît sous le régime communiste de Tito, la doctrine d’inspiration soviétique consistant à diviser un État multiethnique en républiques « nationales » délibérément non homogènes afin d’empêcher les tendances nationalistes sécessionnistes de la nationalité titulaire.

Mitrovica-Nord, Mitrovicë-Sud : d’accord pour ne pas vivre ensemble

Le nom de la ville est d’origine gréco-byzantine (saint Demetrios de Salonique). À la faveur du conflit interethnique du Kosovo et de la guerre des Occidentaux contre la Serbie (1998-1999), qui ont imposé le retrait de l’administration et des forces de sécurité de la République de Serbie, la ville s’est divisée selon un critère ethnique et religieux, comme Jérusalem et Nicosie, de part et d’autre de la rivière Ibar, qui traverse la ville. Il y a maintenant deux villes quasi homogènes. Mitrovica-Nord (30 000 habitants) est serbe à 93 %. Il y a 7 % d’Albanais, des Bosniaques, des Roms, dans des conditions insalubres et précaires. Mitrovica-Sud (72 000 habitants) est albanaise à 97 % et musulmane à 99 % (une dizaine de Serbes). Le contraste entre les deux parties de la ville est saisissant. Au nord, partout les drapeaux de la Serbie, langue serbe en cyrillique, le dinar, et des portraits de Poutine. Une nouvelle cathédrale orthodoxe a été édifiée sur une colline en 2005, l’ancienne étant située dans la ville-sud. De l’autre côté de la rivière, les drapeaux de l’Albanie, de l’UE, de l’OTAN et des États-Unis (il y a des rues Clinton et Tony Blair, et Mère Teresa, sœur catholique albanaise).

Le pont de la haine ou le pont de la paix ?

C’est, entre le nord et le sud de la ville, le pont principal sur l’Ibar, un site sensible, une attraction touristique et un symbole célèbre, interprétable comme une absurdité ou comme une évidence. Il a été le lieu d’affrontements entre Serbes et Albanais, est gardé en permanence par les forces de sécurité internationales (KFOR), et interdit aux voitures. Dans un passé récent, il y avait des barbelés ; des obstacles de béton arborés en fermaient l’accès du côté serbe, sous le nom de « Mur de la Paix ». Des patrouilles de patriotes (les « Gardiens du Pont ») étaient mobilisées (au café Dolce Vita) pour empêcher les incursions des nationalistes albanais qui voulaient affirmer la souveraineté kosovare sur Mitrovica-Nord. Sur les piles de chaque rive ont été taguées des injures semblables, en anglais, contre l’ennemi d’en face, ou des slogans en faveur des droits de l’homme. De graves incidents ont eu lieu sur ce pont ou à ses abords. En 1999, il y eut à partir de mars, des mesures d’expulsion des Albanais de la ville par les forces serbes, puis des représailles albanaises en juin, qui ont fait fuir les Serbes et les Tsiganes du sud au nord, jusqu’à l’arrivée des soldats français. Ceux-ci s’arrêtèrent sur le pont de l’Ibar, et désarmèrent l’Uçk au sud.

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Partager, décentraliser, assimiler ?

Depuis 1999, Pristina n’a pas pu établir son autorité sur le nord. Sur place, les deux populations ont l’air d’accord en majorité pour ne pas vivre ensemble, en dépit des principes multiculturels prônés au-dessus d’elles par la communauté internationale. Aujourd’hui, la règle est de ne pas redessiner les frontières des États, même s’ils ont éclaté pour des raisons ethniques, et de reconnaître les anciennes limites administratives internes comme frontières internationales, créant ainsi de nouveaux États multinationaux. Un partage ethnique du Kosovo résoudrait la question pour le nord (1 200 km2, 11 % de la République) géographiquement facilement rattachable à la Serbie. Mais les partis et l’opinion albanais sont farouchement contre, et les Occidentaux (Merkel) craignent de favoriser un rattachement de la République serbe de Bosnie-Herzégovine à la Serbie (et d’autres cas semblables). Quant aux nationalistes albanais, ils veulent le Nord-Kosovo comme butin de guerre. Pristina ainsi que Belgrade ont jusqu’ici officiellement revendiqué leur droit à la souveraineté sur la province dans son intégralité. Et les Serbes du sud de l’Ibar seraient contraints à l’exode. Ceux du nord veulent le moins de frontières possible avec la Serbie ; les Albanais, une frontière internationale la plus fermée possible (postes de douanes, voire embargo) avec celle-ci, mais une frontière dévaluée avec l’Albanie avec laquelle nombre de Kosovars voudraient une « réunification ». La question est passionnelle dans les deux nations. Le Kosovo, comme Chypre, a sa carte sur son drapeau.

Une autonomie des communes serbes dans un Kosovo indépendant ? Elles ont déjà des institutions parallèles, soutenues par la Serbie. Depuis 2013, il y a un maire pour chaque partie de la ville (celui du sud réclame rituellement la réunification de Mitrovica, dont ceux du nord ne veulent pas), et des élections séparées (les Serbes boycottent les élections kosovares, alors que les Serbes des enclaves, qui ne sont pas adossés à la Serbie, coopèrent davantage avec Pristina). Certains espèrent une réconciliation, par des contacts à la base. Les nationalistes albanais comptent sur l’enracinement du statu quo avec le temps, le renforcement de leur avantage démographique, le soutien de la communauté internationale, et la lassitude du gouvernement de Belgrade désireux d’adhérer à l’UE en échange de l’acceptation du fait accompli. La conséquence pourrait être alors un exode des Serbes du Nord-Kosovo, et une extension au nord du peuplement albanais. Le « conflit gelé » pourrait alors se ranimer.

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À propos de l’auteur
Thierry Buron

Thierry Buron

Ancien élève à l’ENS-Ulm (1968-1972), agrégé d’histoire (1971), il a enseigné à l’Université de Nantes (1976-2013) et à IPesup-Prepasup. Pensionnaire à l’Institut für Europaeische Geschichte (Mayence) en 1972-1973. Il a effectué des recherches d’archives en RFA et RDA sur la république de Weimar. Il est spécialisé dans l’histoire et la géopolitique de l’Allemagne et de l’Europe centre-orientale au XXe siècle.
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